Face à la persécution politique, les manifestant·es colombien·nes ont besoin de soutien international

, par NACLA , BANKS Emma

Depuis avril, les Colombien·nes demandent des changements au gouvernement qui a répondu par la violence.

A partir du 28 avril 2021, le peuple colombien s’est massivement soulevé, au départ contre la réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque — bien que le mouvement social n’a pas faibli après le retrait de cette réforme. Sur la photo, de jeunes manifestant·es portent des pancartes qui disent "l’indifférence aussi c’est de la violence" et "que les balles ne fassent pas taire nos idées". Crédit : Paro Nacional Colombia (CC BY 2.0)

Le 26 août, les Colombien·nes sont descendu·es dans la rue pour célébrer quatre mois de résistance. Partout dans le pays, les gens ont brandi des pancartes, chanté, dansé et peint des fresques. Mais ces manifestations pacifiques n’ont rencontré que de la violence : des vigiles se sont chargés de prendre en main l’ordre public, ont attaqué les manifestant·es et ont assassiné le leader étudiant Esteban Mosquera. Depuis le début des manifestations le 28 avril, des officiers de l’ESMAD (Peloton mobile anti-émeute) ont régulièrement utilisé une force disproportionnée pour briser les contestations, visant directement les manifestant·es avec des grenades lacrymogènes, faisant pleuvoir des balles en caoutchouc sur des manifestant·es pacifiques et les refoulant à coups de matraques. Étant donnée la violence croissante de la police et de civils armés, de nombreuses personnes ont peur de participer aux manifestations.

En juillet, j’ai pris part à la #MisionSOSColombia, une mission de vérification internationale chargée d’enquêter sur les violations aux droits humains depuis le début des manifestations le 28 avril. Cette équipe, composée de 42 personnes de 13 pays différents d’Europe et des Amériques, a été formée à la demande de plusieurs organisations de paix, parmi lesquelles le Centre de recherche et d’éducation populaire (CINEP), l’Institut d’études pour le développement et la paix (INDEPAZ) et la Coordination Colombie Europe États-Unis (CCEEU). Les délégué·es de la #MisionSOSColombia, provenant d’organisations de la société civile (universitaires, droits humains, droit, politiques publiques et journalisme), ont été réparti·es en petits groupes et envoyé·es dans 11 régions, dont les côtes Atlantique et Caribéenne, les Andes centrales et le sud-ouest.

#MisionSOSColumbia a consolidé les conclusions de trois missions similaires en couvrant une zone géographique plus large. Elle a rassemblé des centaines de témoignages personnels qui révèlent la dimension systématique de la répression politique et violente des manifestations en Colombie. Les résultats montrent clairement des preuves de l’utilisation disproportionnée de la force par la police, de violences des paramilitaires et de civils armés, et de détentions arbitraires de manifestant·es. Le système judiciaire de l’État et les organisations officielles de droits humains nient l’existence de ces violations, ce qui entretient un climat d’impunité. Le président Iván Duque a publiquement accusé les manifestant·es d’être des groupes armés, des terroristes et des guérilleros. En ignorant ces violations commises par des acteurs de l’État et en stigmatisant les manifestant·es, son administration encourage la violence des policiers et des vigiles.

L’espoir, malgré tout

#MisionSOSColumbia a été la première mission à visiter la ville de Santander, située dans les Andes du nord-est, près de la frontière vénézuélienne. Durant les trois jours passés dans cette région, les participant·es ont apporté leurs témoignages et décrit autant la violence qu’ils ont observée, que les raisons pour lesquelles ils et elles continuent à manifester. Ces jeunes gens ont commencé à s’appeler « la generación no futuro » (la génération sans futur), en relation aux coûts croissants de l’éducation, au manque d’emplois et à l’augmentation constante du coût de la vie en Colombie. Malgré la peur qu’ils et elles expriment, arrêter de manifester n’est pas une option, car il n’y aurait alors pas de futur pour elles·eux.

