En Colombie, des communautés indigènes se battent pour récupérer leurs terres accaparées par le géant irlandais de l’emballage

, par NACLA , BRAULT Charlène (trad.), Ó LOINGSIGH Tomás

« J’ai vu comment les forêts primaires de ma commune et de mon territoire disparaissent, tout comme l’eau des ruisseaux et des rivières diminue », explique Andrea Sierra, une militante paysanne de la région du Cauca, en Colombie, identifiée par un pseudonyme pour des raisons de sécurité. Pour les multinationales, dit-elle, « peu importe si l’eau s’épuise, peu importe si la forêt est endommagée, peu importe si les animaux doivent s’enfuir, peu importe, car ce qui compte, c’est le profit et la richesse ». Andrea Sierra participe aux actions de récupération des terres contre le fabricant d’emballages irlandais Smurfit Kappa.

Multinationale omniprésente mais largement invisible, Smurfit Kappa produit chaque année 11 milliards de mètres carrés d’emballages. Dans un monde où tout nous parvient sous emballage, il y a de fortes chances que votre dernière livraison de livres ou les biscottes qui se trouvent sur l’étagère de votre cuisine proviennent d’une boîte produite par l’entreprise. L’histoire de la construction de cet empire de carton s’étend loin de nos bureaux et de nos tables de petit-déjeuner, jusqu’aux forêts tropicales de Colombie.

Fondée à Dublin en 1934, Smurfit Kappa a toujours son siège en Irlande et l’actuel PDG est le petit-fils du fondateur Jefferson Smurfit. Aujourd’hui, cependant, la plupart des activités de Smurfit Kappa sont réparties dans les 36 pays où la société est active. Cela inclut 68 000 hectares de monoculture forestière pour la production de papier, dont la majorité est située en Colombie. Smurfit est devenu propriétaire des terres en 1986, lorsque l’entreprise a racheté la Container Corporation of America, ainsi que ses actifs dans toute l’Amérique latine. En 2019, l’entreprise irlandaise a augmenté sa participation dans sa principale filiale colombienne, Cartón de Colombia S.A., pour la porter à 98 %.

Du point de vue de la multinationale irlandaise, l’accent mis sur la Colombie est judicieux sur le plan commercial. Le coût de la main-d’œuvre est nettement inférieur en Amérique du Sud et le climat est bien adapté aux pins et aux eucalyptus non autochtones de leurs plantations. Mais pour les communautés locales, la présence de l’entreprise irlandaise n’a pas été une bénédiction.

Défense des terres et représailles

Les leaders indigènes et paysan·nes ont dénoncé les impacts environnementaux négatifs causés par la monoculture forestière de l’entreprise, notamment la disparition des forêts primaires et l’assèchement des cours d’eau. Dans un pays où la propriété foncière est fortement concentrée entre les mains d’un petit nombre, et où les demandes concurrentielles d’accès aux terres ont constitué une cause fondamentale du conflit armé qui a duré des décennies, les vastes étendues forestières de Smurfit Kappa sont considérées par certain·es comme nuisant au tissu social des communautés. Depuis juillet 2021, des organisations indigènes et paysannes ont commencé à occuper des terres appartenant à Smurfit Kappa près du centre d’exploitation forestière de l’entreprise à Cajibío, dans le Cauca, exigeant que l’entreprise restitue les terres aux communautés qui en dépendent pour leur production alimentaire. Depuis lors, deux habitants, Huber Samir Camayo, 23 ans, et le leader indigène Juvencio Cerquera, ont été tués lors d’affrontements avec la police et des assaillant·es masqués, et des militant·es affirment avoir été victimes de menaces et d’attaques ciblées.

En mars, des tracts de menaces de mort vraisemblablement diffusés par l’organisation paramilitaire Autodefensas Gaitanistas ciblaient des militant·es impliqué·es dans les actions de récupération des terres. Smurfit Kappa a nié tout lien avec ces menaces, mais les occupations et la crainte de représailles se poursuivent.

