Birmanie : à qui profite le gaz ?

Hydrocarbures et géopolitique

, par CRISLA

Réserves, investissements et production de gaz et de pétrole aujourd’hui en Birmanie : Etat des lieux 2009

La Birmanie a d’importantes réserves de gaz naturel. Avec 19 champs d’exploitation à terre et 3 offshore, la Birmanie aurait des réserves exploitables de 510 milliards de m3 sur un volume total de 2540 milliards de m3 de réserves estimées.
Les statistiques révèlent que les investissements du secteur des hydrocarbures en Birmanie ont atteint 3,2 milliards de dollars répartis sur 85 projets fin 2007, depuis que le pays s’est ouvert aux investissements étrangers à la fin de 1988. Sur l’ensemble de cette période, le secteur pétrolier représente ainsi le second secteur d’investissement étranger après l’énergie hydroélectrique.
Selon le ministère birman du planning national et du développement économique, en 2007, l’investissement étranger dans le secteur pétrolier a triplé par rapport à 2006.
Actuellement, 13 compagnies étrangères, principalement d’Australie, de Grande-Bretagne, de France, du Canada, de Chine, d’Indonésie, d’Inde, de Corée du Sud, de Malaisie, de Thaïlande et de Russie sont impliquées dans des projets pétroliers ou gaziers en Birmanie selon des sources officielles.
Les statistiques montrent que les exportations de gaz birman ont culminé en 2007-2008 à 2,6 milliards de dollars, soit une augmentation de 27,7% par rapport à 2006-2007, représentant 42,9% des exportations totales durant l’année.

Le gaz de Yadana

TOTAL (France) et UNOCAL (Etats-Unis) sont devenus en 1992 les partenaires de la compagnie pétrolière Birmane MOGE (intégralement contrôlée par la junte birmane) ayant pour but l’exploitation du gisement gazier offshore de Yadana, situé en mer à 70 km de la côte birmane, un champ géant du fait de ses réserves estimées à près de 150 milliards de m³, pour une durée de vie estimée par TOTAL à 30 ans.
Le chantier de construction du gazoduc en direction de la Thaïlande a employé officiellement 2500 personnes dont 350 expatriés. En Birmanie, le gazoduc traverse environ 23 villages représentant une population d’environ 43000 personnes.
Pour le projet Yadana, TOTAL a investi 700 millions de dollars ce qui fait d’elle le principal partenaire et opérateur du projet. TOTAL est à ce titre le principal responsable de la mise en oeuvre du projet qui a nécessité un investissement total de 1,2 milliard de dollars, représentant à lui seul plus d’un tiers des investissements étrangers de l’époque.
TOTAL a payé 15 millions de dollars dès 1992 pour le seul accès aux données techniques du gisement potentiel et aurait payé près de 50 millions de dollars de pot-de-vin aux autorités birmanes pour s’assurer du contrat. UNOCAL, de son côté, a versé près de 9 millions de dollars à la junte. Le gazoduc représenterait aujourd’hui une des toutes premières sources de devises étrangères vers la Birmanie.

Yadana et le travail forcé

Carte de Yadana

Dans son rapport de 1998, l’OIT a établi "l’utilisation généralisée du travail forcé en Birmanie". TOTAL a été suspectée très tôt, dès les débuts du chantier du gazoduc de Yadana, en 1992, de recourir à de telles pratiques. En 2003, le groupe a demandé, par l’intermédiaire de ses avocats, un rapport à Bernard Kouchner (actuel Ministre Français des Affaires Etrangères), qui a blanchi la société de cette accusation, mais lui a recommandé d’améliorer sa communication.

De l’autre côté, depuis la mise en service du gazoduc, en 2000, les démocrates birmans, Aung San Suu Kyi en tête, ne cessent de réclamer l’interruption de la perfusion financière que représente pour la junte l’exportation du gaz de Yadana. Pour eux, TOTAL est le principal artisan du passage de la junte du statut de "narcodictature" à celui de "gazodictature", sans que les généraux birmans aient en quoi que ce soit modifié leur comportement ubuesque, ou songé à consacrer même une infime portion de la manne gazière – plus de 3 milliards de dollars en sept ans – à la santé et à l’éducation d’une population désormais guettée par la famine.

Oppositions au projet

Une plainte de 8 travailleurs birmans a été déposée en 2002 devant le tribunal de Nanterre et devant le tribunal de Bruxelles pour crime de séquestration, en d’autres termes, la qualification en droit français du travail forcé. Leurs actions se sont heurtées à des obstacles judiciaires et sont actuellement éteintes. En effet en décembre 2005, dans le cadre d’un accord qui mettait un terme à la poursuite instruite, TOTAL a accepté d’indemniser les 8 plaignants de Nanterre, ce qui a été perçu comme un aveu par des associations de défense des droits de l’Homme.
Une autre plainte contre TOTAL, déposée en 2002 devant le tribunal de Bruxelles par 4 réfugiés birmans, a connu maints obstacles jusqu’en octobre 2008, la compagnie pétrolière réussissant à échapper à tout procès réel jusqu’à cette date. La plainte sera examinée une dernière fois par la cour de cassation le 22 octobre 2008.
De son côté, EarthRights International (ERI) a soutenu une action judiciaire contre la compagnie pétrolière UNOCAL – actuellement filiale de CHEVRON. Cette dernière a clos le procès à l’amiable comme TOTAL en versant des compensations aux plaignants, villageois birmans victimes des spoliations engendrées par le gazoduc alimentant la Thaïlande. ERI a également dénoncé les pratiques de travail forcé liées au projet gazier de Yadana dans plusieurs rapports dont un récent d’avril 2008. Ce qui a poussé dans le même temps, l’US Campaign for Burma à lancer une campagne de boycott de CHEVRON.

