Morillo se situe dans l’un des départements les plus pauvres d’Argentine et affiche un taux record de criminalisation de femmes à la tête de luttes liées à des conflits pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles face à l’État et à des entités privées. C’est le cas de Lucía Ruiz qui a été poursuivie à plusieurs reprises pour avoir stoppé des bulldozers et qui a perdu des camarades en tentant de défendre son territoire et ses biens naturels. Parler de ces luttes est nécessaire, non pas uniquement pour dénoncer la situation en elle-même, mais également pour témoigner de la vigueur des mouvements de résistance à l’heure actuelle.
Contexte
Ces dernières décennies, le modèle extractiviste a pris de l’ampleur en Amérique latine, entraînant une augmentation du nombre d’expulsions de communautés paysannes et autochtones de leurs terres. Ce sont les femmes qui souffrent le plus des conséquences de cette situation puisque ce sont elles qui doivent subvenir aux besoins familiaux et en assument les responsabilités de manière disproportionnée. C’est ainsi qu’émergent de nombreux conflits pour la défense de la terre et des territoires avec, en première ligne, les femmes paysannes et autochtones.
En Argentine, chaque année, s’accentuent les conflits sociaux liés : aux expulsions provoquées par l’avancée de la frontière agricole, à la pollution de l’eau par des produits agrochimiques, aux activités de l’industrie minière à grande échelle ou encore aux défrichements. Face à cette situation, les gouvernements, tant nationaux que provinciaux, n’apportent aucune solution aux demandes de celles et ceux qui en subissent les conséquences. Bien au contraire : non seulement ils ne respectent pas la législation actuelle, mais ils la modifient à leur détriment, aggravant de ce fait la situation décrite.
On peut en discerner un exemple dans le domaine légal : l’Argentine dispose de la loi 26.737 (Ley de Extranjerización de Tierras) promulguée en 2011 et qui établit que les terres rurales possédées par des étrangers ne peuvent dépasser 15 % du total des terres du pays. Cependant en 2016, le gouvernement national, par le biais de décrets, a tenté d’assouplir la vente de champs et de grandes étendues pour dynamiser l’investissement étranger productif [1].
Sur 596 transactions majeures de terres recensées sur Land Matrix pour l’Amérique Latine et les Caraïbes [2], on remarque que le principal objectif des transactions de terres déjà finalisées est l’agriculture : 48 % de la surface en question sont destinés aux plantations de soja, de maïs et de canne à sucre.
Quant aux populations autochtones argentines et à la problématique des terres, on peut estimer que l’État ne respecte pas pleinement l’article 75 de la Constitution nationale et que les provinces promulguent des lois qui, elles non plus, n’aident pas à la faire respecter, voire en retardent l’application [3]. Dans son rapport « Arrachés à leur terre : terres, pouvoir et inégalités en Amérique latine », l’ONG Oxfam rapporte qu’en Argentine, 1 % de la population concentre 36 % des terres. Cette situation aggrave les conflits existants et soulève de nouvelles difficultés pour l’accès des femmes paysannes et autochtones à la terre ; les agriculteurs familiaux doivent donc exercer des pressions et organiser des luttes pour défendre leurs droits.
Un exemple de cela est la lutte pour la prorogation de l’article 9 de la loi provinciale 7658 de Salta qui freine les expulsions des familles paysannes. L’article en question renvoie à la suspension pour deux ans, à partir du 31 décembre 2017, de l’exécution des décisions, des mesures provisoires et autres procédures ou dispositions juridiques dont l’objet serait l’expulsion, l’évacuation ou la modification de la situation de fait des terres détenues par des familles paysannes et de petits producteurs agricoles. Cette initiative législative prétend reporter pour une nouvelle période de deux ans les expulsions des terres appartenant aux familles concernées.
Défenseures de l’environnement : criminalisation et stratégies de résistance
Dans le cadre de ce conflit, celles et ceux qui furent en première ligne de nombreuses luttes, ce sont les membres de l’association Unión y Progreso, appartenant à la Coordination locale des terres de la route 81 de Salta, et en particulier la présidente de cette association, Lucía Ruiz. C’est elle qui, aux côtés de compañeras issues de différentes associations, a enrayé un défrichement en 2012 au nom de la défense de l’environnement et du droit à la terre de plusieurs familles paysannes : elle s’est campée face aux machines et a chassé les travailleurs du propriétaire terrien Vidizzoni avec lequel ils sont en conflit depuis l’année 2009.