Alberth Ochoa, porte-parole du Coordinador Nacional Agrario (Coordinateur national agricole), l’organisation de défense des droits des paysan·nes, affirme que le modèle d’entreprise de Smurfit Kappa suit un schéma familier. « Les gouvernements colombiens ont favorisé des politiques qui poursuivent l’enrichissement de quelques-un·es ou qui facilitent l’entrée des multinationales de l’extraction, c’est-à-dire les sociétés minières, les multinationales pétrolières et celles liées au bois et à d’autres produits qui ne sont pas originaires de Colombie et qui ont aggravé les conflits ruraux qui existent dans le pays. »

El precio de bala

Le modèle économique décrit par Alberth Ochoa – l’extractivisme – est un processus par lequel les ressources économiques sont extraites des régions et des pays périphériques, généralement dans les pays du Sud, afin de maintenir les habitudes de consommation des pays riches et d’augmenter les profits des multinationales. Environ 40 % du territoire colombien a été concédé à des multinationales pour des projets d’extraction. L’exploitation minière est l’activité « extractive » par excellence, mais la monoculture agroforestière industrielle – que des organisations comme le Mouvement Mondial pour les Forêts tropicales [World Rainforest Movement, n.d.t.] s’empressent de distinguer des « forêts » – est un exemple de ces mêmes processus. Dans son livre The Extractive Zone (« La Zone d’Extraction », n.d.t.), Macarena Gómez-Barris établit un lien direct entre les monocultures de pins et d’eucalyptus, comme celles plantées par Smurfit Kappa, et l’extractivisme sous une forme de colonialisme qui remplace les plantes, les écosystèmes et les communautés indigènes au profit d’arbres non autochtones destinés à la consommation étrangère.

Le rôle central de l’extractivisme dans l’économie colombienne est également lié à l’histoire violente du pays. Les sociologues colombiennes Eloísa Berman-Arévalo et Diana Ojeda ont démontré comment les paramilitaires ont eu recours aux massacres, à la violence sexuelle, à la torture et aux déplacements forcés pour étendre les plantations d’huile de palme et d’autres industries extractives pendant les 52 ans de conflit armé dans le pays. Même après la signature des accords de paix entre le gouvernement et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016, le lien entre la violence paramilitaire et l’expansion de l’industrie extractive est loin d’être rompu. Au contraire, « la présence de petits groupes paramilitaires prétendument démobilisés protégeant les intérêts des économies agro-industrielles va de pair avec l’enracinement d’un ordre agro-capitaliste ».

La journaliste colombienne América Niño souligne que, malgré l’absence de traces significatives de l’utilisation de paramilitaires par l’entreprise pour s’emparer des terres, « elle a bénéficié du conflit armé, car les terres sont dévaluées par la présence de groupes armés », ce qui conduit souvent les familles à abandonner ou à vendre leurs terres – un phénomène connu sous le nom de precio de bala, le prix de la balle.

L’accumulation par dépossession a été une tactique couramment utilisée tout au long du conflit armé en Colombie. Entre 1988 et 1994, le meurtre, la disparition et la torture de 352 victimes lors d’une vague de violence connue sous le nom de Massacre de Trujillo, également dans le département du Cauca, ont été perpétrés dans le but de purger la communauté locale de ses terres et de faire de la place aux paramilitaires et aux trafiquants de drogue. D’autres acteurs en ont également profité, dont Smurfit Kappa. Un survivant cité dans un rapport du Centre national de mémoire historique de Colombie a affirmé que, même si le trafic de drogue a diminué, « Smurfit est venu et ce sont eux qui intimident pour planter leurs pins ou leurs eucalyptus ».

Ce déplacement alimente le phénomène de « dépaysannisation », c’est-à-dire l’éclatement des économies et des structures sociales traditionnelles indigènes, paysannes et afrodescendantes, provoqué par le passage, au cours des dernières décennies, de l’agriculture de subsistance à la production massive de canne à sucre, puis de coca pendant le conflit armé et, plus récemment, de monocultures de pins et d’eucalyptus. La militante communautaire, Andrea Sierra, décrit l’impact de ce processus sur les identités paysannes autrefois autonomes : « Cette identité culturelle se transforme en un·e travailleur·se, un ouvrier·e, un·e salarié·e ».

Évolution de la position de l’Irlande dans l’économie mondiale

Ce n’est pas un hasard si ce sont les terres des peuples indigènes Misak et Nasa et des paysan·nes locaux·les qui sont touchées par les monocultures forestières de Smurfit Kappa, et non les communautés du quartier huppé du sud de Dublin où se trouve son siège social. En réponse à une lettre des Nations unies attirant l’attention sur les préoccupations en matière de respect des droits humains concernant Smurfit Kappa, le service de presse de la société a nié que ses pratiques commerciales aient eu un impact négatif sur les communautés locales, soulignant les initiatives éducatives et sociales qu’elle a menées dans la région. L’entreprise rejette également « sans équivoque » tout lien avec les menaces de mort reçues par les militants.

