« Nous essayons de ne pas être Thaïs » : la résistance quotidienne des minorités ethniques

, par New Mandala , ERNST Gabriel

Dans un village du Nord situé au fin fond des montagnes, sous un ciel aux nuages bas et sur un terrain boueux où courent de nombreux poulets, une jeune femme m’annonce : « nous ne sommes pas Thaïs et nous n’essayons pas d’être Thaïs ». Parfois, je suis en train de parler en Thaï à ma famille, je m’en rends compte et me dis alors, « non, essaie d’être Lisu ». Katima est une activiste appartenant à l’une des nombreuses minorités ethniques de Thaïlande. On retrouve le peuple Lisu un peu partout dans les collines situées au nord de la Thaïlande, au fin fond du Nord-Est de la Birmanie et au sud de la Chine. Il s’agit d’un peuple apatride, dont la langue, la culture, la religion et les pratiques sont complètement différentes de tous les autres États qui l’entourent.

Une famille Lisu, au milieu de leur village, regarde la photographe. Photo : Linda de Volder (CC BY-NC-ND 2.0)

Dans Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, l’anthropologue James C. Scott défend l’idée que les Lisu (et beaucoup d’autres minorités ethniques habitant les hauteurs montagneuses du Sud-Est asiatique) sont antiétatiques du point de vue culturel et matériel. Leur langue fluide, leur culture, l’absence de langue écrite et leurs pratiques de vie semi-nomades se sont développées afin d’échapper à l’emprise des États qui les auraient sinon transformé·es en sujet·tes productif·ves qui stockent des céréales, paient des impôts et fournissent des soldats. Les Lisu et d’autres groupes similaires n’ont ainsi pas été soumis·es à ces obligations, et ont pu vivre sous la gouvernance de leur propre communauté. Scott explique qu’ils et elles ont tenté, volontairement ou non, de devenir un peuple indomptable.

Le bâtiment du gouvernement local se trouve au bout de la rue. Construit il y a 20 ans, il représente la première forme de présence formelle du gouvernement dans la vie des habitant·es. « Quand j’étais enfant, nous n’avions pas d’hôpital, pas d’école, pas de gouvernement », m’explique Katima. Aujourd’hui, le bâtiment est recouvert de drapeaux et de fresques dédiées à la monarchie et à l’État-nation. Ceux qui travaillent dans ce bâtiment ne sont pas des habitant·es de la région, mais des Thaïs envoyé·es pour gouverner le peuple Lisu. Il en va de même pour les enseignant·es des écoles publiques locales : ce sont des fonctionnaires thaïs qui sont chargé·es d’enseigner le programme scolaire national. Des efforts concertés ont également été déployés pour construire des temples bouddhistes dans ces régions lointaines afin de s’ajouter, voire de remplacer les croyances spirituelles animistes invoquées et pratiquées par les habitant·es de la région.

Cette extension de l’État est claire et directement planifiée. Elle est issue de la politique de « thaïsation » édictée par le gouvernement central au XXe siècle. En 1933 en effet, le dictateur Plaek Phibunsongkhram décida de repenser toute la relation de l’État vis-à-vis des minorités ethniques dans le cadre d’une politique nationaliste massive. Exemples de règles mises en place : imposition de force de la langue thaïe dans le système d’enseignement, renforcement de la relation entre la monarchie et la population, et publication des 12 valeurs nationales, sorte de guide nationaliste sur les attitudes, le mode de vie et la bienséance « Thaï » idéales.

Négociation

Encore aujourd’hui, certain·es fonctionnaires thaïs ont peur de se rendre dans des villages Lisu. Il existe des rumeurs sur des fonctionnaires du gouvernement ayant été détenu·es par des villageois en colère suite à des conflits sur les terres. « C’est clairement déjà arrivé », me raconte un habitant·e. « La tribu Lisu est arrivée avec des couteaux et des bâtons, et les fonctionnaires thaïs ont dû négocier leur libération. »

Une autre jeune femme Lisu, qui préfère rester anonyme, décrit la participation du gouvernement dans la vie des Lisu comme étant le résultat d’une négociation. « Nous acceptons certaines choses offertes par le gouvernement, comme les écoles, les hôpitaux, les temples. Mais nous restons des Lisu... La désobéissance se manifeste à la maison et dans la communauté, où nous continuons à pratiquer nos coutumes et à vivre selon notre propre mode de vie. Nous ne serons pas assimilé·es ». La plupart des habitant·es de la région n’ont pas l’impression que le gouvernement a une quelconque influence sur eux.