Une rencontre particulièrement mémorable a eu lieu avec le groupe d’étudiant·es qui a lancé une « olla comunitaria » (marmite communautaire) dans la capitale régionale de Bucaramanga. Pendant les grèves nationales, ces « marmites » sont devenues d’importants symboles d’espoir, offrant aux manifestant·es ‒et à toute personne qui avait faim‒ un soutien et un repas fait-maison.

L’objectif d’une olla est de compenser le manque de filet de sécurité social. Les organisateur·rices ont vu les gens lutter et ont voulu les aider.

« Je m’en sors plutôt bien car j’ai les ressources qui me permettent d’acheter un repas tous les jours. J’ai les ressources pour utiliser les transports publics. J’ai des ressources pour tout cela » dit un·e des organisateur·rices de la olla. « Mais il y a beaucoup de gens qui n’ont pas cela. La société ferme les yeux et soutient un système qui vous dit ‘Voici la route à suivre’, mais en réalité cette route est vide ».

Ce qui a commencé comme un projet pour nourrir toute personne dans le besoin s’est transformé en mouvement politique. La olla crée un sens de la collectivité via le partage des repas, ce que les organisateur·rices voient comme un acte de protestation contre l’individualisme et l’esprit de compétition créés par le capitalisme. Les jeunes sans domicile, les gens des quartiers pauvres et les migrant·es ont commencé à participer aux manifestations et ont commencé à en prendre la tête. Ils et elles se sont mis·es à discuter des problèmes de la Colombie et de leurs espoirs pour le futur, tout en partageant la nourriture autour de la marmite. Les organisateur·rices décrivent la olla comme un élément intégral de la pédagogie de leur mouvement : en répondant aux besoins fondamentaux des gens, ils gagnent leur respect et leur confiance dans une période où, chaque jour, près de trois millions de Colombien·nes souffrent de la faim.

Les manifestant·es continuent à interposer leurs corps sur la ligne de front pour lutter pour le futur du pays, et l’espoir ne faiblit pas malgré la répression qu’ils affrontent.

« Beaucoup d’amis de mon âge ne veulent pas avoir d’enfants parce qu’ils ne leur voient aucun futur ici », dit un jeune homme blessé au cours des manifestations. « Mais je veux que ce pays change pour que je puisse un jour fonder ma propre famille, et élever mes enfants pour qu’ils aient une vie digne. Et je veux faire ça ici, en Colombie ».

Les manifestant·es craignent la violence policière

Les actions de la police colombienne ont régulièrement stigmatisé et délégitimé les mobilisations, et maltraité les manifestant·es. La police a attaqué des ollas communautaires ainsi que des brigades médicales, la presse alternative et les militant·es de défense des droits humains qui accompagnent les manifestations, dans l’objectif d’affaiblir la ligne de front en leur coupant l’accès des les manifestant·es à l’aide médicale ou aux soutiens légaux et logistiques. Plusieurs journalistes rapportent avoir été attaqué·es, arrêté·es arbitrairement et forcé·es à effacer leurs photos et vidéos des violences policières. Parfois, la police a même essayé de détruire leurs téléphones.

Les attaques contre les manifestant·es font partie d’une constante de violence systémique et historique en Colombie. En 2016, le gouvernement a signé un traité de paix avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), un groupe de guérilla, mettant ainsi fin à plus de soixante ans de conflit armé. Le président actuel, Iván Duque, a été un critique acerbe de ce traité de paix et depuis son élection en 2018, s’est résisté à le mettre en pratique. Il n’y a pas eu de réforme agraire, ni aucun effort sérieux pour démobiliser les paramilitaires d’extrême-droite et peu de réintégration des anciens combattant·es des FARC dans la société colombienne. Les escadrons de la mort visent activement les leaders sociaux et les anciens combattant·es, et les institutions gouvernementales n’enquêtent jamais sérieusement sur ces assassinats. Cette constante d’impunité s’étend jusque dans les manifestations.