La persécution de Lucía Ruiz a débuté à ce moment-là et les poursuites sont toujours en cours en 2019. Néanmoins, en dépit du procès intenté contre elles, non seulement elle ne se cache pas, mais elle continue de lutter pour les paysan·nes de la zone (notamment pour la prorogation de l’article 9 de la loi 7658 afin de freiner l’expulsion des familles paysannes d’une grande partie du territoire du département de Rivadavia).
Maria Tolaba, membre de l’association Mujeres mejorando el Chaco (« Femmes pour un meilleur Chaco »), membre de la Ruta 811 déclare :
« Nous luttons pour nos droits en résistant face aux diverses mesures judiciaires comme les expulsions, nous résistons en organisant des gardes dans les maisons et en accompagnant les différentes familles qui rencontrent le plus de difficultés. Ainsi, lors d’une assemblée avec des techniciens et des avocats qui continuent d’accompagner les associations à ce jour, nous avons compris que nous devions donner de la visibilité à notre situation et obtenir une protection légale, comme par exemple avec la prorogation de l’article 9 de la loi 7658 qui enraye les expulsions et tout procès ou jugement concernant les familles propriétaires et leur portant préjudice. »
Pour défendre la terre, la stratégie principale a toujours été la mise en avant de ces luttes au travers de mobilisations dans la capitale de la province, aux côtés des référentes des associations, en appelant les paysan·nes à former des barrières pour empêcher les expulsions ou la répression face à l’avancée des forces de sécurité.
Maria Tolaba nous explique :
« Notre stratégie de communication passe par l’intégration au réseau des radios rurales et par le maintien constant d’une assistance à la mesa de comunicación2 de Salta et Jujuy. La radio paysanne se situe sur le terrain des associations et constitue l’outil de diffusion le plus important pour unifier les luttes et maintenir informées les familles dans les campagnes qui n’ont que la radio pour se tenir au courant de l’actualité nationale, provinciale et municipale. De plus, elle nous sert à appeler les gens à participer aux assemblées et, en cas d’urgence, pour se rejoindre et soutenir tout camarade en danger.
Les associations sont invitées par radio et l’on s’organise afin de se rendre sur place pour accompagner et empêcher l’expulsion. On stoppe les machines ou on bloque les routes pour qu’ils n’arrivent pas jusqu’à la maison ou jusqu’au champ de qui fait l’objet d’une potentielle expulsion. En plus de faire acte de présence et de se relayer sur place pour que la famille soit constamment accompagnée le temps que les plaintes et les procédures juridiques soient suivies avec des avocats, on assure une grande diffusion médiatique. On cherche à aider du mieux que l’on peut en offrant notre soutien à la famille et en essayant de trouver les ressources nécessaires. On veille à la sécurité de la personne menacée ; ce sont les associations elles-mêmes qui le font, c’est-à-dire que c’est nous, les camarades, qui garantissons la sécurité. »
« Nous sommes constamment à la recherche d’un projet ou un autre pour se financer et pouvoir couvrir les frais d’avocats et maintenir la lutte le temps nécessaire. Il y a des avocats militants qui travaillent bénévolement, mais on a toujours besoin de ressources pour les transports, la gestion, la diffusion de la problématique. Une autre difficulté réside dans le fait que nous avons bien des avocats qui nous conseillent, mais ils ne peuvent pas plaider. C’est le cas de Lucía Ruiz par exemple, dont l’affaire est jugée au tribunal de Tartagal alors que les avocats qui nous aident sont de Salta et qu’ils ne peuvent plaider pour des questions de juridiction. »
Les luttes pour la prorogation de cette loi (dont l’article 9 empêchait l’expulsion des familles paysannes de leurs terres) furent portées devant plusieurs instances par les associations paysannes, généralement les femmes de ces associations. Des grandes mobilisations de la campagne à la capitale de la province de Salta, aux campements devant le bâtiment de l’Assemblée législative provinciale, en passant par la recherche du soutien des législateurs, la diffusion de cette situation via les réseaux de communication, l’échange avec les fonctionnaires publiques et l’organisation de conférences-débats dans les universités et les forums paysans : cette résistance a constitué en elle-même une stratégie de lutte pour la terre.
Ces actions se sont déroulées tout au long de l’année 2017 étant donné que la précédente prorogation de la loi arrivait à son terme en décembre de cette même année. C’est grâce à elles que, le 1er décembre, le Sénat a approuvé la loi évitant aux familles paysannes l’expulsion pour un an.