Dans le Nord du pays, l’un des leviers les plus efficaces de l’État est sans nul doute le Projet Royal. Lancé dans les années 1960, ce projet visait à remplacer les champs de pavot cultivés par les minorités ethniques dans les montagnes par des cultures de fruits et de légumes. Les produits agricoles produits pour le Projet sont ensuite vendus à une entreprise publique qui les distribue à travers tout le royaume, rendant ainsi le bien-être matériel des habitant·es dépendant de l’État.

Au début, le Projet était financé et soutenu par les Nations Unies. Mais outre le remplacement de cultures, un autre avantage volontairement visé était d’intégrer les minorités dans les activités de l’État thaï, afin de les empêcher d’être entraînées dans le trafic de drogue ou de rejoindre les rébellions communistes qui embrasaient l’Asie du Sud-Est à cette époque.

Aujourd’hui, on trouve des antennes du Projet Royal un peu partout dans les collines. Si leur objectif technique est de contribuer à la recherche et au développement, elles servent aussi d’espaces d’accueil pour les touristes thaïs venant des zones urbaines, sortes d’ambassades permettant d’aider la population thaïe du centre à se sentir proche de ces lointaines collines. Ces postes avancés sont un instrument permanent de « soft power », soit une manière douce pour le gouvernement central de s’attirer les bonnes grâces de la population locale vis-à-vis des fonctionnaires, et d’intégrer leurs activités dans l’État-nation.

Combat/essor antiétatique

Tout au sud du pays, l’ethnie Maniq présente la même culture antiétatique. Les Maniq sont un peuple de chasseurs-cueilleurs nomades vivant dans les parcs nationaux très boisés situés à proximité de la frontière entre la Thaïlande et la Malaisie. Tout comme les Lisu, ils et elles ont leur propre langue, leur propre culture et ne possèdent pas d’écriture. Cependant, contrairement aux Lisu, les Maniq refusent de négocier. Ils rejettent absolument tous les aspects de la modernité au profit d’une existence bien plus traditionnelle. Encore aujourd’hui, ils et elles vivent sans électricité, sans logement permanent et sans aucun des attributs de la vie moderne. Ils et elles se procurent leur nourriture en chassant avec des frondes et des fléchettes empoisonnées, ou en faisant la cueillette dans la forêt.

Les tribus de Maniq se composent en général de 30 personnes environ. Elles vivent en communauté de façon nomade, et ne connaissent pas le concept de propriété privée ni de hiérarchie. Leur population totale est estimée à environ 200 personnes, et se limite uniquement à cette zone des collines.

Historiquement, l’ethnie Maniq a fortement souffert du contact avec les étrangers. Il existe deux mots dans la langue Maniq, que l’on apprend très vite en passant du temps avec eux : « Maniq » (« nous ») et « Hamiq » (« eux »). « Vous êtes soit de la forêt, soit de la ville. Maniq ou Hamiq, », m’explique Kai, le porte-parole. (Le rôle de porte-parole dans la société Maniq est véritablement celui d’un communicant, de quelqu’un qui porte la parole du groupe. Comme il n’y a pas de hiérarchie dans la communauté, le porte-parole n’est en aucun cas un chef. Il est seulement responsable d’entendre et d’écouter les différentes voix du groupe, et de communiquer le consensus obtenu aux personnes extérieures au groupe.)

