Une économie en lambeau, masquée par des politiques d’accès à l’éducation et aux soins
Au cours des années 2000, les autorités suspendent la distribution d’aide alimentaire et refusent peu à peu toute aide venue des Organisations non-gouvernementales (ONG) ou des Organisations internationales (OI). Afeworki considère en effet que son pays doit être auto-suffisant, c’est-à-dire que sa production doit pouvoir pallier les besoins de sa population. En réalité, cette auto-suffisance est un mirage. Selon l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires qui effectue un index de la situation alimentaire de chaque pays, l’Erythrée atteint régulièrement un niveau de famine « extrêmement alarmant ». En 2014, plus de 60 % de la population souffre de malnutrition et 70 à 80 % de la population vit d’une agriculture de subsistance, c’est-à-dire que chacun produit pour survivre, mais aucun surplus ne permet la revente. La production locale couvre moins de 50 % des besoins du pays, 70 % pour les meilleures années.
Malgré cette situation, Afeworki continue de faire des choix politiques complètement en dehors de cette réalité : les importations de produits alimentaires sont limitées, les commerçants ne sont pas autorisés à importer, il est interdit de franchir les frontières (alors que les denrées de première nécessité sont nettement moins chères dans les pays voisins et notamment au Soudan), les paysans subissent des restrictions d’accès à l’aide alimentaire « grâce au » système de coupon (système de rationnement), et enfin les paysans se voient prélever une part de leur production revendue à bas prix aux entreprises d’État. Tout est fait pour que l’agriculture s’effondre.
Par ailleurs, la conscription obligatoire prive les campagnes et les installations agricoles de main d’œuvre. Pire encore, les paysans sont régulièrement expropriés : l’État récupère les terres y fait travailler les conscrits qui, sans connaissance du métier, ne parviennent pas à gérer les exploitations et les cultures.
De cette situation, Afeworki n’en fait pas la publicité. Au contraire, dans ses rares interventions auprès de médias étrangers il vante la gratuité de son système éducatif ou de soins. Il nie les difficultés économiques et fait croire que le refus de toute aide alimentaire venant d’ONG est un signe de l’indépendance de la Nation érythréenne.
La politique étrangère érythréenne : Déstabilisation régionale et isolement international
Outre l’Éthiopie, l’Érythrée entretient des relations tendues avec quasiment tous ses voisins. Elle a été accusée à maintes reprises d’être responsable de la déstabilisation régionale. Les Nations unies ont démontré l’implication de l’Érythrée dans le soutien et le financement de plusieurs groupes rebelles de la région. A peu près tous les groupes armés de la région ont été soutenus, à un moment ou un autre, par le régime érythréen, du Soudan à la Somalie. Si les relations diplomatiques entre l’Érythrée et le Soudan se sont grandement améliorées ces dernières années, il n’en est pas de même avec l’Éthiopie et Djibouti. Ces deux pays entretiennent toujours un conflit frontalier avec l’Érythrée. Avec Djibouti, des affrontements ont toujours lieu de manière sporadique, le dernier datant de 2008. L’Érythrée est toujours accusée depuis cette date de détenir des prisonniers de guerre djiboutiens. Du côté éthiopien, les frontières dessinées aux alentours de la ville de Badmé, suite à l’accord de paix de 2000, sont toujours dénoncées par l’Éthiopie. Régulièrement, des accrochages sont signalés entre les deux armées aux alentours des postes-frontières.
Le manque d’efforts entrepris dans la résolution du conflit avec Djibouti et le soutien aux Chababs [1] de Somalie a valu des sanctions de la communauté internationale par le biais de deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies : les résolutions 1907 du 23 décembre 2009 et 2023 du 23 décembre 2011 mettent en place un embargo sur les armes et des sanctions économiques et financières.
Pour Afeworki, c’est la preuve d’un complot contre lui et son pays.
Les condamnations des Nations Unies sanctionnent également la « taxe de la diaspora ». Le Conseil de sécurité demande aux États membres d’en empêcher le prélèvement. Cette taxe oblige les Érythréens de la diaspora à verser 2% de leur revenu annuel au régime. Mise en place dès l’indépendance, elle permet aux autorités de contrôler les Érythréens, même en dehors des frontières nationales. Ceux qui s’en acquittent ont accès à différents droits (services consulaires, droit d’acheter un commerce ou un terrain en Érythrée…), refusés à ceux qui s’y soustraient. Selon l’ONG Human Rights Watch, le non-paiement de cette taxe peut entraîner des représailles sur les familles restées au pays, comme la confiscation de leurs terres ou de leurs licences commerciales, ou le paiement d’amendes. Le contrôle sur cette taxe est vu comme une ingérence de la communauté internationale sur les revenus du pays : si la population survit, c’est pour beaucoup grâce à ces revenus venus de l’étranger.
