Turquie et Syrie. Les invariants du narratif médiatico-humanitaire

, par CETRI , THOMAS Frédéric

Le 6 février, un séisme majeur frappait la Turquie et la Syrie voisine. À l’instar des interventions d’urgence de grande ampleur, nourri de réflexes médiatiques et humanitaires convergents, un même narratif s’est imposé. Au risque de fausser la compréhension du drame et de passer à côté des enjeux véritables.

La Croix Rouge italienne intervient pour porter secours aux victimes d’un tremblement de terre en août 2016.

Le 6 février, la Turquie et la Syrie voisine étaient frappées par un tremblement de terre de grande ampleur, qui a fait plus de 37.000 morts. Le séisme a soulevé une vague d’émotion et de la solidarité mondiale, à la mesure de la catastrophe, mais aussi de sa médiatisation. Comme lors de précédents désastres, le même narratif s’est imposé. Au risque de fausser la compréhension du drame et de passer à côté des enjeux véritables.

L’alarme médiatique, comme l’avait déjà analysé, le directeur du Cetri, Bernard Duterme, à propos du séisme de 2010 en Haïti, demeure le premier invariant. Journalistes et humanitaires tendent à converger dans la mise en scène des secours, par le biais d’un récit stéréotypé de héros et de victimes, avec, idéalement, le miracle répété de l’enfant sauvé des décombres.

Deuxième invariant narratif : le regard autocentré. On s’interroge sur les Belges qui étaient là-bas et on questionne ceux d’origine turque ici. Surtout, on met en avant « notre » aide. Au point d’être frustrés de ne pouvoir mieux et plus la valoriser. On s’énerve que B-Fast – l’instrument du gouvernement fédéral pour l’envoi d’aide d’urgence à l’étranger – ne soit pas déjà parti, alors que des secouristes d’autres pays sont, eux, déjà sur place, regrettant le temps où la Belgique était plus prompte à intervenir. À se focaliser de la sorte sur B-Fast, on rabat le temps de l’action sur l’urgence médiatique et on confond efficacité et visibilité.

Aussi rapide qu’elle puisse être, l’aide humanitaire d’urgence arrive toujours en retard et est d’abord le signe d’un échec antérieur ; celui de la prévention et de la préparation – notamment ici, le contrôle des entrepreneurs immobiliers – qui auraient pu considérablement réduire l’impact du séisme. De plus, comme lors de chaque catastrophe, ce sont les victimes elles-mêmes, déjà sur place, mais loin des caméras, qui, dans les premières quarante-huit heures, sauvent le plus de vies. Avant donc que les secouristes internationaux n’arrivent. C’est moins l’absence de journalistes qui les invisibilise que la modalité de leur présence ; une présence qui ne cesse de produire et de confirmer le récit attendu.

Faute de temps, de moyens, et, parfois, de volonté, sans correspondant sur place, ne parlant pas la langue, méconnaissant le contexte, les journalistes interrogeront, en guise de témoignage, un membre de l’équipe de MSF, accompagneront les secouristes qui leur fournissent non seulement la logistique (transport, abri, etc.), mais aussi les éléments de la narration ; de la situation initiale au dénouement final. En retour, ils offriront au téléspectateur les images d’une histoire à taille humaine, directement assimilable : dans l’enfer et le chaos, une victime (de préférence, une femme ou un enfant) sauvée par la Belgique. Au moins, avons-nous échappé – la Turquie et la Syrie n’étant ni l’Afrique ni les Caraïbes – aux images néocoloniales des victimes noires, passives et impuissantes, sauvées par les secouristes, organisés et efficaces, ‘blancs’.

Le faux débat B-Fast

Le premier terrain de l’action humanitaire est souvent le terrain médiatique. Plus une catastrophe est médiatisée, plus elle attirera des humanitaires qui, à leur tour, accroitront la médiatisation. Et chaque État, chaque ONG, de mettre en avant son action, d’entrer dans une course à la visibilité, au détriment de la coordination.

Fin avril 2015, l’avion de B-Fast ne peut atterrir à Katmandou, capitale du Népal, frappé quelques jours plus tôt par un séisme. Trop de pays, sans se coordonner, avaient envoyé leurs équipes de secours sur place. Les secouristes belges et les dix journalistes qui les accompagnaient sont rentrés quelques jours plus tard sans rien avoir pu faire. On accusa le retard au démarrage, le manque d’organisation du gouvernement népalais. La vérité est plus crue : B-Fast n’aurait jamais dû partir. Il a participé de l’afflux humanitaire qui a compliqué la coordination et s’est révélé contreproductif. Un soutien aux actrices et acteurs locaux, aux États plus proches du Népal – donc à même d’y être plus rapidement –, ainsi qu’à l’Union européenne (UE) aurait constitué une aide autrement plus efficace.

Huit ans après, les réflexes demeurent les mêmes. Le lendemain du séisme en Turquie et en Syrie, treize équipes européennes étaient déjà sur place, et quatorze en route. Plutôt que de se focaliser sur B-Fast, n’est-il pas plus pertinent de renforcer la coordination européenne de l’aide ? Plus pertinent sûrement, mais nettement moins gratifiant pour la stratégie de communication du gouvernement belge.

La dépolitisation

Dernier invariant, le plus structurant ; la dépolitisation. Les situations locales et l’aide internationale sont décontextualisées. L’humanitaire doit être non seulement neutre, mais l’occasion de dépolitiser l’aide. On se trompe doublement en croyant que seul le régime d’Assad instrumentalise l’aide humanitaire, et que cette instrumentalisation est un accident ou une anomalie.

Le propre de l’aide est d’être mise en scène et instrumentalisée ; même si toutes les instrumentalisations ne se valent pas. Chaque intervention donne lieu à des effets d’annonce où les gouvernements (mais aussi les ONG) mettent en avant leur action, afin de se positionner sur la scène internationale, mais aussi nationale, et capter une partie de l’émotion et de la médiatisation en leur faveur.

On confond le principe opérationnel d’une neutralité de l’aide avec les conditions réelle de sa mise en œuvre, occultant au passage la géopolitique, les situations chargées d’histoire et de relations sociales, et la configuration des rapports au niveau mondial à laquelle, explicitement ou implicitement, volontairement ou à ses dépens, participe l’humanitaire.

Le lieu – la frontière syrio-turque –, la population – majoritairement kurde –, la présence sur place de nombreux réfugiés Syriens – dont l’Europe ne veut pas –, la question (non réglée) de l’avenir de la Syrie et de son régime, l’échéance prochaine des élections en Turquie, les rivalités au Moyen-Orient, le contexte de la guerre en Ukraine, sans compter les conditions normales des relations internationales, saturent la neutralité de l’aide d’urgence d’enjeux politiques.

La question qui se pose est donc de savoir ce que fait l’humanitaire de ses enjeux. Et plutôt que de regretter cette « déviance », il convient de voir dans la politisation une chance de faire voler en éclat la prétendue objectivité d’un narratif dominant, en décentrant le regard, en faisant entendre les voix des femmes, des enfants et des hommes que nous prétendons aider, et en faisant remonter à la surface de l’aide les conditions de sa légitimité.

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