Des révolutions qui mijotent dans la soupe populaire

, par NACLA , TOGNOLA Virginia

En Argentine, des coopératives culinaires offrent de la nourriture et du soutien aux communautés les plus menacées.

Le lever du soleil sur Buenos Aires
Crédits : Andrea Leopardi via unsplash

Sur le trottoir de l’un des hôtels clandestins de Constitución, un des quartiers de la ville de Buenos Aires les plus durement touchés par les inégalités sociales, des voisins apportent ce qu’ils peuvent à une soupe populaire géante, se réchauffant près d’un feu de camp improvisé. Suleika apporte des pommes de terre et du riz, Mariela des légumes, Juan Pablo un poulet, et Daniela plusieurs kilos de marchandises fournies par le Front des Travailleurs Migrants et Réfugiés du Mouvement Populaire Nuestramérica, au sein duquel elle milite. Ils cuisinent un ragoût, plat fait à partir de restes. On y fait mijoter tout ce qu’il y a avec un peu d’eau pour lier le tout. Une affiche à côté du feu indique « Soupe des migrants ».

« Cette proposition est un bon moyen pour commencer à tisser un lien plus étroit avec les migrants du quartier » explique Daniela Trujillo, militante au Mouvement Populaire Nuestramérica, une organisation politique qui palie aux besoins élémentaires qui ne sont pas couverts tout en exigeant de l’État qu’il les prenne en charge. Elle évoque ce repas communautaire réalisé dans différents hôtels de migrants pauvres, avec pour objectif d’offrir un déjeuner et de les mettre en contact. « Lorsqu’ils bavardaient entre eux dans la queue en attendant leur tour, on avait observé que non seulement les migrants avaient besoin d’un repas mais aussi qu’on s’occupe de leurs mauvaises conditions de logement, de leurs difficultés à trouver un travail en raison de l’absence de papiers, qu’ils étaient complètement désinformés du processus de régularisation » dit-elle.

Ils cuisinent dans la rue pour donner de la visibilité à la principale revendication du secteur : les conditions inhumaines dans lesquels les patrons des hôtels clandestins logent ceux qui viennent d’Argentine sans argent ni connaissances pour leur venir en aide. Les règles de base en matière d’hygiène et de sécurité n’y sont pas garanties, pas plus que les contrats de location prévus par la loi, de sorte que les locataires sont à la merci des logeurs, lesquels n’hésitent pas à laisser à la rue des familles entières lorsqu’elles tardent à payer leurs loyers.
Ces hôtels de famille, comme on les appelle, hébergent pour la plupart des réfugiés pauvres qui viennent en Argentine à la recherche d’un avenir meilleur et ils n’ont d’autre solution que d’accepter ce qu’ils trouvent de moins cher.

Le fait que des personnes vivent dans de telles conditions met en évidence les failles meurtrières de nos grandes villes.

Ce système est mortifère, à l’image du capitalisme. Les inégalités sociales s’intensifient chaque année davantage et plongent dans la misère un grand nombre de personnes.
L’organisation et la lutte collective sont des formes de résistance face à ce déterminisme social. Dans la cuisson du ragoût, se mélangent plusieurs saveurs, y compris celle des peuples aborigènes qui réclament leurs terres volées et celle de ceux qui se retrouvent à la rue et qui ne peuvent accéder au droit fondamental d’avoir son propre toit. Ces saveurs se mélangent aux demandes des femmes qui ne veulent pas cuisiner ni laver les assiettes car cela leur enlève du temps pour faire de la politique, et avec celles des migrants qui exigent qu’on n’oublie pas que la xénophobie s’appuie sur les lois de l’État. Toutes les revendications historiques font partie de la recette.

