Des migrations mondialisées et criminalisées

En France, la criminalisation des migrant·es

, par RTM

La question de l’immigration dans le débat public à la fin du XIXe siècle

Déjà sous l’Ancien Régime, il était fréquent d’inscrire et de conserver le nom, les qualités professionnelles, les titres et le signalement physique des personnes étrangères arrivant dans une ville. Après la Révolution française, les autorités préfectorales se chargent de centraliser les informations relatives aux étranger·ères.
A la fin du XIXe siècle, alors que le nombre d’étranger·ères sur le sol national augmente significativement, le régime républicain élargit les pouvoirs de la police et montre un intérêt renouvelé pour l’identification des personnes. La « question de l’immigration » prend place dans le débat public au début de la Troisième République.
Le contrôle aux frontières étant à l’époque très aléatoire, le décret du 2 octobre 1888 astreint les étrangers résidant en France à déclarer leur présence auprès des autorités municipales dans les quinze jours suivant leur arrivée. Cette mesure ne s’applique qu’aux hommes en tant que chef de famille. Ils reçoivent alors un récépissé de déclaration, sorte de document d’identité.
Cependant de multiples catégories échappent à cette formalité et la distinction entre « étrangers permanents » et « étrangers provisoires » rend la mesure difficilement applicable.
La régularisation de la main d’œuvre étrangère s’imposant comme thème récurrent, la loi du 8 août 1893 dite de « protection du travail national » contraint tous les étranger·ères - hommes, femmes, mineur·es exerçant un travail- à faire une demande de déclaration de résidence dans les huit jours suivant leur arrivée. En échange, chaque demandeur·se reçoit un « certificat de travail » qui est obligatoire pour exercer un métier.
Mais, encore une fois, de nombreuses personnes échappent à l’enregistrement et les autorités peinent à établir l’authenticité des documents de circulation.

Conséquences de la Première Guerre mondiale

Dès le 2 août 1914, le gouvernement adopte un nouveau décret spécial relatif aux mesures à prendre à l’égard des personnes étrangères stationnées en France ressortissantes des pays ennemis. Ces dispositions exceptionnelles se sont progressivement appliquées à l’ensemble des étranger·ères et aboutissent en 1915 à la mise en place de cartes d’identité spécifiques obligatoires pour les étranger·ères.
En 1917, afin de contrôler l’ensemble de la main d’œuvre étrangère, d’assurer un statut juridique précis aux immigrant·es et de les soumettre à un impôt spécial, un service central de la carte d’identité est installé auprès de la direction de la Sûreté générale du ministère de l’Intérieur. Tou·tes les étranger·ères doivent se déclarer pour faire une demande de carte, dont l’obtention est soumise à une taxe.
En 1924, pour faire face aux pertes humaines de la Première Guerre mondiale, l’État délègue à un organisme patronal, la Société générale d’immigration, une grande partie de la gestion des populations migrantes. Celle-ci peut alors réaliser collectivement et très rapidement des demandes de cartes.
Avec les conséquences de la crise économique, dès le début des années 1930, le flux migratoire s’amplifie. Le service central des cartes d’identité ne parvient plus à faire face aux demandes et doit se moderniser, ce qui aboutit en 1934 à la création d’un fichier central installé sur plusieurs étages à la direction de la Sûreté.

L’étranger·ère perçu·e comme une menace

Parallèlement, la dénomination « d’indésirables » se banalise dans les textes officiels et les discours de l’époque, les mesures policières de contrôle se multiplient et la pratique des expulsions se généralise. L’obligation du titre d’identité faite aux étranger·ères a permis un fichage qui concerne aussi bien le statut civil et économique que l’activité politique. Les migrant·es étranger·ères issu·es de l’Empire colonial français ou les militant·es étranger·ères présent·es dans la capitale sont particulièrement concerné·es par ces mesures de surveillance.
De 1931 à 1940, la police des étrangers se durcit et s’étoffent de nouveaux textes comme la loi « protégeant la main-d’œuvre nationale » votée à l’unanimité le 10 août 1932. Cependant, on peut observer un relâchement des pressions bureaucratiques durant le Front populaire.
En 1938, les décrets-lois du gouvernement Daladier facilitent les expulsions et ouvrent des camps de concentration pour étranger·ères « indésirables ».

