Ce que l’Afrique du Sud a vraiment perdu lors de la Coupe du Monde

Patrick Bond

 

Ce texte, publié originellement en anglais par le Transnational Institute, a été traduit par Andrea Schmidt, du réseau des traducteurs bénévole de rinoceros.

 

Derrière le marketing d’entreprise de la Coupe du Monde de la FIFA organisée en Afrique du Sud se trouve une image inquiétante de pauvreté et d’exclusion, de domination des entreprises et d’un nationalisme xénophobe en ébullition.

Juin 2010 -

De cyniques fans de foot ont depuis longtemps prédit des problèmes qui s’aggravent maintenant en Afrique du Sud en raison des règlements d’accueil de la Coupe du Monde :
 la perte d’une grande partie de la souveraineté gouvernementale au profit de l’organisation mondiale du foot FIFA ;
 une inégalité des salaires en détérioration rapide ;
 de futurs fléaux économiques comme les paiements de la dette arrivés à échéance ;
 l’augmentation dramatique des émissions de gaz à effet de serre (plus de deux fois supérieures à celles émises en Allemagne en 2006) et
 l’humiliation et la consternation que l’équipe de foot du pays Bafana Bafana (classée numéro 90 des entrants en jeu) soit devenue le premier pays hôte éliminé avant le second tour de la Coupe.

Et bientôt, semble-t-il, nous pourrions peut-être ajouter à cette liste un problème de nature à terrifier les progressistes d’ici et d’ailleurs : une nouvelle dose de xénophobie à la fois de la part de l’Etat et de la société.

La question cruciale des semaines à venir est celle de savoir si, à la place d’opposer une forme de résistance depuis la base, comme l’a fait par exemple le réseau du Forum Social de Durban avec son rassemblement d’un millier de personnes contre la FIFA le 16 juin à l’Hôtel de ville, les perdants de la société irrités vont adopter des sentiments populistes de droite et fomenter un mauvais coup contre les étrangers.

Ceci n’est pas une préoccupation sans fondement ; ainsi les pages de facebook de jeunes gangsters branchés de Johannesburg explosèrent de messages xénophobes après que l’Uruguay ait battu le Bafana la semaine dernière. Un jeune voyou, Khavi Mavodze, écrivit : « Étrangers quittez notre pays, soyez prévenus, la xénophobie c’est notre prénom. »

Même le comité exécutif du Congrès national africain (ANC pour African National Congress) et le cabinet, d’habitude sur la défensive, ont tous les deux exprimé récemment leur inquiétude concernant une répétition des violences de mai 2008 ayant conduit à la mort de 62 personnes et au déplacement de plus de cent milles autres. Ceci représente au moins un progrès par rapport à il y a 30 mois, quand le Panel des éminentes personnalités du Mécanisme africain d’évaluation par les pairs (African Peer Review Mechanism) prononça un avertissement qui fut ignoré : « La xénophobie contre d’autres Africains est actuellement en augmentation et doit être étouffée dans l’œuf. »

Le président Thabo Mbeki, qui n’était alors visiblement pas dans le coup, répondit que cela n’était « simplement pas vrai » et six mois plus tard, alors que la calamité xénophobe avait commencé, le vice-ministre des Affaires étrangères la nomma « un phénomène totalement inattendu » - en dépit d’une douzaine d’incidents préalables.

Alors, quand le président actuel Jacob Zuma a dit en mai à l’exécutif de son parti que « Les sections du ANC doivent commencer à travailler immédiatement pour traiter le problème de la xénophobie. », il était déprimant de voir un autre politicien combiner déni et discours stéréotypés.

Répondant qu’il « n’y avait pas d’évidence tangible » le chef de la police nationale Bheki Cele ajouta quelques jours plus tard : « Nous avons observé que des étrangers profitent du niveau intolérable de la criminalité dans notre pays pour commettre eux-mêmes des méfaits, et ternir notre crédibilité et notre image. »

Des généralisations contre les ‘étrangers’ comme auteurs de crimes sont sans fondement, étant donné que l’on ne peut pas discerner de ‘tendance’ parce qu’il n’existe pas de données fiables pour déterminer si les ‘tsotsis’ (voyous) immigrés représentent un plus grand nombre que les tsotsis indigènes. (Nous ne savons même pas à 500 000 près, combien d’immigrés vivent en Afrique du Sud, en raison des frontières poreuses). Montrer du doigt les immigrés pour des crimes comme l’a fait Cele, est seulement une stratégie du bouc-émissaire.