Accompagner les communautés les plus vulnérables

Avec l’avènement du nouveau millénaire en Argentine, ceux qui ont dû dormir dans la rue ou fouiller les poubelles pour trouver des restes de nourriture ont vu leur nombre se multiplier par milliers, résultat de décennies de politiques néolibérales. Les mouvements des Piqueteros (chômeurs politiquement éveillés) ont été suivis par un très grand nombre de travailleurs inactifs en raison de l’énorme crise qui a éclaté en 2001.
Ces personnes sans espoir ont pu construire cette résistance et cette solidarité qui se sont ensuite systématisées d’année en année pour former des organisations luttant politiquement via des méthodes para-institutionnelles pour réaffirmer ou obtenir de nouveaux droits qui jusque-là leur étaient refusés.

Ces mouvements ont réaffirmé et renforcé leurs symboles de protestation au cours des 20 dernières années : routes barrées, hymnes, cacerolazos (concerts de casseroles,) pneus brûlés, soupes populaires, chaque symboles ayant une fonctionnalité tactique.

Sur le trottoir de l’un des hôtels de migrants où l’on cuisine la soupe populaire, la cumbia résonne fort depuis un haut-parleur en direction de la rue bloquée, tandis que les plats passent de main en main. Certains mangent debout pour ne pas perdre une minute de la danse, d’autres sont assis sur des chaises ou par terre, profitant de l’occasion pour bavarder entre deux bouchées, interrompus sans cesse par ceux qui leur demandent de respecter les mesures de distanciation sociale mises en place pour nous protéger. Lorsque le déjeuner prend fin, ceux qui servaient le repas se mettent à la disposition des convives pour les aider, si besoin, dans leurs procédures d’immigration, d’expulsions, ou autres. Ils se rendent également disponibles pour leur en dire plus sur leur organisation et, pourquoi pas, pour parler politique. Finalement, ce moment d’après-repas a toujours été le plus important dans l’histoire des luttes sociales : grèves, révolutions, marches, tout se décide au moment où la digestion commence.

Les cuisiniers finissent de remercier les personnes venues manger et tous applaudissent chaleureusement car ils savent que tout ce qui a été dit venait du cœur. Pour démonter et nettoyer toute l’installation de cette soupe urbaine, d’autres camarades de l’espace politique communal Galpón 14 Octobre viennent prêter main forte. Cet endroit fonctionne depuis plusieurs années comme lieu de soutien, de conseil et d’autogestion pour régler les problématiques du quartier.

La pandémie et sa quarantaine ont aggravé la situation de ceux qui travaillaient de façon informelle sur la voie publique ou qui n’ont pas la possibilité d’accéder aux soins, aussi l’existence de ce type de structure d’accompagnement communautaire est-elle devenue encore plus importante. Pour les personnes en situation de précarité, se rassembler et créer des réseaux de soutien collectif s’avère vital car c’est ainsi qu’ils retrouvent des forces, partagent des informations, s’arment de courage et font pression sur les pouvoirs publics pour que leurs droits humains soient entendus.

« Même si les principaux objectifs que nous poursuivons en tant que militants migrants et réfugiés sont la régularisation migratoire, un logement et un travail décents, la pandémie nous a obligés à défendre les droits humains fondamentaux qui se sont vus bafoués au milieu de cette crise sanitaire. Cuisiner dans la rue est une façon de rendre visible la situation dans les hôtels de migrants qui vivent en situation de précarité, entassés dans des conditions sanitaires déplorables, dit Trujillo. »

Depuis le début du confinement obligatoire en mars 2020, ces militants du Galpón 14 Octobre ont dû complètement réorienter leur travail quotidien vers la distribution de repas à raison de 600 assiettes par semaine et vers la gestion des urgences du quartier.

