Les BD et les romans graphiques explorent les expériences vécues par les réfugié·es

, par The conversation , NIJDAM Elizabeth "Biz"

Anggara Mahendra. Reinhard Kleist & Johnny Cash dans la jungle à Alila. Crédit : Ubud Writers & Readers Festival (CC BY 2.0)

Les BD portant sur de témoignages des réfugié·es ne sont pas nouvelles. On pense évidemment à un célèbre superhéros créé par Jerry Siegel et Joe Shuster, Superman, qui est en réalité un réfugié ayant atterri sur terre après son départ de Krypton.

Mais depuis quelques temps, l’intérêt pour des BD illustrant l’expérience des migrant·es n’a cessé de croître, notamment pour raconter l’histoire des réfugié·es et des demandeur·ses d’asile. Depuis 2011 en particulier, et le début de la guerre civile en Syrie, les BD et les romans graphiques sont devenus un moyen d’expression important pour évoquer les migrations forcées dans le monde.

Ce que l’on pourrait appeler les « histoires illustrées de réfugié·es » vont des petites BD publiées dans les journaux et magazines aux romans graphiques, en passant par les web-BD. Leur point commun est de mêler reportage sur des témoins ou collaboration journalistique, et narration au format BD. Ces histoires sont écrites afin de transmettre le point de vue des réfugié·es, artistes, bénévoles ou journalistes qui travaillent sur le terrain dans les camps de personnes déplacées, les zones de guerre, voire sur les routes empruntées par les migrant·es. Elles sont parfois nées d’une collaboration avec des organisations de défense des droits humains.

Au vu des sujets abordés, on peut dire que ces artistes de BD traitent de sujets complexes et bouleversants qu’il serait difficile de raconter d’une autre manière.

Ils s’appuient sur le format traditionnel de la BD, notamment son caractère séquentiel, les cases et l’association de texte et d’image afin de susciter de l’empathie et de la compassion pour le parcours des migrant·es. Leur but est donner une voix aux demandeur·ses d’asile et aux réfugié·es, soit 80 millions d’individus et de familles dans le monde ayant été forcés de fuir leur foyer, et dont les visages anonymes apparaissent régulièrement dans nos médias.

Problématiques et point de vue du narrateur

Ces BD sont généralement réalisées par des dessinateurs occidentaux, qui s’appuient sur des témoignages directs de migrant·es et de réfugié·es, ou de personnes ayant travaillé avec elles et eux, ou les ayant rencontré·es. Ce sont donc des histoires sur des réfugié·es, mais n’étant pas écrites par des réfugié·es. Candida Rifkind, une chercheuse universitaire canadienne qui étudie la bande dessinée indépendante et les romans graphiques, a montré comment les projets de BD sur les expériences des migrants naissent souvent après que les témoins de ces histoires se retrouvent aux prises avec des sentiments de « honte, de culpabilité et de responsabilité », et souhaitent alors que la société occidentale dans son ensemble prenne conscience de la réalité de la vie des migrant·es et réagisse.

Ces histoires soulèvent toutefois des questions éthiques sur ce que cela implique de raconter l’histoire de quelqu’un, et sur qui a le droit de le faire et qui en assume la responsabilité. Bien que la question du rapport de force inhérent à la production de ces textes reste ouverte, les BD sur les migrations forcées dans le monde sont importantes, car elles interrogent la représentation des migrant·es et les circonstances socio-politiques de leur migration.

Ces BD remettent également en question ce qui est relayé dans les médias grand public comme l’histoire d’une crise mondiale des réfugié·es n’ayant pas de visage humain, un storytelling dont les conséquences sont désastreuses pour les migrant·es, qui font face à la xénophobie et à la haine. Pour reprendre les mots de Mme Rifkind, les BD et romans graphiques viennent bouleverser « l’imaginaire visuel du/de la migrant·e dépeint·e comme l’Autre, une figure qui s’était peu à peu imposée comme principale image » de la mondialisation contemporaine.

Dans les BD sur les migrations forcées, c’est l’expérience des réfugié·es qui est au centre de l’attention et ceux-ci deviennent le sujet de leur propre histoire. De plus, le dessin permettant de représenter les individus de façon anonyme, ceux-ci ont plus de facilité à « livrer leur témoignage de façon honnête, pleine et entière », et peuvent ainsi assumer leur part d’humanité.

Un·e réfugié·e racontant à visage découvert son histoire, l’oppression et la violence qu’il·elle a connues peut en effet subir des répercussions. Les photos peuvent venir prouver l’illégalité du séjour en camp de migrant·es, ou le fait d’être sans-papier. Des images de la route empruntée par un·e demandeur·se d’asile peuvent même mettre sa vie en danger et nuire à son objectif premier.