Le rôle de la Chine

Dans un rapport de septembre 2007 mis à jour en septembre 2008, l’ONG américaine ERI identifie 69 sociétés chinoises intervenant en Birmanie dans les domaines des hydrocarbures, de l’hydroélectricité et des mines. Ce qui représenterait une augmentation de 250% entre 2007 et 2008. En outre, ERI indique que ce chiffre pourrait être bien supérieur compte tenu de la difficulté d’obtenir des informations sur ces secteurs d’activité. Rien que pour le secteur pétrolier et gazier, 16 compagnies chinoises sont citées dans le rapport d’ERI, dont 3 des plus grosses multinationales chinoises : SINOPEC, CHINA NATIONAL OFFSHORE OIL CORPORATION et CHINA NATIONAL PETROLEUM CORPORATION (CNPC).
ERI ajoute qu’actuellement, la Birmanie est "devenue géopolitiquement significative" pour la Chine en raison de la croissance rapide de ses besoins en énergie et matières premières.

Les hydrocarbures de la côte arakanaise et le Shwe gaz project

Après de premiers forages décevants dans les années 1970, une série de campagnes d’explorations menées ces dernières années ont permis de découvrir d’importantes réserves gazières plus à l’ouest du pays, près des côtes arakanaises, au large de Sittwe, capitale de la province de l’Arakan et principal port de la région. Il s’agit en particulier du champ gazier de Shwe (cf. carte : bloc A1).
Compagnies indiennes, chinoises et coréennes se bousculent au portillon pour obtenir des permis d’exploration/exploitation sur les différents blocs de la côte arakanaise.
Les nouveaux gisements découverts doivent être exploités par 3 compagnies indiennes et une coréenne. Leurs investissements révèlent la croissance rapide des besoins du subcontinent.
Un accord a été signé avec l’Inde en mars 2006 pour la vente du produit du gisement A1-Shwe. Il était dès lors question de procéder à la construction d’un gazoduc de 850 km qui pourrait permettre d’acheminer la production birmane vers l’Inde via le Bangladesh. Mais les négociations pour la construction du gazoduc ont achoppé. Le Bangladesh, qui doit accorder le droit de passage sur son territoire, a en effet demandé le versement de 625 millions de dollars annuellement et l’autorisation d’importer sans taxe son électricité du Népal et du Bhoutan à travers l’Inde. New Delhi a jugé ces exigences inacceptables et a cherché à imaginer d’autres tracés, envisageant la construction d’un gazoduc de 1200 km qui contournerait le Bangladesh.

Depuis le vent a tourné et Daewoo, investisseur majoritaire dans le projet Shwe (60% contre 30% pour les compagnies indiennes), a décidé de vendre le gaz à la Chine. En juin 2008, un accord ("Momorendum of Understanding" ou MoU) a été signé avec la Chine pour l’achat et l’acheminement du gaz arakanais via un gazoduc traversant la Birmanie jusqu’à la province du Yunnan. Parallèlement, la Chine a montré son intérêt pour la construction d’un oléoduc qui relierait le port en eaux profondes de Sittwe à sa province du Yunnan, créant une route alternative au détroit de Malacca pour les importations chinoises de pétrole en provenance du Moyen-Orient et de l’Afrique. La construction du double pipeline (gazoduc plus oléoduc en parallèle) reliant l’Arakan au Yunnan pourrait démarrer dès 2009 selon les médias chinois et thaïlandais (China Stakes News, The Irrawady News…).

Carte de Shwe

Depuis, PetroChina, principal pétrolier chinois, a signé le 3 octobre 2008 le premier accord de distribution du gaz naturel, le consacrant comme unique opérateur pour la vente du gaz birman au Yunnan.
En lot de consolation, l’Inde a obtenu le marché pour la rénovation et le développement du port de Sittwe. Le gouvernement de Delhi espère ainsi que Sittwe et la route de la rivière Kaladan, reliant l’Etat indien du Mizoram à la mer, permettront un désenclavement des Etats du Nord-Est de l’Inde.
Parallèlement, Daewoo a entamé des négociations avec une compagnie gazière japonaise pour construire une usine de liquéfaction du gaz alors que des compagnies vietnamiennes sollicitent la junte pour mener elles aussi des explorations sur les champs offshore birmans.

Dans le même temps, l’ensemble des organisations de défense des droits de l’Homme sont unanimes : comme ailleurs en Birmanie, chaque construction d’un gazoduc implique une confiscation des terres, des déplacements de populations et bien souvent du travail forcé. L’ONG Arakan Oil Watch, basée en Inde, au Bangladesh et en Thaïlande, a produit un rapport en octobre 2008 précisant ces dénonciations.

Le tropisme birman vers la Chine pourrait s’être récemment accentué du fait des tensions importantes avec le voisin bangladeshi. Ce dernier reproche en effet à la Birmanie de mener des explorations de gaz offshore au droit d’aires maritimes dont il revendique la souveraineté.