Difficile aujourd’hui d’échapper aux discours alarmistes sur les conséquences géopolitiques du réchauffement des températures globales. Avec la multiplication des événements climatiques extrêmes, le monde irait vers une compétition accrue pour les ressources naturelles, aggravant les tensions existantes et déstabilisant des pays ou des régions entières. Le XXIe siècle sera-t-il celui des « guerres de l’eau », comme on l’entend si souvent ? Plusieurs régions du monde sont citées à l’appui de ces prédictions pessimistes, à commencer par le Proche et Moyen Orient, ou encore l’Asie centrale. La région de la Corne de l’Afrique est également souvent évoquée dans ce contexte. La situation y est particulière à plusieurs égards. D’abord en ce que la violence et les conflits y sont endémiques depuis plusieurs années et sont le fait non seulement d’États et de groupes armés, mais aussi de populations civiles et de tribus. Ensuite en ce que l’accès à l’eau est déjà clairement depuis un certain temps un facteur de conflit explicite, quoiqu’à petite échelle.
En même temps, un examen plus circonstancié de la situation en Afrique de l’Est, dans ces régions semi-arides où vivent de nombreuses tribus pastoralistes, amène à reconsidérer certaines certitudes sur les effets du changement climatique. Les choix de développement à l’œuvre dans la région (grandes plantations agricoles, barrages hydroélectriques) contribuent autant, sinon plus, que le réchauffement des températures à créer des tensions sur l’accès à l’eau.
Au cœur du triangle d’Elemi
La région située aux confins de l’Éthiopie, du Kenya et du Soudan du sud (et non loin de l’Ouganda), appelée « triangle d’Elemi », est une zone de conflits endémiques entre populations pastoralistes nomades : les Turkana du Kenya, les Daasanach d’Éthiopie et quelques autres. Ces tribus se disputent régulièrement, depuis des années, l’accès aux ressources de cette région sèche. Les épisodes de violence semblent s’être multipliés ces dernières années, pour des raisons liées au changement climatique mais aussi aux développements sur les rivières de la région.
Selon plusieurs observateurs, en effet, la frontière traditionnelle entre les Turkana et les Daasanach se situait au niveau du delta que fait le fleuve Omo en entrant dans le lac Turkana – delta qui marque la frontière entre Éthiopie et Kenya. Or, avec la réduction du débit de ce fleuve, ce delta s’est déplacé vers le sud, créant une nouvelle zone d’empiètement et de conflits. Des épisodes de violence faisant des dizaines de morts se sont succédés avec une intensité croissante, particulièrement les années les plus sèches, depuis le début des années 2000. Il s’agit en général de cycles de violences, de vengeances et de contre-attaques opposant ces ethnies ou d’autres autour de l’accès aux pâturages et à l’eau pour le bétail. En 2015, par exemple, des violences entre populations de la région kenyane du Turkana et celles du Pokot ont fait en tout une centaine de morts au cours d’une série de raids et de contre-raids.
Le barrage qui vient envenimer la situation
Le lac Turkana – considéré comme le plus grand lac désertique du monde, et inscrit au patrimoine mondial de l’humanité – symbolise à lui seul les menaces qui pèsent sur cette région du monde et ses habitants. Principale, sinon unique source d’eau potable pour les habitants de la région, il a déjà vu son volume baisser de manière significative au cours des dernières décennies. Et la construction par l’Éthiopie d’un barrage géant sur le fleuve Omo, Gibe III, risque de tarir encore davantage cette ressource vitale, aggravant les conflits sociaux et ethniques dans la région. En plus d’assurer les besoins en eau pour la boisson, le lac et son système hydrographiques soutiennent des activités de pêche et, surtout, des activités agricoles sur les bords des rivières. Un quart de million de personnes vivent autour du lac, à quoi s’ajoutent les populations de la basse vallée de l’Omo, elles aussi impactées. L’érection de Gibe III aurait précisément pour effet de bloquer les alluvions fertiles qui rendent l’agriculture possible sur les bords du lac et du fleuve malgré le climat aride. S’y ajouteraient les ponctions sur le débit de l’Omo (source de 80-90% de l’eau du lac), car le barrage Gibe III est aussi destiné à alimenter en eau d’irrigation les nouvelles plantations industrielles de coton et de sucre que l’Éthiopie veut développer dans la région avec l’aide d’investisseurs étrangers. Comme pour d’autres projets hydroélectriques, le gouvernement éthiopien a tout fait pour que ces barrages soient rapidement construits, malgré les risques de fragilité des ouvrages, sans études d’impact ni consultation des populations affectées. Il assure que le barrage ne limitera pas le débit de l’Omo mais contribuera au contraire à le régulariser.
Comme on a commencé à l’observer au niveau du delta de l’Omo, la perspective d’un assèchement progressif du lac risque d’attiser doublement les conflits entre les ethnies locales : d’une part en rendant les ressources naturelles vitales plus rares, et d’autre part parce que le lac constituait une frontière traditionnelle claire et reconnue entre leurs territoires respectifs, qui risque de se transformer en territoire disputé. « Cet endroit va se transformer en champ de bataille sans fin et incontrôlable », craint un leader local interrogé par le quotidien britannique The Guardian. Pourtant, le gouvernement du Kenya soutient officiellement le projet de Gibe III, dont il pourra utiliser une partie de l’électricité, au nom du développement.
Conflits entre agriculteurs et pastoralistes
Un peu plus au sud, un autre élément vient ajouter une nouvelle dimension aux conflits potentiels : les populations pastoralistes, en quête d’eau et d’herbe pour leurs troupeaux, sont de plus en plus tentées de remonter vers les hautes terres, moins arides, dans des régions occupées traditionnellement par des agriculteurs sédentaires. D’où une multiplication des conflits, eux aussi parfois violents, avec des paysans peu désireux de voir ces bêtes manger leurs cultures.
La situation a été empirée par la politique du gouvernement kenyan visant à favoriser l’installation d’exploitations agricoles (aussi bien de grandes exploitations industrielles que des fermes individuelles) dans des régions traditionnellement pastoralistes. Le développement de ces activités agricoles a eu des impacts sur la disponibilité des ressources en eau et multiplié les occasions de conflits potentiels. On retrouve ce genre de conflits entre paysans sédentaires et agriculteurs pastoralistes dans tout l’Est de l’Afrique.
Une trouvaille qui dément les mauvaises augures ?
C’est dans ce contexte qu’a été annoncé en 2013 la découverte d’une nappe d’eau souterraine géante dans le sous-sol du nord-est kenyan, non loin du lac Turkana. Si elles sont un jour confirmées, ces ressources pourraient, en théorie, suffire à assurer les besoins des populations locales pendant de nombreuses décennies. Mais les premiers tests suggèrent que cette eau est probablement trop salée, ce qui la rend impropre à la consommation humaine. La trouvaille a néanmoins donné naissance à des rêves de « verdissement » de cette région semi-aride et de développement d’activités agricoles à grande échelle. (On rappellera qu’un vaste aquifère souterrain du même type a été découvert dans la région elle aussi en proie à la violence du Darfour, il y a quelques années.)
Même si les tests futurs étaient concluants, de nombreuses questions demeurent, notamment parce que ces ressources en eau sont très profondes (300 mètres) et que leur pompage et leur transport nécessiteraient des investissement considérables. S’assurer que cette eau bénéficie aux populations les plus pauvres et qu’elle est utilisée de manière soutenable à long terme sera également un défi considérable, au vu de l’expérience d’autres régions du Kenya avec les plantations industrielles destinées à des cultures d’exportation.