L’Afrique se trouve-t-elle entraînée dans un cadre de politiques climatiques et de financements de projets basés sur les marchés financiers qui enrichissent essentiellement les spéculateurs et paupérisent les masses déjà pauvres du continent ? Suite à l’échec du sommet climatique mondial organisé par l’Afrique du Sud en décembre 2011, les négociateurs représentant les élites ont une fois de plus reporté des décisions importantes pour sauver la planète du réchauffement climatique et d’événements météorologiques de plus en plus extrêmes. Les nouvelles indications des Nations unies, de la Banque mondiale et de l’Union européenne suggèrent que les craintes qui s’accentuent en Afrique par rapport aux marchés carbone et la résistance contre ces derniers sont bien fondées.
Avant toute investigation des mécanismes des marchés du carbone, il est important d’examiner le contexte du moment. L’Afrique sera « cuite », comme l’a écrit dans son livre Nnimmo Bassey de l’ONG Environmental Rights Action du Delta du Niger. Selon Rajendra Pachauri, le président du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, « les recettes nettes tirées de l’agriculture pourraient chuter de 90 % d’ici 2100 ». Les ravages climatiques entraîneront une désertification plus rapide, davantage d’inondations et de sécheresses, des pénuries d’eau plus accrues, une multiplication des famines, d’importants flux de refugié(e)s encombrant les bidonvilles des mégalopoles et la propagation du paludisme et d’autres maladies. Le danger est imminent, car huit des vingt pays que les experts du Centre du développement global anticipent d’être les plus durement touchés par les événements météorologiques extrêmes en 2015 sont africains : Djibouti, le Kenya, la Somalie, le Mozambique, l’Éthiopie, Madagascar, la Zambie et le Zimbabwe. Les proportions de ceux qui seraient affectés par ces tempêtes et sécheresses dans la corne d’Afrique sont les suivants : 14 % des Djiboutiens, 8 % des Kenyans, 5 % des Éthiopiens et 4 % des Somaliens.
En 2009, l’ancien Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a publié un rapport intitulé « L’anatomie d’une crise silencieuse » qui a fourni des estimations surprenantes concernant les dégâts déjà vécus :
« 325 millions d’individus sont gravement atteints par le changement climatique chaque année. Cette estimation est calculée en attribuant une proportion de 40 % relative à l’accroissement du nombre des catastrophes météorologiques dues au changement climatique, depuis 1980 jusqu’à présent, et une proportion de 4 % relative au total des personnes gravement atteintes par la dégradation environnementale, basée sur de mauvais résultats de santé. L’application de ce pourcentage estime que plus de 300 000 personnes perdent la vie chaque année à cause du changement climatique, soit à peu près l’équivalent d’un tsunami annuel dans l’océan Indien… Le changement climatique signifie une détérioration de la qualité environnementale, reflétée dans la réduction des terres arables, la désertification et l’élévation du niveau de la mer, toutes liées au changement climatique. »
L’Afrique est une victime du changement climatique
Que doit-on faire pour empêcher cela ? Notre propre réponse - inspirée des déclarations de la conférence de Cochabamba en Bolivie sur la justice climatique, tenue en avril 2010 - comprend le démantèlement du mécanisme de développement propre (MDP) et son remplacement par un système convenable de paiement de la dette écologique qui reversera directement les ressources financières aux victimes du changement climatique sans passer par les agences d’aide humanitaire, par des intermédiaires ou par des élites étatiques vénales.
Mais les récentes Conférences de parties (les COP de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, y compris la COP17 à Durban en décembre 2011) ont plutôt promu des solutions qui sont axées sur les marchés afin « d’attribuer un prix à la pollution » et, en même temps, de réduire les coûts associés à l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre. De plus, ces marchés, selon leurs défenseurs, ne sont pas seulement vitaux pour le financement de projets innovateurs dans les réductions d’émissions de carbone mais aussi pour assurer une source de revenus futurs, garantis par le Fonds vert pour le climat.
Si nous prenons cette logique au sérieux, ce qui intéresserait les Africains est une petite - mais importante - composante du marché des émissions : le Mécanisme du développement propre (MDP). Le MDP ne représente que 5 % du volume total des échanges de carbone et la grande majorité des financements a été attribuée seulement à quatre pays : le Mexique, le Brésil, la Chine et l’Inde. La stratégie a été établie dans le cadre du Protocole de Kyoto en 1997, qui vise à faciliter des solutions innovatrices de réduction des émissions de carbone ainsi que d’autres projets de développement alternatif, en attirant des fonds de la part des émetteurs des pays du Nord en échange d’autorisations pour la continuation de leur pollution. Les MDP génèrent des réductions d’émission certifiées qui agissent en tant qu’autre catégorie d’actifs à acheter, à vendre sur le marché. Le système européen d’échange de quotas d’émission (ETS) est devenu le site principal pour le commerce du carbone, après qu’une tentative d’imposer une taxe sur le carbone à l’échelle européenne ait été avortée par un intense lobbying des entreprises.
