Le 3 mars 2016, à une heure du matin, dans la bourgade de La Esperanza au Honduras, la militante indigène, écologiste et féministe Berta Cáceres était assassinée à son domicile par des hommes armés. Lauréate du prix Goldman 2015, parfois appelé le « Nobel de l’environnement », cette dirigeante du Conseil citoyen des organisations des peuples amérindiens du Honduras (Copinh) s’était faite connaître entre autres pour son opposition au projet de barrage d’Agua Zarca. Ce projet, porté par des hommes d’affaires locaux et par l’entreprise chinoise Sinohydro, aurait privé d’accès à l’eau des centaines d’indigènes Lenca. La campagne efficace menée par Berta Cáceres contre Agua Zarca avait heurté de puissants intérêts, dans un pays déjà particulièrement dangereux pour les défenseurs de l’environnement et des droits de l’homme. La Commission interaméricaine des droits de l’homme avait exigé que le gouvernement du Honduras prenne les mesures nécessaires pour protéger la vie de Berta Cáceres, qui se savait menacée. Selon l’ONG Global Witness, entre 2002 et 2014, pas moins de 111 militants écologistes ont été assassinés au Honduras. Le coup d’État de 2009 n’a évidemment rien fait pour améliorer les choses.
Le meurtre de Berta Cáceres, qui a suscité une vaste indignation internationale, témoigne des menaces qui pèsent sur les défenseurs de l’environnement, ainsi que l’ampleur des conflits sociaux que peuvent susciter les projets de grands barrages partout dans le monde. Au cours des décennies écoulées, de nombreux projets de grands barrages ont suscité des tensions importantes au niveau international, entre États d’amont et d’aval. On peut citer par exemple le conflit plus ou moins larvé entre l’Inde et le Pakistan au sujet de projets de barrages sur l’Indus, ou encore le projet éthiopien du barrage Grand Renaissance, sur le Nil, qui a occasionné un conflit diplomatique encore non résolu à ce jour avec l’Égypte. De même, dans certains États fédéraux, des barrages sont devenus des sujets de tensions entre États ou provinces d’une même nation – par exemple en Inde, le conflit entre le Kerala et le Tamil Nadu au sujet du barrage de Mullaperiyar.
De manière moins spectaculaire, les projets de barrage sont aussi régulièrement l’occasion de conflits civils d’ampleur plus ou moins grande. Certes, contrairement aux conflits interétatiques, ces conflits civils présentent peu de risques de dégénérer un jour en affrontement armé transfrontalier ; il n’en reste pas moins qu’ils peuvent révéler ou renforcer des fractures sociales durables, et occasionner des violences, avec des morts d’hommes ou de femmes à la clé.
Les barrages, une réponse au changement climatique qui suscite de nouveaux conflits
C’est ce dont témoigne à son échelle la controverse, en France, au sujet de barrage de Sivens, dans le sud-ouest du pays. Le mouvement de contestation de ce projet – sans commune mesure avec les situations rencontrées dans d’autres pays dont il sera question ci-dessous – aura tout de même coûté la mort d’un manifestant, Rémi Fraisse, au cours d’affrontements entre opposants et forces de l’ordre. Il ne s’agissait que d’un barrage de modeste envergure par rapport à d’autres projets internationaux, destiné à stocker l’eau en vue de l’irrigation, mais il s’est trouvé vivement contesté à la fois en raison des destructions écologiques qu’il allait occasionner (la zone humide du Testet) et en raison du modèle de développement agricole avec lequel il allait de pair (la culture intensive irriguée du maïs).
L’un des paradoxes de ces conflits suscités par les projets de barrages dans le monde est que ce projets sont souvent présentés comme une réponse au changement climatique. Ils sont justifiés soit comme alternative aux formes de génération d’électricité basées sur les énergies fossiles, soit comme un moyen de sécuriser les ressources en eau face à des conditions climatiques plus incertaines (comme dans le cas du barrage de Sivens en France). Mais loin de favoriser la résilience des sociétés affectées par le réchauffement, ces projets de barrage attisent en fait conflits et tensions sociales, parce qu’ils sont conçus et mis en œuvre au détriment de certaines populations et au profit d’autres acteurs (généralement des intérêts économiques). Ils sont le reflet de politiques d’« adaptation » au changement climatique profondément inégalitaires, avec des gagnants et de perdants.
