La décolonisation est un concept à la mode facile pour le secteur humanitaire

, par OpenDemocracy , KHAN Themrise

Le Sud doit mettre un terme aux inégalités avec le Nord, mais en le faisant à sa façon.

De l’aide humanitaire arrive au Pakistan après les innondations de 2010. Crédit : DVIDSHUB (CC BY 2.0)

J’étais en train de préparer une intervention sur la décolonisation du secteur humanitaire que je devais donner dans le cadre d’un débat en ligne, quand j’ai cherché dans Google Translate un mot synonyme de « décolonisation » dans ma langue maternelle, l’ourdou. Il n’y en avait pas. Dans beaucoup d’autres langues, de l’arabe à l’espagnol, seul existe l’emprunt lexical, un exemple qui montre bien comment le débat sur la décolonisation se centre en réalité rarement sur les colonisé·es. 

La décolonisation est rapidement devenue le mot à la mode pour les personnes qui analysent de façon critique les pratiques et les objectifs du secteur humanitaire international, parmi bien d’autres secteurs. Le mot est perçu comme un moyen de changer le récit sur l’aide au développement fait de puissants organismes d’aide et organisations non-gouvernementales, pour le recentrer sur les personnes pour lesquelles ces organisations affirment travailler dans les pays du Sud. 

Mais le débat sur la décolonisation des pratiques de l’aide humanitaire est, en réalité, extrêmement partial et centré sur l’Occident. Il inclut rarement les points de vue des personnes vivant dans les pays du Sud. Un bon nombre d’entre nous, dans le Sud, ne sommes pas d’accord avec cette terminologie, ou ne nous y retrouvons pas. En fait, nous considérons ce terme comme une autre imposition résultant du complexe du sauveur blanc, l’Occident si puissant décidant une fois de plus de ce qui est bon pour nous, et de comment nous devons le faire. 

L’origine de ce mot est européenne. Son sens premier lui a été attribué par des administrateurs et des hommes politiques ayant assisté à la fin du régime colonial britannique dans le monde. Pour eux, la décolonisation représente le désenchantement face à la disparition de l’illusion de la permanence qui caractérisait le système impérial. Autrement dit, la fin de l’empire. Comme l’a également bien expliqué le chercheur Raymond Betts, la décolonisation a été considérée en Occident comme une transformation politique au lieu du transfert violent du pouvoir qu’elle était en réalité. 

Il s’agit ici d’un fait que de nombreuses personnes dans les pays du Nord ne préfèrent pas admettre : le processus de décolonisation des nations fut violent. Cela fait des dizaines d’années déjà que les chercheurs des pays du Sud ne cessent d’insister sur ce point. Dans l’introduction de son ouvrage fondateur « Les damnés de la Terre », paru en 1961, l’écrivain algérien Frantz Fanon écrivait que « la décolonisation est toujours un phénomène violent ». 

Le célèbre universitaire palestinien Edward Saïd utilisait lui le terme d’« exploitation » pour souligner les connotations négatives du sous-développement résultant du processus de décolonisation.

La partition du sous-continent indien, duquel ma propre famille a fui, et les guerres d’Algérie et du Vietnam, pour n’en nommer que deux, ne furent pas des décrets d’indépendance dont on pourrait se glorifier. Elles furent en réalité une fin violente à une occupation violente, celle-ci devant être combattue par les occupés avec un niveau de violence équivalent contre les occupants. Si les colons avaient dû décider, ils n’auraient jamais accepté.

Un terme mal utilisé

La violence de la colonisation, et de la décolonisation en résultant, a abouti aux inégalités de richesse et sociales que l’on connaît aujourd’hui entre les anciens colons et les colonisé·es. De nos jours néanmoins, la décolonisation n’est plus le processus de séparation d’avec les colons telle qu’elle fut historiquement. 

Les appels à « décoloniser » l’aide humanitaire sont erronés, voire trompeurs : pris comme tels, en effet, ils suggèrent que l’aide est une forme de colonisation. Or les organismes d’aide considèrent la décolonisation non pas comme un appel à fermer le secteur, mais plutôt comme un moyen de « corriger le tir » dans leur propre travail et d’infléchir le déséquilibre des pouvoirs. L’idée de décoloniser la Banque mondiale et le FMI, comme certains l’ont suggéré, signifierait en réalité mettre un terme à leur existence en soi. Combien d’entre nous sont vraiment persuadés que cela est possible ? 

Certes, les pays riches du Nord continuent d’avoir la mainmise sur les systèmes politiques et financiers mondiaux, mais les pays du Sud ne sont plus des colonies. Souverains, ils ont leurs propres hiérarchies des pouvoirs et des richesses, lesquelles sont peut-être influencées par leur passé colonial, mais ne décident pas pour autant de leur présent politique, ni de leur futur. Les pays du Nord continuent pourtant d’insister sur le passé en utilisant le terme de décolonisation pour évoquer leur relation avec les pays du Sud. 

La décolonisation ignore également des pans entiers des migrations provenant des anciennes colonies vers les pays du Nord ayant eu lieu après l’indépendance, et qui ont conduit au développement de sociétés postcoloniales dans les pays du Nord. Pourquoi seuls les pays du Sud devraient-ils être décolonisés ? La discrimination raciale des non-blancs dans les pays du Nord implique, selon le discours actuel porté par le Nord, qu’une même attention devrait être portée sur cette question.

Alternatives non-occidentales

Ces points de vue eurocentrés impliquent d’élaborer rapidement un discours alternatif adoptant le point de vue des pays du Sud. Les pionniers sur ce sujet furent le Groupe d’études subalternes, créé en 1982 par un groupe de chercheurs indiens afin de répondre aux interprétations occidentales libérales sur la société postcoloniale en Inde, et en Asie du Sud plus globalement. Ses membres souhaitaient créer une voix indépendante pour l’Inde qui aille au-delà de ce qu’ils et elles ont appelé l’« histoire perçue » de la nation par l’Europe.

Leur but était de déplacer le point de vue des études sur le post-colonialisme en Asie du Sud, afin qu’il porte davantage sur les « subalternes », c’est-à-dire les personnes ne faisant pas partie de l’élite. Ce groupe a par la suite influencé des mouvements similaires dans d’autres pays du Sud, notamment en Amérique Latine et au Moyen-Orient, et reste l’une des réponses les plus puissantes au discours européen sur les sociétés postcoloniales. 

Toutefois, ces discours n’ont eu aucun effet sur le débat autour de la décolonisation tel qu’articulé par les puissantes organisations humanitaires du Nord. À l’ère des réseaux sociaux et à une époque où les tensions raciales sont exacerbées, la décolonisation semble plutôt être un mot facile pour les personnes qui, dans les pays du Nord, ne veulent pas abandonner le pouvoir et souhaitent garder une certaine importance. Il s’agit d’une « fausse décolonisation », comme certains l’appellent, une décolonisation visant à redorer l’image des pays du Nord face aux griefs émis sur son passé, plutôt qu’une réelle volonté d’aborder ces griefs directement et en profondeur. 

Même si leurs agendas sont politiques, les institutions humanitaires ne font pas partie du business de la colonisation. Nous acceptons l’aide non pas parce que nous y sommes forcé·es, mais parce que nous n’avons pas travaillé à renforcer à notre propre gouvernance postcoloniale. Il est temps que nous cessions de recourir à la rhétorique de la décolonisation, et que nous contrebalancions l’équilibre des pouvoirs en créant nos propres systèmes d’aide et concepts alternatifs dans les pays du Sud.

Voir l’article original en anglais sur le site de OpenDemocracy