Le Consortium pour les migrants et les réfugiés en Afrique du Sud qualifia cette semaine la xénophobie de ‘menace sérieuse’, en partie parce que « quelques acteurs semblent croire qu’ils bénéficient d’un soutien tacite auprès d’acteurs politiques locaux. »

En plus d’augmenter sa pression morale, de poursuivre ceux qui sont coupables d’attaques xénophobes, de résoudre les luttes de pouvoir de dirigeants locaux qui ont un contenu xénophobe et d’établir des mécanismes de réponse en cas d’urgence, l’Etat a le devoir de s’attaquer aux sources du stress social qui s’exprime souvent sous forme de xénophobie : le chômage de masse, le manque de logements, la compétition intense entre commerçants dans les townships et les intérêts géopolitiques régionaux de l’Afrique du Sud qui créent plus de réfugiés que de richesse.

L’Etat ne va toutefois pas s’attaquer à ces problèmes de base, parce que faire des progrès substantiels remettrait probablement en question les relations de classe et le mode de production lui-même. Par exemple, si des observateurs (comme moi-même) croyaient que le remplacement de Mbeki par Zuma en septembre 2008 signifiait peut-être un changement dans la politique étrangère à Pretoria, comme la fin du soutien à la répression de Robert Mugabe au Zimbabwe, cela était alors naïf, comme Zuma l’a démontré il y a quelques semaines à Londres en faisant fortement pression pour l’abandon de sanctions ciblées contre les élites au pouvoir du ZANU-PF de Mugabe.

Les leaders de l’Afrique du Sud post-apartheid ne sont simplement pas disposés à renverser une relation d’exploitation vieille de 120 ans, par laquelle des compagnies basées à Johannesburg – comme celles impliquées dans les mines des diamants ‘sanglants’ de Marange à l’Ouest du Zimbabwe, contrôlées par l’armée de Mugabe – s’arrachent les ressources de la région. Marange représente la plus grande découverte de diamants au monde depuis celle de Kimberley, en Afrique du Sud en 1867.

Comment cela fonctionne-t-il ? Imaginez le cas d’une victime de la connivence entre les élites sud-africaines et zimbabwéennes pour l’extraction de minerais, le courageux chercheur de la société civile Farai Maguwu (un de mes anciens élèves à l’Africa University). Magawu fut emprisonné le 3 juin parce que, selon son récit (habituellement très fiable), un Sud-Africain nommé Abbey Chikane l’a piégé, avec pour conséquence une arrestation et des mauvais traitements par la police de Mugabe.

Chikane est l’un des principaux fonctionnaires du Processus de Kimberley, un accord passé il y a exactement dix ans entre l’industrie, le gouvernement et les organisations de la société civile internationale, censément pour arrêter le trafic des ‘diamants sanglants’. L’engagement du cartel monopoliste DeBeers fut crucial, étant donné que l’ancienne compagnie sud-africaine (aujourd’hui basée à Londres) avait besoin de s’occuper de la menace de surplus global de diamants et devait restaurer ses relations publiques après une période sombre. Dans une chambre d’hôtel à Mutare, une ville à l’Est du Zimbabwe, Maguwu donna, le 25 mai, des informations à Chikane concernant des milliers de meurtres à Marange depuis 2006, perpétrés par l’armée de Mugabe.

A la place d’utiliser ces informations pour écrire une critique sur Marange, Chikane s’est révélé être un agent de la brigade des stupéfiants et il dénonça Magawu à la police de Zimbabwe. Quand des policiers apparurent devant sa modeste maison le jour suivant, Magawu passa dans la clandestinité. Durant sa recherche, la police a battu et torturé des membres de sa famille, obligeant Maguwu à se livrer. Après une semaine en prison, il fut hospitalisé vendredi passé en raison des mauvais traitement, puis un juge pro-Mugabe lui refusa la libération sous caution mercredi.