Avant la Seconde Guerre mondiale, la poussée xénophobe et antisémite entraîne l’adoption du décret-loi Marchandeau, le 21 avril 1939, qui réprime la diffamation par voie de presse envers « un groupe de personnes appartenant par les origines à une race ou une religion déterminée ». Mais il est abrogé par Vichy en 1940.
Si, à la fin des années 1930, la France se trouve dotée d’une puissante armature de services centraux et de bureaux périphériques qui assurent un maillage du territoire, certaines préfectures sont sous-équipées et, dans les grandes villes, d’autres se retrouvent entièrement saturées. Dans tous les cas, la demande de cartes se transforme en une entreprise incertaine et parfois longue.

Les étranger·ères participent à l’effort de guerre

Lors de la déclaration de guerre par la France, des « ressortissant·es ennemi·es » sont interné·es quels que soient leurs engagements. Les réfugié·es bénéficiaires du droit d’asile sont soumis·es aux mêmes obligations que les Français·es sur le recrutement et l’organisation de la nation en temps de guerre, selon le décret du 12 avril 1939.
Le gouvernement de Vichy ne modifie pas la réglementation sur le séjour des étranger·ères, les textes en vigueur avant la guerre permettant de les contrôler, s’y sont ajoutées les mesures en lien avec la politique de collaboration.

Après la guerre la France a besoin de travailleurs étrangers

Dès la Libération, la volonté de rétablir la légalité républicaine et de rompre avec les pratiques de l’administration de Vichy permettent de mettre en place un droit des étranger·ères avec l’ordonnance du 2 novembre 1945. Dans la lettre, il respecte des principes républicains tels que l’ouverture à la nationalité française ou le refus de toute sélection selon ses origines, ethniques ou culturelles.
Mais ni la méfiance envers les étranger·ères ni les préjugés ethniques qui prospéraient dans l’entre-deux guerres ne sont balayés.
Cette ordonnance doit permettre de mieux contrôler l’immigration en organisant les conditions d’entrée des étranger·ères et en fixant les règles d’expulsion.
La loi du 25 juillet 1952 sur le droit d’asile vient ensuite fixer les conditions d’application de la Convention de Genève de 1951.

Pourtant, jusqu’aux années 1970, contrairement aux principes officiels, on ne peut pas parler d’une politique publique d’immigration, mais d’un « traitement à la carte » de l’immigration, en fonction de la conjoncture politique, économique ou internationale mais aussi en fonction des groupes de populations immigrées. c.f. Alexis Spire dans L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005.
Après la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1970, période de reconstruction dite des Trente Glorieuses, la France a recours à un grand nombre de travailleurs immigrés.
Mais contrairement à la situation actuelle, la définition des politiques de l’immigration se sont déroulées dans un quasi « huis clos » entre administration et étrangers, sans véritable contrôle parlementaire et sans que le traitement réservé aux étrangers ne fasse l’objet de débats. Les médias ne parlaient pas encore de « grand enjeu de société ».

À la fin des Trente Glorieuses, durcissement des conditions de régularisation

En 1972, la publication de deux circulaires ministérielles (les circulaires Marcellin-Fontanet), conditionnant l’entrée et l’obtention d’une carte de résident à la possession d’un permis de travail et interdisant de recourir au procédures de régularisation qui avaient cours jusque là, font tomber dans l’illégalité des milliers de travailleurs immigrés.
Ces circulaires marquent un tournant et, avec la fin des années de croissance, apparaît au nom du « bon sens » la volonté de diminuer la main d’œuvre étrangère. Le président Giscard d’Estaing met fin à l’immigration de travail en 1974. L’étranger et bientôt l’immigré devient à nouveau le bouc-émissaire et les réflexes identitaires se réveillent.
En 1980, la loi Bonnet durcit encore les conditions d’entrée et élargit les expulsions. Elle est abrogée par François Mitterrand après son élection.