Maria souligne également le rôle des femmes dans ces contextes de résistances :
« En 2011, année de la fondation de la Coordination locale des terres de la route 81, il n’y avait que deux femmes à la table durant les réunions : Lucía et moi. Aujourd’hui, sur les dix associations paysannes, sept sont dirigées par des femmes, ce qui veut dire que les présidentes de chaque association sont des femmes ; alors que nous étions une minorité, nous sommes devenues les dirigeantes. La lutte paysanne pour la terre, l’eau et l’environnement a le visage d’une femme ! »
La lutte de Lucía Ruiz, défenseure de l’environnement
Lucía est productrice : elle s’occupe des chèvres, des vaches et des porcs. Faire face aux propriétaires terriens, à la police, faire partir les bulldozers de la forêt, se retrouver en garde à vue, subir des menaces, perdre des camarades, tout cela ne faisait pas partie de son quotidien avant de devenir l’une des premières dirigeantes de la communauté et de décider de soutenir ses camarades dans la lutte pour leurs terres et la forêt.
Elle raconte que la lutte pour les territoires a commencé en 2009, année de la fondation de l’association Unión y Progreso. Avant cela, s’il y avait bien des irrégularités dans les titres de propriété de la terre et quelques conflits sur certains terrains, jamais la lutte pour les terres et les problèmes d’expulsions n’avaient été aussi conflictuels dans sa région. Cependant, les difficultés sont apparues non pas en relation à la propriété des terres, sinon à cause de la disparition de la forêt liée à la pollution provoquée par les entreprises pétrolières qui se sont installées dans la région, ainsi que des défrichements dus à l’expansion de la frontière agricole.
Pour pouvoir se défendre, des stratégies de sécurité interne ont été mises en place, comme par exemple la modification des statuts juridiques de l’association en fonction des problématiques auxquelles ils et elles sont confronté·es. C’est ainsi qu’a été ajouté la question de la protection de l’environnement face aux activités des machines pétrolières. Autre question importante qui s’est imposée : celle de la formation de l’association dans les domaines juridiques relatifs à la terre et aux territoires, les instances légales, les procès, etc. Ils et elles ont compris l’importance de se former, tant en droit civil qu’en droit pénal, car l’appartenance à des associations entraîne une plus grande exposition, et que les entreprises et le gouvernement les ont à l’œil et les traitent comme des criminel·les.
Lors d’un entretien avec Lucía, on lui demande pourquoi elle a pris la tête de cette lutte paysanne. Ce à quoi Lucía répond :
« En réalité, je ne saurais pas bien l’expliquer, mais il s’avère que dans la campagne, jamais nous n’avions imaginé que nous aurions tous ces problèmes, jamais nous n’avions imaginé que nous aurions besoin d’un titre de propriété, car nous nous sommes toujours senti·es propriétaires de nos terres. Mes parents, mes grands-parents, mes ancêtres ont vécu sur ces terres et moi je sens cela, que je n’ai pas besoin d’un titre de propriété pour prouver que je suis propriétaire… Pour moi, être paysanne est ce qu’il y a de mieux. Je connais tout et je crois qu’il n’y a pas de meilleure manière de vivre que d’être paysanne, de vivre de ce que donne la nature et les animaux. C’est difficile, mais on y arrive tant bien que mal… Ce qui est vraiment difficile, c’est de penser aux enfants en partant lutter pour les terres. Par exemple, nous avons mené une bataille assez féroce au milieu de la forêt avec des policiers, des bulldozers, des propriétaires détenteurs de titres de propriété, on a frôlé la mort ou la prison. Je n’y ai pas vraiment réfléchi, je n’ai pas pensé aux enfants, seulement à ces personnes qui peuvent se retrouver sans terre ou qu’on harcèle en tuant leurs animaux pour qu’ils abandonnent le territoire. Ou si le paysan a un puits, ils le remplissent de pierres, ils brûlent des clôtures entières, les enclos et les titres de propriété et il faut aller les éteindre. Très souvent, les propriétaires eux-mêmes essaient de nous acheter ou bien ils nous menacent : « Soit tu es avec vous, soit tu vas faire de la prison. », et j’en parle à mes enfants, je leur dis que tout ça c’est pour qu’un jour ils puissent relever la tête et dire :“ Ma mère a fait ça, ma mère a lutté pour nos terres " »