Pour marquer la Journée internationale du droit des femmes, Naila Kabeer retrace l’histoire de l’économie féministe et explique pourquoi, selon elle, son rôle est important pour l’avenir.
1. La voix et le point de vue des hommes ont tendance à dominer l’économie, mais les économistes féministes remettent en cause cette vision des choses.
Comme dans de nombreux autres aspects de la vie, la voix des hommes a tendance à dominer la sphère économique. Tout au long de l’histoire, des millions de femmes ont subi des systèmes et des structures qui privilégiaient le point de vue des hommes à leurs dépens. L’économie féministe remet en question cette version des faits.
Née du mouvement des femmes dans les années soixante, l’économie féministe a joué un rôle crucial dans l’étude des relations de genre au sein des différents contextes sociaux et économiques dans lesquels nous évoluons. Les économistes féministes remettent en cause les hypothèses basées sur le genre qui alimentent le fonctionnement de notre économie, en particulier les multiples politiques et programmes développés pour améliorer la vie de la population dans les pays moins favorisés du globe.
Prenons Ester Boserup par exemple. En 1970, elle a écrit un livre qui remet en question la manière dont le foyer était représenté par ceux qui élaborent les programmes de développement. Ce modèle, fondé sur l’hypothèse stéréotypée de la « famille nucléaire occidentale » idéale (constituée de l’homme « soutien de famille », de la femme « au foyer » et des enfants qui dépendent d’eux), a énormément orienté la collecte des données et déterminé la répartition des ressources. Or, cette image du foyer traditionnel était plus un mythe qu’autre chose.
En réalité, la division du travail à l’intérieur des familles et des communautés était très différente selon les régions, les femmes consacrant plus d’heures que les hommes aux tâches agricoles et commerciales dans la plupart des pays du monde. Ce manque de reconnaissance du rôle des femmes dans la production a conduit les décideurs occidentaux (et formés par des occidentaux) à orienter leurs programmes de telle façon que les hommes, supposés chefs de famille, bénéficiaient des programmes de crédit, et les femmes des programmes de santé et de bien-être (santé maternelle et infantile, planification familiale, nutrition).
Le travail d’Ester Boserup a inspiré une série d’études qui remettent en question l’idée que les foyers fonctionnent de cette manière, en le remplaçant par un modèle qui reconnaît les préférences et priorités des différents membres du foyer, et qui donne plus d’importance aux incitations à la coopération et à la gestion des conflit.
2. Les politiques économiques dominantes peuvent affecter les femmes de manière disproportionnée. Les économistes féministes ont leur mot à dire.
Les économistes féministes ont poursuivi leur remise en question des opinions les plus répandues dans les années quatre-vingt. L’économie libérale devenant la nouvelle norme, ceux qui élaborent les politiques ont commencé à abandonner les projets de développement spécifiques et se sont concentré sur les programmes macroéconomiques, réduisant le rôle de l’État, diminuant les dépenses publiques et libéralisant les marchés et le commerce (des changements plus macroéconomiques). L’idée était d’encourager les gens à répartir les ressources dont ils disposaient dans l’économie de marché, afin d’augmenter la croissance économique.
Explications :
Les économistes féministes ont critiqué plusieurs aspects de ces politiques. Elles ont souligné qu’en raison de la répartition inégale des tâches, des ressources et des responsabilités à l’intérieur du foyer les femmes ne pouvaient pas répondre aux prix du marché dans les mêmes termes que les hommes. Non seulement les femmes ont moins de ressources à leur disposition mais c’est à elles qu’incombe la responsabilité de dispenser gratuitement des soins aux membres de la famille. La discrimination de genre au sein de la sphère économique au sens large a désavantagé les femmes dans leur capacité à répondre aux forces changeantes du marché. Les aides de l’État qui soutenaient leurs efforts ont été abandonnées.
3. Les économistes disent que l’égalité des genres favorise la croissance économique. Les économistes féministes vont plus loin en se demandant dans quelles circonstances, et si la croissance est garante de l’égalité des genres.
Depuis quelques années, on s’intéresse de plus près aux relations entre égalité des genres et croissance économique. Les décideurs affirment que des travaux de plusieurs économistes ont démontré l’apport économique de l’égalité des genres puisque l’éducation et la main d’œuvre féminines contribuent aux progrès de la croissance.
Néanmoins, des études réalisées par des économistes féministes proposent une image plus contrastée. Elles remarquent que les liens apparents entre égalité des genres et croissance économique sont fortement influencés par le type de mesures employées. Si l’égalité des genres évolue en termes de productivité mais n’est pas suivie par une égalité des salaires, les taux de croissance peuvent effectivement augmenter mais seulement en exploitant la condition inférieure des femmes sur le marché.
D’autre part, que les femmes contribuent ou non à la croissance économique, les économistes féministes font remarquer que cette dernière ne garantit ni leur bien-être ni leurs droits.
Le dernier rapport du Forum économique mondial indique que 6 des 49 pays qui constituent le groupe disposant des revenus les plus élevés ne dépassaient pas la barre des 100 sur l’indice de l’égalité des genres parmi 149 pays, alors que 7 des 19 pays disposant des plus bas revenus étaient classé au-dessus.
C’est le schéma plus que le rythme de la croissance qui détermine son impact sur l’égalité des genres, ainsi que les efforts consentis par les secteurs public et privé pour employer à bon escient les ressources générées par la croissance et distribuer ses bénéficies plus équitablement entre les hommes et les femmes.
4. Les économistes féministes repensent l’économie et remettent les questions de pouvoir au centre du débat.
Les économistes féministes jouent un rôle majeur pour repenser la façon dont nous organisons l’économie. Elles développent une discipline de l’économie plus à même de refléter les différents contextes dans lesquels les hommes et les femmes participent à l’économie mondiale, le plus souvent dans des conditions inégales. Elles soulignent que le pouvoir est un des facteurs de la vie économique et soutiennent une approche qui prenne en compte la manière dont nos comportements influencent, et comment ceux-ci sont influencés par les relations de pouvoir à l’œuvre dans notre vie quotidienne et dans la société.
Enfin, elles veulent que l’économie fonctionne sur la base d’une compréhension globale et non tronquée, qu’elle reconnaisse les relations d’interdépendance entre les sphères productive et reproductive, entre le travail payé et non payé et entre les moyens de subsistance et le soin dispensé à la famille. Cela aiderait les économistes à se rendre compte que faire fausse route dans la sphère productive peut avoir des conséquences désastreuses dans la sphère reproductive, et vice versa.