Pour América Niño, cependant, « nous pouvons voir le pouvoir d’une classe exploitante qui, comme dans le cas de nombreuses autres multinationales, est située dans le Nord global. Smurfit Kappa n’est qu’une des nombreuses multinationales qui nous exploitent en Amérique latine, car elles pensent que notre vie vaut moins que celles de celleux qui vivent ou qui sont né·es dans les pays du Nord ». Son analyse fait écho à la description de Naomi Klein des « zones de sacrifice, des endroits qui, pour leurs extracteurs, ne comptent pas et peuvent donc être empoisonnés, asséchés ou bien détruits pour le plus grand bien supposé du progrès économique ».

Smurfit Kappa a bien compris comment des régions éloignées, peuplées de personnes non blanches, peuvent améliorer ses résultats. L’ancien PDG, Michael Smurfit, a décrit les pratiques commerciales de son entreprise dans les mêmes termes que lors des siècles de colonialisme européen : « Les dividendes que nous recevons de l’étranger sont plus importants que les bénéfices que nous réalisons en Irlande… Une saine base d’outre-mer […] a permis à la Grande-Bretagne de survivre pendant plusieurs centaines d’années. L’Espagne, le Portugal et la France se sont développés de cette façon. »

Ironiquement, une partie de la « base outre-mer » qui soutenait la Grande-Bretagne était l’Irlande. Pendant des siècles, la population et les ressources de l’Irlande ont été exploitées au nom de l’expansion britannique. Un homme d’affaires irlandais célébrant la participation de son entreprise à ces mêmes processus est donc révélateur d’un changement de la position de l’Irlande dans l’économie mondiale, où les entreprises irlandaises ont rejoint leurs homologues britanniques, canadiennes et états-uniennes dans l’exploitation des pays du Sud. Depuis que l’Irlande est passée du statut de réservoir de ressources périphériques et de fournisseur de main-d’œuvre bon marché pour la Grande-Bretagne à celui de membre à part entière de la Communauté européenne en 1973, la trajectoire du pays a suivi la transformation antérieure de sa diaspora, décrite par Noel Ignatiev dans How the Irish Became White (« Comment les Irlandais sont devenus blancs », n.d.t.). Des entreprises comme Smurfit Kappa nous montrent que l’Irlande est devenue européenne, avec toutes les possibilités concomitantes d’exploitation et d’extraction dans les pays du Sud. En effet, alors que l’Irlande continue de sortir d’un conflit armé qui a duré dix ans dans les six comtés du Nord, une entreprise irlandaise, par sa concentration de terres agricoles, continue de menacer la paix en Colombie.

En achetant 98 % des parts de Cartón de Colombia, Smurfit Kappa a non seulement acheté une entreprise colombienne, mais également un potentiel de profit créé par la coupe à blanc de forêts primaires et bénéficiant directement d’un conflit armé qui a chassé les communautés locales de leurs terres. Smurfit Kappa et ses investisseur·ses sont donc le dernier maillon d’une chaîne d’extraction de ressources qui remonte à des décennies de violence.

L’appréciation par Michael Smurfit des avantages d’une « base saine outre-mer » est liée non seulement à l’augmentation des profits, mais également à la capacité à maintenir les personnes déplacées par les pratiques commerciales de l’entreprise hors de la vue des consommateurs et des investisseurs dans leur pays. Smurfit Kappa vante ses mérites en matière d’environnement dans ses rapports sur le développement durable, mais les comptes rendus sur les emballages recyclés ne sont guère plus que du « greenwashing » invisibilisant les processus souvent violents qui produisent une grande partie de ce que les consommateurs occidentaux tiennent pour acquis.

En Colombie, où des entreprises comme Smurfit Kappa ont pu tirer profit de la dépossession des communautés locales, les grands gagnants du conflit armé ne sont peut-être pas les guérilleros des FARC ou les paramilitaires d’extrême droite, mais les hommes d’affaires des conseils d’administration de Dublin. Aujourd’hui, la lutte est loin d’être terminée.

Pour Andrea Sierra, l’objectif de la campagne actuelle de récupération des terres est de « retrouver la possibilité pour une famille – pour une femme, un homme, des enfants, des personnes âgées – de vivre en autonomie ». Elle attend avec impatience le moment où « l’entreprise quittera le territoire et où les terres utilisées pour la production de papier seront utilisées pour produire de la nourriture ».

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