Mouvements citoyens africains : un espoir pour tout un continent

Au Sénégal : "Y’en a marre !"

, par CIIP

Naissance d’un mouvement d’un nouveau type

Dans le contexte du "printemps arabe" mi-janvier 2011 à Dakar 7 jeunes (dont 2 rappeurs et 2 journalistes) ont décidé de rompre avec le fatalisme ambiant en créant un mouvement social inédit : "Y’en a marre" (YAM), à partir de leur analyse de la situation : « Une situation de crise (cherté de la vie, coupures d’électricité, scandales financiers, etc.) dans un contexte politique lourd de danger : le système de gouvernance installé de l’État, fondé sur le népotisme, le clientélisme politique, la corruption et l’impunité avait fini de saper les fondements de la République, de pervertir les valeurs et la morale sociale et de diviser la nation sénégalaise ». Ils ont été vite rejoints par d’autres figures du mouvement Hip Hop pour lancer Y’en a marre qui regroupe aujourd’hui de larges couches de la jeunesse sénégalaise. Depuis, Y en a Marre, dont le nom en lui seul est tout un programme, est devenu très populaire, implanté un peu partout dans le pays.

Y’en a marre s’adresse massivement aux jeunes en utilisant des formes d’expressions, en particulier artistiques, s’inscrivant dans la riche tradition du Rap engagé sénégalais. Au mépris des interdictions, ses chanteurs donnent des "concerts pédagogiques" ou mènent des actions de "guérilla de la poésie urbaine" dans des lieux publics, en faisant usage de formules-choc en wolof, langue plus souple et plus riche à leurs yeux que le français ou l’anglais. De plus, un intense recours aux réseaux sociaux, le taux de pénétration de la téléphonie mobile dépassait les 100% en 2016, permet au mouvement d’être largement indépendant des médias traditionnels, même si ceux-ci sont nécessaires pour faire connaître Y’en a marre au-delà des frontières sénégalaises, malgré le risque de déformations sensationnalistes. Ces deux canaux d’expression distinguent nettement Y’en a marre des leaders contestataires traditionnels, en fabrique toute la modernité, inscrivant ainsi pleinement Y’en a marre dans le XXIe siècle. Toutefois, moins touchée par ces modes de communication, la jeunesse rurale demeure moins impliquée dans le mouvement que celle des villes et surtout que celle des classes moyennes.

Y’en a marre s’inspire explicitement, sans vouloir les copier, des figures historiques africaines, notamment Amilcar Cabral et Thomas Sankara. Il est un mouvement de veille et d’action pour le renforcement de la démocratie au Sénégal, la sauvegarde de la République et la défense des intérêts matériels de la population. Il cherche à conscientiser les élus, à leur faire prendre en compte les préoccupations des citoyens, en érigeant la bonne gouvernance en règle de conduite dans la gestion des affaires publiques. Y en a marre conduit son activité de manière strictement indépendante des partis politiques, même l’appel à voter en 2012 a été conçu comme le moyen concret de défendre la démocratie et ses institutions en dégageant un président qui s’accrochait illégitimement au pouvoir, sans pour autant être un choix positif de son successeur.

Participation à une mobilisation centrale puissante

En effet, le président Abdoulaye Wade, élu en 2000, arrivait bientôt en fin de mandat. En juin 2011, dans un contexte social tendu, il cherche à modifier la constitution pour se faire réélire et préparer sa succession par son fils. Cela déclenche une forte opposition et une grande mobilisation politique et sociale dans le cadre d’une campagne "touche pas à ma constitution", à laquelle Y’en a marre participe très activement. A coup de répression intensive et sanglante, Wade réussit à imposer la validité de sa candidature. Face à ce premier échec les opposants décident de battre Wade sur le terrain électoral et Y’en a marre popularise le mot d’ordre : "Ma carte, mon Arme", déjà lancé en avril 2011, pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Le Ministère de l’Intérieur enregistre 357 000 nouveaux inscrits et finalement Wade est battu en 2012. C’est une victoire pour les contestataires, le nouvel élu, Macky Sall, attire à lui des personnalités qui ont œuvré à la défaite de Wade. Mais attribuant des postes à des leaders des mouvements contestataires, il les discrédite partiellement et contribue à entraîner un reflux des mobilisations.

Vers l’émergence d’un nouveau citoyen

Y’en a marre est resté à l’écart de cette tentation, puis s’est mis un peu en retrait de la contestation centrale. Y’en a marre cherche depuis à mener des actions de revendications locales et concrètes, portées par les citoyens eux-mêmes. Il tente de promouvoir l’émergence du "Nouveau Type de Sénégalais" (NTS), à travers l’éducation civique pour que les jeunes deviennent « ces citoyens qui, à travers les demandes impérieuses qu’ils formulent et adressent à l’État, aux acteurs politiques et à l’ensemble des acteurs sociaux, devront porter le projet de transformation sociale en vue de bâtir une société de justice, d’équité, de droit, de paix et de progrès pour tous (et toutes) ». C’est un projet de société alternatif qui se cherche.

Structuration

Y’en a marre est un mouvement assez pyramidal : le groupe fondateur un peu élargi définit la politique globale et les orientations du mouvement. Ce centralisme est tempéré par la réunion régulière d’assemblées générales de représentants des groupes de base qui discutent et valident les grandes décisions et propositions émanant du noyau dur ou de la base. Des jeunes s’identifiant à Y en a Marre se sont regroupés en cellules locales ("les Esprits Y’en a marre") s’intéressant surtout aux problèmes de leurs lieux d’implantation. Des "Esprits Y’en a Marre" se sont également créés en Europe dans l’immigration. Les membres fondateurs ont jugé nécessaire d’encadrer cette dynamique sous forme d’une charte. Par ailleurs Y’en a marre est membre et porte-parole choisi depuis 2012, du forum social africain. Le Mouvement a inspiré des jeunes Africains, qui l’imitent plus ou moins directement : au Burkina Faso (le Balai citoyen), au Congo (Filimbi), au Mali (Sofas), au Togo (Athiame), au Gabon (ça suffit comme ça). Y’en a marre a tissé des liens avec ces mouvements et se revendique ainsi d’un nouveau panafricanisme alternatif à l’Organisation des États africains : "une Union africaine des peuples".