Jusqu’à présent, les Maniq doivent leur survie à leur instinct de combat. Cela fait des milliers d’années qu’ils fuient la société civilisée et sont connu·es pour être extrêmement méfiants des étrangers. Mais, de nos jours, ce mode de vie nomade et notamment tout ce qui touche à la propriété privée, aboutit inévitablement à des conflits récurrents avec le système juridique thaï. Le fait qu’ils et elles ne soient pas identifié·es formellement se conjugue avec la lourde bureaucratie nationale thaïlandaise, tandis que leur isolement les transforme en une cible d’exploitation tentante, les mettant à la merci des braconniers et des bûcherons illégaux. Les plantations et les terres agricoles se sont également étendues sur le territoire sur lequel vivaient les Maniq depuis plusieurs siècles, le réduisant à une vitesse astronomique.

James C. Scott a défendu l’idée selon laquelle, du point de vue historique, les conditions géographiques de l’Asie du Sud-Est ont compliqué la construction de l’État. L’absence historique de la mainmise de l’État est visible dans les basses terres de Thaïlande, où quasiment chaque région, même les provinces situées en périphérie de Bangkok, a son propre dialecte voire sa propre langue. Ainsi, de nombreux·ses habitant·es de la région rurale de Surin (à 450 kilomètres de Bangkok dans les plaines de l’Est de la Thaïlande) parlent 4 langues : le Khmer, le Lao, le Surin et depuis peu, le Thaï. Les peuples de la province de Surin ont également des pratiques religieuses et des références culturelles que l’on ne retrouve pas dans la culture thaïe dominante.

Le fait que ces communautés existent prouve qu’il existait une autre Thaïlande avant la « thaïsation », qu’il existait des lieux riches en diversité et où les liens communautaires étaient fortement enracinés dans les identités locales. Ces communautés sont toutefois en voie d’extinction rapide. Elles doivent faire face à la mainmise de plus en plus forte de l’État qui, petit à petit, remplace les identités locales par une identité nationale. L’opposition persiste sous différentes formes, notamment dans les collines, que ce soit les Lisu au Nord ou les Maniq au Sud.

Kai, le porte-parole, déclare fermement à propos du gouvernement thaï : « ils veulent qu’on se sédentarise, qu’on cultive des terres, qu’on aille dans leurs écoles, qu’on soit comme eux. Nous ne pouvons pas vivre comme ça. » L’État thaï a déployé de nombreux efforts pour contrôler les Maniq, notamment en délivrant des cartes d’identité, mais qui disparaissent rapidement. Dans la province de Phattalung, un projet de réinstallation forcée, présenté comme un acte de charité de la part de l’État, les a obligé·es à vivre dans des logements permanents dans une sorte de réserve. L’expérience n’a pas duré longtemps, car les Maniq se sont enfui·es et sont retourné·es à leur vie nomade dans la jungle. « Nous ne voulons pas d’aide, ni de charité. Je veux juste que mes enfants puissent grandir comme j’ai grandi. Je veux qu’ils soient Maniq, qu’ils vivent comme des Maniq », me dit Kai le porte-parole. « Nous voulons juste avoir des terres pour vivre, et qu’on nous laisse tranquille ».

Il s’agit clairement d’une idéologie totalement antiétatique, soit le refus de participer à toute forme de civilisation sédentaire ayant le pouvoir de se substituer à leur propre capacité de contrôle. Et pourtant, deux drapeaux flottent au-dessus des cahutes temporaires des Maniq dans la forêt : le drapeau national thaïlandais et le drapeau royal thaïlandais. Ils ont été installés par les Maniq comme preuve de leur bonne volonté envers les propriétaires thaïs de la plantation locale et les garde-forestiers du parc national, qui les harcèlent depuis des dizaines d’années. Les voies de circulation des colonisateurs ne cessant de s’étendre de plus en plus profondément dans les collines et les forêts, il est inévitable d’éprouver un certain pessimisme quant à leur avenir. Kai, le porte-parole, a un message puissant pour le monde extérieur : « Laissez-nous tranquilles ».

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Cet article, initialement publié en anglais sur le site de New Mandala, a été traduit vers le français par Eva Champion, traductrice bénévole pour ritimo. Nous le republions donc en français avec l’accord de New Mandala.