Une semaine après le début de l’invasion russe en Ukraine, la Douma (Parlement) a adopté une loi punissant la diffusion de « fake news » concernant l’opération militaire en cours. Toute personne discréditant les forces armées russes et demandant des sanctions sera passible d’une peine pouvant aller jusqu’à 15 ans d’emprisonnement. Ici, le terme « fake news » peut désigner toute opinion allant à l’encontre des annonces officielles. Cette loi s’applique aux organisations, aux journalistes professionnels et aux civils qui publient n’importe quoi, qu’il s’agisse des articles ou même des publications sur les réseaux sociaux. Les personnes réagissant par le biais de commentaires ou de « likes » sont également concernées. La Douma n’a pris qu’un jour pour examiner la loi, le lendemain elle a été signée par le Président Vladimir Poutine.
Cet acte de censure sans précédent a été justifié comme un contrôle de la désinformation ; un débat au cœur de l’actualité. Il y a à la fois des partisans et des opposants à l’imposition de réglementations sur la désinformation. Les partisans prônent la responsabilité comme seul outil permettant d’arrêter la diffusion de fausses informations tandis que les opposants affirment qu’elle portera atteinte à la liberté d’expression.
En 2017, la déclaration conjointe sur la liberté d’expression et les « fake news », la désinformation et la propagande produite par l’ONU et les organisations régionales a suggéré d’abolir les interdictions générales et d’incriminer la diffusion d’informations fondées sur « des idées vagues et ambiguës, notamment les fausses nouvelles ». Selon cette déclaration, de telles lois seraient incompatibles avec les normes internationales en matière de liberté d’expression. Pourtant, la remise en cause de la fiabilité d’une information pose souvent problème pour les questions de démocratie et de sécurité de l’État. Les États sont confrontés à de nombreux défis propices à la diffusion de la désinformation. La lutte contre les déclarations diffamatoires, les fausses informations diffusées sur l’épidémie de la COVID-19 et les discours haineux à propos des élections sont des sujets récurrents.
La plupart des pays prennent des mesures pour lutter contre la désinformation malgré l’avertissement de l’ONU. Il s’agit généralement d’une réponse de la société civile, des législateurs et des entreprises technologiques. Les Pays-Bas et le Nigéria, par exemple, ont réagi en lançant des campagnes de sensibilisation des médias. En Allemagne, les fournisseurs de services en ligne, tels que les plateformes de réseaux sociaux ont été légalement contraints de lutter contre la désinformation en supprimant dans les 24 heures les contenus jugés nuisibles et « manifestement illégaux ». L’Assemblée nationale française a adopté deux projets de loi visant à réduire la désinformation électorale. Elles permettraient aux partis et aux candidats d’entamer une procédure juridique accélérée en cas de diffusion publique de fausses informations. Le gouvernement britannique a d’abord rejeté la terme « fake news » et a pris les mesures nécessaires pour encourager les entreprises de réseaux sociaux à veiller à la véracité des publications. Toutefois, pour tenter de lutter contre la désinformation diffusée à propos de la COVID-19, un projet de loi sur la sécurité en ligne a été élaboré, imposant aux plateformes en ligne un « devoir de diligence », à savoir la responsabilité de retirer le contenu en ligne avant qu’il ne nuise aux utilisateurs.
Ces affaires se concentrent essentiellement sur la réglementation des procédures de gestion de contenu, permettant aux institutions de prendre des mesures dans des cas spécifiques. Pourtant, ils ont été critiqués pour leur capacité à favoriser la censure. Il n’existe toujours pas de consensus public concernant la réglementation de la désinformation. Les définitions des contenus préjudiciables ou illégaux sont encore source de débats. De plus, dans certains pays, les initiatives législatives utilisant les termes « fake news » et « désinformation » deviennent des instruments de surveillance, de réduction au silence des voix et de lutte contre la dissidence.
Lorsque la loi prévoit la possibilité de poursuites pénales, il est important de définir clairement la véracité des informations. C’est le cas de nombreux régimes politiques qui émettent une responsabilité légale en matière de désinformation. Au Myanmar, la diffusion en ligne de « fake news ou de désinformation » dans l’intention de « diffamer, diviser une organisation, d’alarmer le public ou de ruiner la confiance du public » est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 3 ans. Cette loi vise les journalistes et les médias. L’Égypte a imposé des restrictions strictes sur les médias et les réseaux sociaux depuis 2016. Cette règle juridique vise les médias, les comptes de réseaux sociaux connus pour « publication de fausses nouvelles » et « utilisation abusive des réseaux sociaux ». Ceux qui publient du contenu qualifié « d’offensant » se verront infliger une amende importante, voire une peine de prison.
En Russie, la loi sur les « fake news » est parvenue à éclaircir le champ médiatique des reportages libres et des diverses interprétations des événements en Ukraine. Elle est devenue un acte clair de réduction au silence des médias et du public. Plus tôt cette semaine-là, l’organisme de régulation de l’information a également ordonné à tous les médias de retirer les contenus où l’intervention militaire en Ukraine a été qualifiée de « guerre » et de bloquer l’accès aux quelques médias indépendants restant en Russie. Les conséquences de la législation adoptée rapidement et des actions du régulateur sont similaires à celles des cas où une censure de guerre a été imposée dans le pays. En moins d’une semaine, les Russes ont perdu l’accès aux journaux indépendants, le droit d’échanger et d’interpréter publiquement les événements.
De plus, la Douma a un autre projet de loi à l’étude qui permettra au ministère public d’avoir un large accès aux données personnelles des Russes. Le ministère aura le droit de traiter les données personnelles « obtenues non seulement dans le cadre du contrôle des poursuites, mais aussi dans l’exercice d’autres pouvoirs ». En d’autres termes, le texte élargit les motifs de demande d’accès aux données personnelles, incluant notamment les opinions politiques des individus.
Vers la fin du mois de mars, la Douma a étendu la loi afin d’imposer une responsabilité administrative et juridique pour la diffusion de fausses informations sur les forces armées, mais aussi sur toutes les organisations gouvernementales travaillant à l’étranger. Cela couvre le travail des ambassades, des procureurs, des comités d’enquête et d’autres organismes publics. Si le législateur soutient que de telles mesures sont nécessaires afin de protéger l’image publique des « défenseurs du pays », ce droit renforce inévitablement la présence de la censure. Depuis l’entrée en vigueur de cette loi, au moins sept procédures pénales ont été ouvertes et de nombreuses amendes administratives ont été imposées pour des manifestations anti-guerre dans les rues et sur les réseaux sociaux.
Dans les trois cas, les gouvernements vendent la loi comme étant un moyen de protéger leurs citoyens. En outre, ces dernières sont généralement des lois déclaratives et donnent lieu à des interprétations larges des termes utilisés. Comme dans d’autres pays, les lois sur la désinformation vont de pair avec les capacités pour l’État de filtrer et réacheminer rapidement l’information en ligne. Somme toute, elles créent un vide informationnel pour les citoyens, suscitent la peur et la méfiance, et ont tout le potentiel nécessaire pour étouffer toute dissidence.
Le cas de la Russie montre comment le régime politique peut utiliser les fake news comme arme pour punir quiconque conteste les actions du gouvernement. Cela démontre une fois de plus la nécessité d’une responsabilisation pour fixer les limites entre les vraies et fausses informations.