L’Amérique centrale, zone de tension autour des grands barrages
Bien évidemment, le degré de conflit et de tension suscité par les projets de barrage varie selon les régions du monde. La région mésoaméricaine apparaît comme particulièrement violente, comme en témoigne le meurtre de Berta Cáceres au Honduras, un cas loin d’être isolé. Selon l’ONG Global Witness, les assassinats de militants écologistes sont en augmentation continue dans le monde et l’Amérique centrale – relativement à sa taille et à sa population – est l’une des principales zones à risque, avec le Brésil, les Philippines ou encore la Colombie. Sur les 185 militants écologistes assassinés dans le monde en 2015, 15 l’ont été en raison de leur opposition à des barrages, « principalement au Honduras, au Guatemala et au Mexique ». Au Honduras, le militant Gilberto Vásquez, leader du conseil indigène de Gualinga, est en première ligne en raison de son opposition à un autre projet de barrage dans le pays, celui de Los Encinos. Son fils a été retrouvé mort en décembre 2015, de même que deux autres militants de la région opposés à Los Encinos.
Au Guatemala, le militant Pascual Pablo Francisco a été assassiné, après avoir été torturé, en mars 2015 ; le même jour, deux autres leaders du mouvement contre les projets de barrages dans le nord du département de Huehuetenango, habité par des indigènes Maya, étaient emprisonnés dans la capitale du pays. Plusieurs autres militants locaux ont été assassinés, menacés ou emprisonnés au cours des dernières années, mais certains de ces projets de barrage continuent à bénéficier du soutien des institutions financières internationales comme la Banque mondiale. L’un d’eux a même été certifié par les Nations unies pour générer des crédits carbone au bénéfice de l’entreprise espagnole qui en est propriétaire ! Un précédent assassinat, en 2012, avait suscité une véritable émeute au sein de la ville de Santa Cruz Barillas, qui avait forcé le gouvernement à déclarer l’état de siège et à envoyer l’armée occuper les lieux. Les auteurs de ces méfaits restent impunis.
Aussi bien au Honduras qu’au Guatemala, si les militants opposés aux barrages font l’objet d’une répression aussi féroce, c’est bien souvent en raison du succès même de leur lutte, qui oblige les entreprises ou les financeurs extérieurs à se retirer (comme dans le cas d’Agua Zarca), ou mène à la suspension indéfinie des projets.
Partout sur la planète, les indigènes en première ligne face aux barrages
L’Amérique centrale n’est pas la seule région du monde concernée par les conflits civils liés aux grands barrages. Sur l’île de Bornéo, dans la province malaise du Sarawak, plusieurs projets de barrage géants sont l’objet d’une féroce opposition de la part de dizaines de milliers d’indigènes dont le territoire traditionnel et le mode de vie sont menacés de disparition en raison de ces ouvrages. Au Myanmar, le projet de barrage de Myitsone (actuellement suspendu) a attisé le conflit entre le gouvernement et l’Armée de l’indépendance Kachin, une organisation militaire prétendant représenter la minorité Kachin du nord du pays. En Inde, les populations tribales du nord-est se soulèvent contre les innombrables projets de barrages qui pourraient voir le jour dans les États du Sikkim et de l’Arunachal Pradesh. Les autorités s’inquiètent des liens qui pourraient se nouer entre ces révoltes, les groupes armés nationalistes du nord-est, et la guérilla naxalite (maoïste) qui cherche à s’implanter dans la région.
En Colombie, le projet de barrage d’Ituango, sur la seconde rivière du pays, était régulièrement jusque récemment le théâtre d’affrontements armés entre l’armée et la police et les guérilleros des FARC, les populations civiles se retrouvant souvent pris entre deux feux. Les opposants au barrage font l’objet d’une violente répression, et plusieurs ont été assassinés. Au Brésil enfin, les projets de nouveaux mégabarrages sur le Tapajós, dernier affluent de l’Amazone épargné par ces grands ouvrages, ont suscité un conflit ouvert entre le gouvernement fédéral et les tribus autochtones de la région, à commencer par la puissante ethnie Munduruku, qui a déclaré qu’elle était prête à partir en « guerre » contre l’État brésilien pour protéger son territoire. Là aussi, ces conflits ont déjà provoqué des morts, et le gouvernement a fait intervenir l’armée pour protéger les industriels.
Cette similitude de situations au niveau mondial illustre une vérité fondamentale sur les projets de grands barrages, particulièrement à l’heure actuelle : portés par des gouvernements nationaux, ils affectent en premier lieu – voire exclusivement – des minorités nationales déjà marginales ou discriminées au sein de leurs propres pays, et notamment des peuples autochtones. En ce sens, les projets de grands barrages ne font que perpétuer et envenimer des tensions et une violence politique qui existait déjà au sein des pays concernés.