Dans les faits, l’embargo sur les armes est régulièrement violé et la taxe de la diaspora est toujours prélevée dans de nombreux pays, malgré quelques prises de positions publiques de responsables politiques, canadiens notamment.
Toutes les sanctions imposées par le Conseil de sécurité des Nations Unies permettent aux autorités érythréennes de tenir un discours de victimisation : les difficultés auxquelles fait face l’Érythrée seraient du seul fait d’un acharnement de la communauté internationale contre le pays, et en premier lieu un acharnement des États-Unis et de l’Éthiopie. Dans une interview de 2008 pendant laquelle il est interrogé sur l’exil de la jeunesse de son pays, Afeworki accuse la CIA d’en être responsable : « Des centaines de jeunes ont été induits en erreur et portés à croire qu’il y avait un paradis à l’extérieur. C’est un complot pour priver cette nation de sa jeunesse, financé par la CIA » [2].
Issaias Afeworki décrit son pays comme « assiégé et persécuté » et justifie ainsi son refus de collaborer avec les différentes entités internationales, ou en tout cas ses rapports conflictuels : organisations internationales et régionales (Union africaine (UA), Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), Banque mondiale, etc.), Organisation des Nations Unies (les experts chargés des enquêtes sur les violations des droits humains se voient systématiquement refuser l’entrée sur le territoire), organisation non-gouvernementales (les dernières ONG étrangères ont quitté le pays en 2011 et 2012)… Les représentations diplomatiques sont également minimes : les Pays-Bas et la Norvège ont fermé leur ambassade en 2011 et 2013, les États-Unis n’ont qu’un représentant.
Longtemps soutenue financièrement par la Libye et le Qatar, l’Érythrée a compris aujourd’hui l’importance de retrouver des alliés, le soutien respectif de ces deux pays s’étant largement amoindri. Mis à part le Soudan, l’Érythrée ne peut en effet compter sur beaucoup de soutiens. Récemment, des rapprochements ont été observés avec la Russie (qui s’intéresse au potentiel minier et pétrolier de l’Érythrée) et la Turquie (ouverture d’une ambassade en 2013, et d’une ligne directe d’aviation civile de la compagnie Turkish Airlines) ainsi que l’Afrique du Sud (ses intérêts miniers y sont grands).
L’absence de liberté de la presse, la famine, l’exil des jeunes… Selon le gouvernement érythréen, tout ne serait que mensonges et manipulations de la communauté internationale visant à déstabiliser le régime.
La résistance passive de la population
Après 15 ans de répression, la population est lasse, le pays est exsangue, et les Érythréens fuient en masse. Afeworki s’accroche à son siège en s’assurant de la loyauté de sa milice gouvernementale. En janvier 2013, en effet, une tentative de coup d’État lui a démontré que son armée pouvait se retourner contre lui. Cette tentative fut confuse, et a rapidement échoué. Mais cela a eu au moins deux effets : accroître la méfiance d’Afeworki envers son armée, et redonner une once d’espoir à la population et à l’opposition en exil. Depuis, Afeworki fait en sorte que ses généraux se méfient les uns des autres afin d’empêcher toute alliance et a procédé à une nouvelle purge au sein de son entourage et de l’armée. Il s’entoure également de plus en plus des forces spéciales et d’une milice composée de membres éthiopiens, des Tigréens du Mouvement démocratique du peuple du Tigré, aussi appelé Demhit. Cependant, 700 d’entre eux ont fui l’Érythrée en septembre 2015 et se sont rendus aux autorités soudanaises.
Depuis quelques années et pour la première fois depuis 2001, un mouvement d’opposition semble gagner en notoriété et tente de s’opposer au régime. Ce mouvement, appelé Arbi Harnet (Vendredi de la liberté) est né à l’étranger, mais a des soutiens à l’intérieur du pays. Arbi Harnet passe des centaines de coups de téléphone par le biais de « robocall », un système qui permet d’envoyer des messages pré-enregistrés à des numéros de téléphone pris aléatoirement, pour y dénoncer les agissements du régime. Il colle également régulièrement des affiches dans les rues d’Asmara, ou écrit des messages subversifs sur les murs.
À côté de cela, la population semble être entrée dans une forme de résistance passive. Tout mouvement concerté étant non seulement risqué, mais aussi impossible du fait du climat de suspicion qui pèse entre les individus, les formes de résistance et de protestation se traduisent par des actes isolés et individuels. Pour les observateurs, il s’agit bien d’une résistance : l’absentéisme, les retards répétés à son poste de travail, l’indiscipline, font partie de ses actes de résistance. Les désertions sont de plus en plus nombreuses, et l’exil fait bien sûr partie d’une forme de résistance.