« Nous avons subi des abus de la part des forces de l’ordre dès le début du mouvement » raconte un·e étudiant·e universitaire qui a aidé à la constitution d’une olla communautaire. « Ils ont récemment attrapé un compañero et ont voulu l’accuser, mais il s’en est sorti. Il y a une vidéo où l’on voit que c’est eux qui l’ont attaqué ». Cet·te étudiant·e ajoute que la police encourage aussi d’autres personnes à attaquer et « envoie des civils pour nous expulser, nous arrêter, nous frapper avec des bâtons, jeter des pierres contre nous ».

Les membres de la première ligne (ligne de front) ont subi le pire des violences. La première ligne est formée de jeunes gens qui portent des masques à gaz et utilisent des boucliers artisanaux pour défendre les manifestant·es derrière eux contre les grenades assourdissantes et les cartouches de gaz lacrymogènes lancées par la police. Les protocoles internationaux et les lois colombiennes exigent que la police tire ces cartouches de manière indirecte : les policiers ne peuvent tirer ces cartouches qu’en l’air ou vers le sol. Entre mai et juillet, #MisionSOSColombia a établi des dizaines de cas dans tout le pays dans lesquels la police a tiré ces projectiles directement contre les manifestant·es. Pendant notre enquête à Bucaramanga, plusieurs personnes de la ligne de front ont subi ces attaques directes. Nous avons parlé avec deux jeunes hommes qui ont été blessés : l’un avait des doigts brisés et des marques de cicatrices, l’un autre marchait avec des béquilles et portait des bandages aux jambes.

« Ils pensent que nous sommes des vandales, que nous sommes des guérilleros », explique un·e étudiant·e. « Je n’ai jamais appartenu aux FARC ni à l’ELN ». Duque et son gouvernement ont toujours soutenu que la première ligne était des terroristes ou des guérillas. Le 25 juillet, le ministre de la Défense Diego Molano a annoncé que les forces de sécurité avaient arrêté 134 membres des premières lignes. Ces arrestations ont eu lieu lors d’une vaste rafle d’arrestations arbitraires dans toute la Colombie. Les manifestant·es ont également reçu des menaces de mort de la part de groupes paramilitaires. Cependant, le gouvernement nie l’existence des violences de la droite et de la police contre les manifestant·es. Au contraire, ils sont obsédés par l’élimination de toute personne perçue comme une menace de gauche et accusent la ligne de front d’être financée par les guérillas de l’ELN et des FARC, bien qu’il n’y ait aucune preuve qui étaye cette accusation.

L’impunité des partisan·nes du gouvernement

Avec un niveau de confiance dans les institutions publiques aussi bas, il n’est pas surprenant que quasiment aucune des personnes qui ont subi des abus ou ont été arrêtées par la police ait officiellement porté plainte par le biais des voies étatiques, par crainte des représailles si leurs noms et leurs contacts étaient connus. Une des victimes a dit qu’elle avait peur d’aller à l’hôpital après avoir été blessée lors d’une manifestation parce que la police va parfois chercher des manifestant·es dans les hôpitaux pour les arrêter et les interroger. Après une manifestation, un·e autre manifestant·e a été suivi·e jusque chez lui/elle par une voiture non-immatriculée. Le chauffeur l’a visé·e avec son arme, sorte d’ « avertissement » pour qu’il·elle ne participe plus aux manifestations.

Même dans les cas où les preuves sont claires, les policiers jouissent souvent de l’impunité. Pendant l’enquête, #MisionSOSColombia a trouvé de nombreuses preuves étayées par les institutions judiciaires de l’État et des droits humains. Lors d’interviews, des fonctionnaires de police municipale et nationale, le bureau du gouverneur, le Défenseur officiel des droits humains (Ombudsman) et le bureau du maire de Bucaramanga ont tous insisté qu’il n’y a eu presque aucun cas de violence ou de détention arbitraire dans la région. Un représentant a même suggéré que les vraies victimes sont les policiers. Ces institutions de l’État sont complices d’une culture de l’impunité qui protège l’armée, la police, les paramilitaires et les civils armés qui soutiennent la position du gouvernement.