Il y a beaucoup en jeu dans cette histoire, emblématique par tant d’aspects de l’Afrique : la ‘malédiction des ressources’, la corruption et la pauvreté.

L’afflux de financements illicites de diamants organisés par les dirigeants de l’armée (via Dubaï, où le Processus de Kimberley est apparemment ignoré) représente la source principale de leur embourgeoisement et de financement de la prochaine campagne électorale nationale au Zimbabwe. (Piller les ressources de l’Etat est devenu plus dur pour les hommes de Mugabe depuis janvier 2009, quand le Zimbabwe a perdu sa monnaie et avec elle la possibilité de faire imprimer de l’argent par l’hyper-inflationniste et népostiste Reserve Bank of Zimbabwe.

Chikane a rapidement publié un rapport officiel constatant que Marange respectait les lignes directrices internationales sur le trafic de diamants, et il amena la réunion du Processus de Kimberley cette semaine à Tel Aviv à une impasse sur la question de la poursuite de l’exclusion du Zimbabwe. En raison de son industrie de découpe (du diamant) et de la menace des campagnes de boycott, désinvestissements et sanctions, Israël est devenu un grand supporter du Zimbabwe et insiste pour que les pierres de Marange ne soient pas étiquetées comme des ‘diamants sanglants’.

Selon le journal respecté The Zimbabwean, plusieurs compagnies minières sud-africaines vont en profiter si Chikane continue à étouffer l’affaire, y compris les African Renaissance Holdings de son cousin Kagiso Chikane et les African Rainbow Minerals du magnat noir Patrice Matsepe – avec lequel travaille son frère Frank Chikane (un ancien grand ecclésiastique anti-apartheid) – ainsi que deux financiers soutenant l’entreprise diamantaire de Johannesburg Reclam : Capital Works et Old Mutual.

Abbey Chikane a ainsi terni la réputation du Processus de Kimberley concernant la surveillance des diamants sanglants, de la même manière que Mbeki et Zuma avaient souillé celle de Pretoria quant à la justice et la démocratie pour le malheureux Zimbabwe.

La dernière décennie a vu de nombreuses trahisons similaires de leur propre peuple par les élites sud-africaines et zimbabwéennes. Étant donné de telles relations, il n’est pas étonnant que le Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés ait annoncé la semaine passée qu’actuellement 158 200 Zimbabwéens demandent officiellement l’asile politique international, dont 90% se trouvent en Afrique du Sud. (Ce qui représente plus de trois fois plus que le pays se trouvant au deuxième rang, la Birmanie, suivi de deux régimes soutenus par Washington : l’Afghanistan et la Colombie).

Il y a au moins quelques millions de Zimbabwéens en Afrique du Sud. Beaucoup d’entre eux sont des travailleurs illégaux, mal payés mais bien qualifiés, qui se trouvent régulièrement sous une pression intense de la part des chômeurs locaux. Une véritable solution à la situation désespérée des travailleurs à travers la région impliquerait non seulement un renversement de l’approche géopolitique de Pretoria, mais également de sa politique macroéconomique. (Les statistiques d’Afrique du Sud annoncèrent la semaine passée une nouvelle perte de 79.000 emplois ce dernier trimestre, ce qui amène à presque un million ceux qui se sont enregistrés depuis que la crise mondiale a frappé de plein fouet en 2008.)

Le ministre des affaires nationales Nkosazana Dlamini-Zuma a fait quelques concessions aux Zimbabwéens, leur permettant un séjour au pays et des permis de travail prolongés (pour ainsi mieux collecter les impôts), mais, en même temps, il a réduit les afflux du Lesotho vers l’Afrique du Sud, bien qu’une grande partie du PIB du Lesotho provienne de travailleurs migrants. Si le chef de police sud-africain Cele était vraiment sérieux par rapport aux étrangers criminels, il devrait peut-être consacrer un peu plus de ses forces à une bande véritablement dangereuse : la FIFA.

