Quels rôles pour les ONG occidentales dans un monde qui se « désoccidentalise » ?

, par The conversation , PRADIER Vincent

Au Soudan, un panneau de l’UNHCR indique que ce camp de réfugié·es a été financé principalement par des pays européens et occidentaux.

À deux semaines de « l’anniversaire » du déclenchement par la Russie de la guerre en Ukraine, et alors que les besoins humanitaires ne cessent de croître sur la planète, la Turquie et la Syrie viennent d’être touchées par une série de séismes ayant fait à ce jour plus de 20 000 morts.

Partout, l’aide humanitaire est souvent apportée par des organisations non gouvernementales (ONG) occidentales. Or leur rôle dans la réponse aux crises humanitaires de toutes sortes est de plus en plus remis en question.

Elles se voient reprocher tout à la fois, et de façon plus ou moins fondée, leur ingérence excessive et l’insuffisance de leur action, la mauvaise utilisation des fonds qui leur sont alloués, et aussi leur incapacité à pleinement comprendre les pays où elles interviennent et à coopérer efficacement avec les structures locales.

Les ONG occidentales au cœur du système d’aide internationale

Les ONG sont des organisations relativement anciennes. L’ambiguïté même de leur dénomination révèle « une réalité difficile à cerner ». Elles sont généralement définies comme des structures non lucratives (associations ou fondations), issues d’une mobilisation militante et citoyenne. Elles agissent pour l’intérêt général, dans une dimension transnationale. Elles sont classées en trois catégories : solidarité internationale (comme Médecins sans frontières ou Oxfam), droits humains (comme Amnesty International) et environnement (comme Greenpeace). Nombre d’entre elles sont en réalité aujourd’hui actives dans ces trois domaines.

Les ONG occidentales (européennes ou nord-américaines) sont les plus connues et celles qui disposent de budgets les plus importants. Elles se structurent pour certaines dans des fédérations ou réseaux internationaux d’ONG – on parle alors d’ONG internationales – qui réunissent les différentes organisations nationales, aussi bien occidentales que non occidentales. Le réseau MSF international, par exemple, est composé d’une trentaine de délégations nationales et de six centres opérationnels répartis sur tous les continents.

Le poids des organisations occidentales dans ces réseaux internationaux reste prépondérant. Celles-ci sont souvent celles qui mobilisent le plus de financements. Il existe par ailleurs de nombreuses ONG non occidentales dans les pays d’intervention des ONG occidentales, non affiliées à ces réseaux internationaux. Mais rares sont celles – à quelques exceptions près comme le Bangladesh Rural Advancement Committe (BRAC) – qui possèdent la même notoriété.

Enfin, les ONG occidentales et non occidentales côtoient dans leurs activités d’autres acteurs de l’aide internationale. C’est notamment le cas de plusieurs agences des Nations unies comme l’UNICEF ou le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), ou encore des institutions publiques de coopération bilatérale, comme l’Agence française de développement (AFD).

L’Ukraine, un exemple type

À l’occasion du sommet sur l’Ukraine, organisé en France le 13 décembre sous l’impulsion de l’Élysée, plusieurs voix s’interrogeaient sur la capacité des ONG occidentales, en particulier celles affiliées aux grands réseaux internationaux, à distribuer l’aide au plus proche des besoins des Ukrainiens et des Ukrainiennes.

Les chiffres publiés par OCHA, à la date du 17 janvier 2023, sont a priori assez édifiants. Sur les 3,42 milliards de dollars alloués à la réponse humanitaire en Ukraine, les ONG internationales et les agences onusiennes ont reçu à elles seules 88 % de l’aide disponible (respectivement 27 % et 61 %). Les 12 % de fonds restants ont été reçus par les acteurs ukrainiens locaux et nationaux (ONG non affiliées aux réseaux internationaux, mouvements citoyens, services publics, etc.).

Si les critiques visant l’action des ONG ne sont pas nouvelles, en Ukraine, ou ailleurs, par exemple en Haïti, les situations de crise humanitaire illustrent, aux yeux de certains observateurs, l’omniprésence des ONG occidentales, et leurs difficultés à collaborer avec des acteurs nationaux préexistants.

C’est notamment le cas en Ukraine, où existaient avant le déclenchement de la guerre une société civile active et structurée, ainsi que de nombreux services publics et un État loin d’être failli. Et comme le montre le Groupe URD (think tank indépendant spécialisé dans l’analyse des actions humanitaires) dans un récent rapport, les associations locales et nationales, ainsi que les collectivités territoriales, sont essentielles dans la réponse aux besoins des populations.

Un secteur des ONG en croissance mais confronté à de nouvelles difficultés

À première vue, le secteur des ONG internationales, en particulier les ONG françaises, se porte plutôt bien. Confirmant une tendance de fond, leurs ressources cumulées (publiques et privées) sont ainsi passées de 1,6 milliard d’euros en 2016 à près de 2,3 milliards en 2020, soit une croissance de 43 %. Ces volumes importants cachent cependant de fortes disparités : en 2020, les neuf plus grandes ONG françaises captaient plus de 74 ; % des ressources mobilisées par le pays.