De nouvelles stratégies visuelles

Les BD sur les migrations forcées sont aussi originales car elles usent de nouvelles stratégies visuelles pour raconter l’expérience des migrant·es. Les artistes utilisent les bordures des vignettes pour ajouter un effet à la narration, celle-ci balançant généralement entre la volonté de l’artiste de représenter une expérience, une émotion ou un événement spécifique, et son incapacité à illustrer certaines formes de traumatisme et d’expériences vécues.

Dans The Unwanted : Stories of the Syrian Refugees (2018), l’auteur et illustrateur américain Don Brown restitue l’alternance entre moments d’espoir et de désespoir que vivent les réfugié·es qu’il a rencontré·es en Grèce dans trois camps de réfugiés à Ritsona, Thessalonique et sur l’île de Leros.

Dans la BD de Brown, la violence que rencontrent les réfugié·es est l’élément graphique fondamental qui traverse les vignettes. Des balles en cassent les bordures, des bombes explosent en dehors du plan de l’image, et de la fumée toxique sort des cases.

Brown s’appuie sur la loi graphique de la BD selon laquelle il est possible de dépasser et de jouer avec les bordures des vignettes, ce dans le but de montrer le lien entre la violence et le fait de sortir du cadre imposé. Non seulement la violence en Syrie a forcé nombre de ses habitant·es à fuir le pays pour se mettre à l’abri et retrouver la liberté, mais les migrant·es syrien·nes ont également rencontré de la violence et de l’hostilité sur leur parcours, mais aussi dans leur pays d’accueil, soit au-delà des frontières de leur pays.

Dans Threads : From the Refugee Crisis (2016), la dessinatrice anglaise de BD et de romans graphiques Kate Evans a dessiné les bordures de ses vignettes sous forme de broderie de fine dentelle. Threads est une critique culturelle et socio-politique de l’autrice, qui se base sur son expérience de bénévole dans le plus grand campement de réfugié·es de France à Calais, certes illégal, mais qui a existé de janvier 2015 à octobre 2016.

Mes recherches ont permis de montrer en quoi cette dentelle intégrée dans la BD est bien plus qu’une analogie au fait qu’à Calais, de nombreux problèmes s’entremêlent et entretiennent des liens complexes. Principe structurel fondamental dans le texte d’Evans, la broderie fait en effet également référence à l’histoire de la dentelle à Calais, qui fut le principal secteur d’activité de la région, et permet ainsi de représenter l’histoire des réfugié·es.

Des apartés dans l’histoire

L’esthétique du smartphone occupe également de plus en plus de place dans la représentation des expériences des réfugié·es en BD. Les captures d’écrans de smartphone et de réseaux sociaux fonctionnent comme des apartés dans certaines histoires.

Le dessinateur et romancier graphique allemand Reinhard Kleist intègre les réseaux sociaux dans sa BD An Olympic Dream : The Story of Samia Yusuf Omar (2016). Celle-ci raconte l’histoire de Samia, une athlète olympique somalienne morte noyée pendant son trajet pour rejoindre l’Italie en 2012.

Une partie de l’histoire est racontée à travers des publications Facebook faisant suite à des entretiens menés sur ce réseau social entre la sœur de Samia et un journaliste ayant interviewé et connu la sportive.

Les athlètes somaliens ont par la suite utilisé l’histoire de Samia pour faire des Jeux Olympiques un lieu favorisant la prise de conscience sur les conflits et la paix dans le monde. Dans son introduction, Kleist écrit que trop souvent, « les vies humaines sont représentées par des chiffres abstraits. »

Cette BD n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de l’utilisation des nouveaux médias, comme les vidéos virales, les jeux mobiles et les documentaires dont le but est de montrer le rôle des portables dans la migration.

Du fait des histoires personnelles qu’elles racontent, les BD sur les migrations forcées rendent les expériences des réfugié·es plus humaines. Ce type de narration graphique est également un moyen d’exprimer toute la complexité de l’expérience des réfugié·es grâce aux techniques narratives et aux stratégies visuelles de l’art de la bande-dessinée.

Lire l’article original en anglais sur le site de The Conversation

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Elizabeth "Biz" Nijdam est professure assistante ("without review") d’Allemand à l’Université de Colombie Britannique.

Cet article, initialement paru en anglais sur le site de The Conversation France sous licence Creative Commons (CC BY-ND 4.0), a été traduit par Emilie Vandapuye et relu par Eva Champion, traductrices bénévoles pour ritimo.