Arrivée au pouvoir, la gauche fait entendre sa différence avec la régularisation de 130 000 sans papiers, la loi Questiaux instaure un contrôle judiciaire sur les mesures d’éloignement, la suppression de la prime d’aide au retour, le regroupement familial facilité... Et si le droit de vote reste une promesse électorale, la création d’une carte unique de séjour et de travail en 1984 est un gage de stabilité et d’intégration.
Pourtant, avec la montée de l’extrême droite, la maîtrise « du flux migratoire » redevient une priorité. Le sujet est devenu «  un enjeu de débat politique quasiment permanent en France et avec l’idée, quasiment à chaque majorité, que la nouvelle majorité peut faire mieux, mieux contrôler l’immigration » (Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes).

Avalanche de lois

On assiste alors à une véritable avalanche de lois. Il en a été dénombré vingt-et-une depuis la loi Pasqua de 1986 jusqu’à la loi Collomb en 2018, auxquelles viennent s’ajouter plusieurs décrets et circulaires. Tous gouvernements confondus, ces lois convergent vers un durcissement des conditions d’entrée et d’installation sur le territoire national et du droit d’asile afin de limiter l’arrivée d’étranger·ères, l’objectif étant de maîtriser le flux migratoire.
Pour mieux contrôler les étranger·ères, apparaissent des mesures telles que la confiscation du passeport et la mémorisation des empreintes digitales (Debré 1997), la création d’un fichier d’empreintes digitales et de photos (Sarkozy 2003).
Le durcissement des conditions de délivrance de carte de résident de 10 ans et la multiplication des cartes temporaires ont entraîné une précarisation du statut des étranger·ères.
En matière d’expulsion,« on est passé à un système industriel » explique Serge Slama. On a vu le retour des expulsions par décision préfectorale (Pasqua 1986), la multiplication des centres de rétention administrative, la création des Zones de transit devenues Zones d’attente... auxquels s’ajoutent l’allongement de la durée de rétention (lois Bonnet, Pasqua, Chevènement, Debré, Sarkozy, Besson, Collomb…), la multiplication des Interdictions de retour sur le territoire français (IRTF), le renforcement des Obligations de quitter le territoire français (OQTF).

Restriction du droit d’asile et du droit à la nationalité

Le droit d’asile n’a pas échappé à ce durcissement. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) quitte le ministère des Affaires étrangères pour passer sous contrôle du ministère de l’Intérieur (Hortefeux 2007).
Le droit du sol, si souvent mis en avant par l’extrême droite, été remis en cause en 1993 pour être rétabli cinq ans plus tard. La nationalité est redevenue automatique à 18 ans pour les enfants né·es en France de parents étrangers à condition d’avoir vécu en France au moins cinq ans à partir de leur onze ans.
Mais un amendement de la loi Collomb (2018) limite ce droit à Mayotte où un·e enfant né·e de parents étrangers acquière automatiquement la nationalité française si « à la date de sa naissance, l’un de ses parents résidait en France de manière régulière, sous couvert d’un titre de séjour et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois ».

En 2023, toujours plus de contrôle pour une immigration « choisie »

Les cartes de séjour pour métiers en tension annoncées dans la nouvelle loi immigration (2023) s’ajoutent aux cartes de séjour « compétences et talents » pour travailler dans les secteurs listés comme tendus (Sarkozy 2006) et aux « passeports talents » (Cazeneuve 2016) toujours dans le cadre d’une « immigration choisie ».
Le nouveau projet de loi sur l’asile et l’immigration, intitulé « projet de loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », est présenté comme un texte « équilibré », alors qu’il repose sur l’idée de continuer, sous couvert de menace à l’ordre public, à limiter la venue de personnes migrantes jugées indésirables en renforçant les mesures sécuritaires et répressives.
Le durcissement des conditions pour accéder à un titre de séjour stable, ou pour le renouveler, place les personnes en situation de précarité administrative quand elles ne sont pas expulsées. La régularisation se trouve limitée à des besoins de main d’œuvre.

Le fonctionnement de l’OFPRA et de la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) est largement modifié afin de réduire la durée de la procédure de demande d’asile mais avec un risque d’affaiblissement de la protection dû à une diminution des délais de recours et un amoindrissement des garanties procédurales.
Ce dernier projet de loi criminalisant les personnes étrangères, renforcé par les amendements adoptés par la commission des lois du Sénat et les propos du ministre de l’Intérieur mettant l’accent sur la délinquance et les difficultés d’intégration participent à alimenter un climat délétère refusant la réalité d’un monde dans lequel les migrations vont continuer quoi qu’on fasse.