Cette mobilisation importante de ressources, qui s’inscrit globalement dans des stratégies de croissance des plus grandes organisations (comme Solidarités International ou Action Contre la Faim), s’accompagne de nombreux défis.

D’une part, les ONG sont confrontées à un rétrécissement important de l’espace dévolu à leurs activités de solidarité. On l’a récement vu par exemple en Afghanistan, où plusieurs ONG ont cessé leur action après l’interdiction prononcée par le gouvernement des talibans de faire travailler des femmes, et au Mali, où le gouvernement de transition, dans un contexte de tension extrême avec Paris, a interdit toutes les activités menées par des ONG dans le pays avec l’appui matériel ou technique de la France, y compris dans le domaine humanitaire.

D’autre part, la mobilisation de financements de plus en plus importants en volume s’accompagne de contraintes de gestion, qui, si elles ne sont pas nouvelles, complexifient la mise en œuvre des projets. Certaines procédures instituant pour les ONG des procédures de conformité à la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, ainsi que des obligations de criblage, en sont les parfaits exemples. Si une résolution récente de l’ONU confirme l’exemption de criblage pour les actions humanitaires – qui ne sont qu’une partie des actions des ONG – ces contraintes de gestion sont coûteuses et complexes à mettre en œuvre, limitant de facto leurs capacités d’intervention.

En ce sens, cette normalisation accrue traduit certainement la matérialisation de rôles nouveaux dévolus aux différents types d’ONG. Les plus grandes ont ainsi tendance à être davantage considérées comme des partenaires stratégiques des États dans la mise en place de politiques d’aide au développement et d’aide humanitaire, ce que nous écrivions par ailleurs en 2022.

En outre, les ONG occidentales sont aujourd’hui, comme d’autres types d’organisations, confrontées à l’émergence de nouveaux acteurs, dans un champ qui se reconfigure. Inscrite en 2016 à l’agenda humanitaire par le Sommet mondial sur l’action humanitaire tenu à Istanbul et le Grand Bargain (accord unique entre les plus grands donateurs et agences humanitaires qui se sont engagés à améliorer l’efficience et l’efficacité de l’action humanitaire), la dynamique de localisation de l’aide a facilité l’émergence d’organisations locales et nationales non occidentales. L’objectif consistant à faire en sorte que 25 % de l’aide humanitaire transite par ces organisations est encore loin d’être atteint.

Cela n’empêche pas ces organisations d’être très actives, en particulier en Afrique de l’Ouest, où des mouvements citoyens plus informels, comme Tournons la page – qui revendique près de 250 organisations dans dix pays – mobilisent « pour promouvoir l’alternance démocratique en Afrique ».

Enfin, les ONG sont également concurrencées en Occident par une diversité d’autres acteurs, prônant tous des modèles socio-économiques plus efficaces et rentables. C’est notamment le cas des organisations non associatives de l’économie sociale et solidaire (ESS), ou encore des International development contractors (IDC), acteurs privés prestataires, principaux récipiendaires de l’APD américaine.

Vers une décolonisation des pratiques du secteur ?

Cette reconfiguration du rôle des ONG occidentales s’inscrit bien sûr dans une reconfiguration plus globale du monde, qui les impacte à au moins deux niveaux.

Accusées pour certaines d’être « structurellement racistes », notamment par des ONG non occidentales, elles ont progressivement pris conscience qu’elles pouvaient être, dans leurs pratiques de gestion, à tout le moins discriminantes, voire empreintes d’une certaine « colonialité », qui consiste en « l’articulation planétaire d’un système de pouvoir “occidental” […] qui se fonde sur une infériorisation prétendument naturelle des lieux, des groupes humains, des savoirs et des subjectivités non occidentales ».

En outre, comme toutes les organisations occidentales – issues de pays considérés par l’OCDE comme industrialisés, sources de la plupart des émissions de gaz à effet de serre passées et actuelles –, elles sont appelées par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CNUCC) à réduire leur empreinte environnementale.

À ce titre, en France, depuis décembre 2020, dix ONG d’action humanitaire parmi les plus importantes se sont engagées à réduire de 30 % leurs émissions de GES d’ici à 2025, et 50 % à l’horizon 2030. Accélérée par la crise sanitaire, cette dynamique va de facto entraîner pour les ONG occidentales des évolutions des pratiques de gestion et des repositionnements, à la fois en France, et dans leurs pays d’intervention.

Les ONG occidentales sont donc appelées à une transformation effective de leur modèle organisationnel, historiquement empreint d’une certaine colonialité et insoutenable d’un point de vue environnemental.

Au regard de leur capacité ancienne à évoluer, nul doute que ces chantiers, s’ils sont pris au sérieux, ne feront que légitimer leur mandat et renforcer l’utilité sociale de leurs actions.

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