Le travail consistant à alimenter tant de personnes ne peut se faire que grâce à la volonté et au dévouement absolu de ceux qui se retrouvent pour planifier des menus, éplucher des légumes, concevoir et diffuser des campagnes de dons afin de soutenir ce travail. Ces personnes, considèrent que c’est une responsabilité vitale pour eux de porter cette lutte et cet effort quotidien pour un monde où la priorité est que nul ne meure de faim, et ensuite que personne n’ait à mendier pour de la nourriture. Car ce manque de nourriture n’est pas fortuit, il a un revers structurel qui l’a rendu possible, comme le raconte Facundo Cifelli Rega, un des responsables de ce local du Mouvement Populaire Nuestramérica : « Nous nous sommes rendus compte que, derrière le besoin et la crise alimentaire, il y avait une crise encore plus grande qui en est la cause, et c’est le manque de travail. »

Depuis la crise du travail, coopérativisme

Plusieurs des personnes qui donnent un coup de main pour cuisiner ont perdu leur travail pendant la quarantaine et tout en coupant les légumes, elles se sont mises à réfléchir à une sortie commune à cette situation. Ce n’est pas nouveau que le marché libre du travail n’inclut pas la grande majorité des personnes qui ont besoin de s’y insérer. La première alternative qui leur est venue à l’esprit c’est de monter des coopératives de travail en lien avec leur savoir-faire : certains savaient cuisiner, d’autres savaient coudre, d’autres encore savaient même fabriquer de la bière artisanale. Ils ont alors monté une coopérative textile, une autre gastronomique, une autre encore dédiée à la fabrication de bière pour commencer à produire du travail autogéré, un schéma de travail avec d’autres logiques et d’autres formes de production en dehors de l’exploitation capitaliste.

« A partir du travail coopératif, sans patron, d’autres types de relations se tissent entre les travailleurs avec des instances plus démocratiques et horizontales, tant au niveau du travail de base que de la direction » dit Cifelli Rega. « A partir de là, on peut penser, dans le cadre du travail, à d’autres objectifs humains en dehors de l’accumulation individuelle du capital et de la rentabilité sans scrupule ».

Le coopérativisme est une alternative à « l’économie formelle », un système de travail qui exclut des millions de personnes parce qu’elles sont racisées, féminisées ou migrantes. Pour elles, un travail en règle est une sorte de promesse de bien-être qui n’arrivera jamais, parce que ce qui se passe en réalité, c’est que la majeur partie des personnes pauvres naissent et meurent dans la misère, et dans l’intervalle, elles travaillent de façon informelle, sans la moindre reconnaissance de leurs droits fondamentaux. Accepter que le marché formel est excluant et que la majeur partie de la population n’y accède jamais, c’est reconnaître enfin cette évidence et commencer à donner forme à une entité de travailleurs qui font bien partie d’une économie populaire, avec ses différentes règles et ses représentations culturelles. C’est là que la soupe populaire est la grande star.

« En tant que migrante colombienne, intériorisant l’histoire argentine ainsi que celle de toutes les luttes qui se sont passées ici, j’ai appris que les combats avaient toujours été menés en cuisinant dans la rue » commente Trujillo. Pour elle, les temps bureaucratiques sont inutiles lorsque les problèmes sont urgents et qu’il n’y a pas de réponse institutionnelle. Elle ajoute que « les gens n’ont pas d’autre solution que de sortir manifester leur mécontentement. C’est une façon de dire -Moi je reste ici et ne me faites pas chier - » 

« Ici la soupe populaire est un symbole très important de lutte et de résistance » dit Cifelli Rega. « Cuisiner est un acte d’amour ».

La soupe populaire a mille significations différentes pour ceux qui luttent pour de meilleures conditions de vie et elle revêt une importance cruciale au moment de démontrer que la faim se résout avec ce que nous avons sous la main : de l’organisation et une émancipation populaire.

Les objectifs et les rêves que poursuivent les mouvements anticapitalistes sont parfois utopiques. Mais pour autant ils n’accordent pas moins d’importance aux urgences actuelles. Après tout, qui pourrait envisager de futurs révolutionnaires avec l’estomac vide ?

Voir l’article original en espagnol sur le site de nacla

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Cet article, initialement publié en espagnol le 28 février 2022 sur le site Nacla, a été traduit vers le français par Florence Zink, traductrice bénévole pour ritimo.