A l’exception possible de Wall Street et la City of London, il n’y a pas pire bande de voleurs, de voyous en col blanc qu’à Zurich, au sein des deux banques qui ont financé l’apartheid quand personne d’autre n’était prêt à le faire, et dans le repaire temporaire de l’organisation du foot au Sud de Johannesburg.

Cette dernière mafia montre tellement de confiance en elle-même lors de ses rapports avec le Service de Police sud-africain mentalement corrompu du général Cele que, vendredi passé, le secrétaire général de la FIFA Jerome Valcke ,s’est ouvertement vanté du comment ils vont escamoter 3,2 milliards de dollars en pur profit (50 % de plus que les 1,8 milliards de dollars dépensé par l’Allemagne il y a quatre ans). La FIFA ne paye pas de taxes, ignore les contrôles de changes et est probablement en train de conduire l’Afrique du Sud à un crash monétaire en même temps.

Et pour être sûr que le butin soit complet, la police de Cele touche évidemment des pots-de-vin, comme conclurent confidentiellement des observateurs – mais non pas parce que la célèbre « équipe de fraude » de la FIFA soit entrée en jeu. Non, la simple corruption contractuelle à façade commerciale est tout aussi efficace et en évidence ces derniers jours :
 Dans le service de la compagnie principale qui s’occupe de la sécurité durant les jeux de la Coupe du Monde, Stallion –une firme qui aurait dû être interdite l’année passée, comme promis par le ministre du travail Shepherd Mdladlana, et qui, en 2001, fut responsable d’une débandade durant un match de foot à Johannesburg qui a conduit à la mort de plus de 40 fans –, la police a fait respecter le régime d’exploitation des bas-salaires, en jetant des grenades assourdissants et du gaz lacrymogène sur des centaines de travailleurs non-rémunérés après un match nocturne à Durban, et elle tira même plusieurs fois sur un spectateur du Cap avec des balles en caoutchouc dans des confrontations similaires ;
 Il n’est donc pas étonnant que Linda Mti –l’ancienne commissaire des prisons, liée financièrement au célèbre camp privatisé de transition Lindela pour les immigrés arrêtés (et sous le coup d’une triple arrestation pour des inculpations de conduite en état d’ivresse) – soit la chef de sécurité pour le Comité d’organisation locale de la FIFA
 En défendant la bière dégueulasse américaine Budweiser, la police fut à nouveau au service de la FIFA quand elle arrêta deux Néerlandaises durant le match Pays-Bas – Danemark parce que leur marketing sournois se montra tout simplement par le fait de porter des robes oranges ornées de tout petits logos d’une marque de bière bavaroise ;
 Au cours d’une fête de fans sur la plage du Sud de Durban, la police arrêta lundi passé l’écologiste du coin Alice Thompson pour avoir distribués des dépliants anti-FIFA concernant la marche du 16 juin vers l’Hôtel de ville ; et
 Un homme en possession de 30 tickets pour le match mais ‘sans explication’ a obtenu une peine de 3 ans en prison, alors que des criminels invétérés traînent librement dans les rues.

En volant et en apposant leur marque sur la culture locale, la FIFA et son partenaire Coca-Cola ont également essayé de détourner l’âme de l’Afrique en payant le chanteur somalien K’naan pour qu’il remonte le moral avec ses paroles faciles de ‘Wavin flag’ (ou ‘drapeau au vent’). Mais cela ne marchera pas, étant donné que des tubes bien plus durs à digérer pour la FIFA ont été produits – et peuvent être téléchargés gratuitement sur Internet – par les artistes hip-hop Nomadic Wax et DJ Mage (‘World Cup’), Chomsky AllStars (‘The Beautiful Gain’) et, le meilleur de tous, Durban’s own Ewok (‘Shame on the Beautiful Game’). Le 3 juillet, un autre rassemblement devant l’Hôtel de ville – cette fois-ci contre la xénophobie – va faire en sorte que Durban retrouve un véritable esprit ubuntu capable de résister à la défaite des Bafana, à l’attitude profiteuse de la FIFA et à toutes les autres déceptions dont nous souffrons.