Malgré les efforts du gouvernement pour minimiser la violence, les ONG Indepaz et Temblores ont documenté 80 morts pendant les trois premiers mois de la protestation. La majorité des victimes avaient été tuées par la police. La plus jeune victime avait 13 ans. Pendant les deux premiers mois des manifestations, elles ont aussi enregistré 19 massacres, 28 cas de violence sexuelle, 1832 arrestations arbitraires et 1468 cas de violence. Mais les chiffres réels doivent être bien plus élevés parce qu’en à peine trois jours, la mission a reçu des centaines de nouveaux témoignages d’abus et de décès.

Un appel international à prendre action

Face à de puissants systèmes de répression et d’impunité, les manifestant·es ont besoin de soutien extérieur pour créer le changement qu’ils recherchent. #MisionSOSColombia appelle le gouvernement colombien à arrêter immédiatement ses actions visant à mettre fin aux manifestations par la violence contre les manifestant·es et la persécution des leaders du mouvement social. Dans le cadre de ce processus, le gouvernement de Duque doit établir un dialogue réel avec les manifestant·es, démilitariser ses forces de police et dissoudre l’unité de police anti-émeute. Lors de tentatives antérieures vers un dialogue, le gouvernement n’a négocié qu’avec le Comité de Grève National et a écarté de nombreux secteurs engagés dans les manifestations. Résultat, aucune avancée dans les pourparlers. En juin, le gouvernement de Duque a annoncé qu’elle décentraliserait les négociations, laissant les gouverneurs et les maires tse débattre à traiter de questions telles que le financement de l’éducation publique, les réformes fiscales et les subventions pour les familles pauvres, questions qui exigent des réformes de niveau national.

L’État colombien n’entreprendra aucune de ces actions sans pression : aussi, la communauté internationale doit exiger du gouvernement colombien qu’il respecte les recommandations de la Commission Interaméricaine des Droits Humains. Les alliés internationaux du gouvernement colombien devraient suspendre leurs aides si les abus contre les droits humains se poursuivent. Pour les États-Unis, ceci est une exigence de l’accord bilatéral avec la Colombie concernant l’aide. Pour le moment, le secrétaire d’État Anthony Blinken a déclaré qu’il ne retirerait pas son soutien au gouvernement de Duque et une lettre de sénateur·rices au président Joe Biden relaye le discours d’une violence « provenant des deux côtés ». Le gouvernement de Biden devrait écouter les quinze député·es démocrates qui ont exprimé leur préoccupation pour les droits humains en Colombie dans une lettre au secrétaire Blinken.

La répression contre les manifestant·es de la part du gouvernement de Duque est de nature autoritaire et anti-démocratique, et il est plus urgent que jamais de soutenir les droits humains et la justice en Colombie.

Comme un·e professeur·e qui a accompagné notre délégation l’a dit, « La Colombie n’a jamais eu besoin d’une dictature militaire parce que nous avons toujours eu une dictature démocratique. »

Il est temps que cette dictature démocratique change.

Lire l’article original en anglais sur le site de NACLA

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Emma Banks est boursière de recherche post doctorante en anthropologie à l’Université d’État du Tennessee. Elle a effectué des recherches et des travaux de solidarité en Colombie depuis 2013. On peut en savoir plus sur ses travaux sur son site web.

Cet article, initialement paru en anglais sur le site de NACLA le 2 septembre 2021, a été traduit vers le français par Jac Forton, traducteur bénévole pour ritimo, et est republié avec l’autorisation de l’éditeur.