Les marchés du carbone : échanger le carbone
Les MDP ont été créés pour permettre aux pays riches de s’engager dans des initiatives de réductions d’émissions au sein des pays à revenu faible et intermédiaire comme un moyen d’éviter les réductions directes. Pour être plus clair : le propriétaire d’un véhicule fortement polluant en Europe peut payer un pays africain pour qu’il s’abstienne de polluer d’une certaine manière, autorisant par là-même le propriétaire du véhicule à continuer ses émissions. Dans ce processus, les pays en voie de développent tirent, en principe, des avantages de projets d’énergie durables.
L’usage de telles « solutions basées sur le marché » vont, selon leurs partisans, faire baisser les coûts d’une transition à un monde post-carbone. Dans le cadre d’un système de plafonnements et d’échanges (après qu’un plafond ait été fixé pour les émissions totales), les grands pollueurs (entreprises ou gouvernements) pourraient acheter des permis de carbone encore plus chers à d’autres pollueurs qui n’en auraient pas besoin ou à ceux qui seraient disposés à vendre leurs permis pour un prix plus élevé que les profits qu’ils réalisent lors de leurs activités fortement polluantes comme la production, la génération d’énergie, l’agriculture, la consommation, le traitement des déchets et les transports.
Cependant, l’incitation à élever les prix et à accroître les volumes d’échanges disparaît sans une baisse continue du plafonnement des émissions. Le processus des COP a échoué à assurer les réductions nécessaires des émissions ainsi que le paiement de la dette climatique du Nord envers le Sud, dans le cadre du principe « le pollueur paie ». De ce fait, le processus n’a pas réussi à établir une voie de transition vers une société et une économie post-carbones. Dans un contexte de stagnation économique des pays riches (qui figure dans l’annexe 1 du Protocole de Kyoto), d’une volatilité financière et d’une contraction de la demande pour les crédits de carbone, le monde est confronté à une hausse des sources d’offre de ces crédits dans un marché déjà sursaturé. De plus, la fraude continue, y compris dans le fameux projet pilote MDP de Durban en Afrique du Sud : la décharge de Bisasar qui convertit les émissions dangereuses du méthane en électricité.
La confiance indue du Protocole de Kyoto à l’égard des marchés financiers fait que la période 1997-2011 est considérée comme nulle pour l’action contre le réchauffement, alors qu’il était urgent que, dans cette période, l’humanité ait pris son avenir en main et assuré la survie planétaire.
La privatisation de l’air
La frustration avec les projets MDP en Afrique a atteint un point critique en 2004 quand le Groupe de Durban pour la justice climatique s’est réuni pour une rencontre historique. Ce groupe, qui est un réseau global de sociétés civiles, a été formé pour s’opposer à la « privatisation de l’air », promue par le commerce du carbone. Une vingtaine de penseurs critiques et d’activistes dans le domaine de la justice environnementale, venant de tous les coins du monde, ont délibéré pendant plusieurs jours sur le sujet des solutions néolibérales proposées pour lutter contre le changement climatique. Nous étions concernés par le système d’échange de quotas d’émission de l’Union européenne qui, non seulement a échoué dans le projet de réduction des quantités nettes des gaz à effet de serre en Europe, mais a aussi connu une volatilité extrême, un prix inadéquat, un potentiel pour la fraude et la corruption, et la possibilité d’une marginalisation par les marchés (un effet d’éviction) d’autres stratégies, plus appropriées à faire face à la crise climatique.
La critique peut être résumée en huit points :
- L’idée d’inventer un droit de propriété pour polluer est effectivement une « privatisation de l’air », ce qui représente un problème moral, vu l’importance grandissante des inégalités en matière de richesses.
- Les gaz à effet de serre sont complexes et leur production, en hausse, crée un impact non-linéaire qui ne peut pas être réduit à une relation d’échange de marchandises (une tonne de CO2 produite dans un endroit contrebalancée par la réduction d’une tonne dans un autre, suivant le principe du commerce des émissions).
- Les entreprises qui sont en grande partie responsables de la pollution, avec les institutions financières internationales comme la Banque mondiale qui octroient des financements à l’industrie des combustibles fossiles, sont les forces motrices du marché, et il est certain qu’elles s’engageraient dans une corruption systémique pour attirer l’argent au sein du marché, même si ceci empêchait une véritable réduction des émissions.
- Un bon nombre de projets de compensation, comme les plantations d’arbres en monoculture, la protection des forêts et les projets de décharges produisant de l’électricité à partir du méthane, ont des conséquences désastreuses sur les communautés et les écologies locales ; ces projets sont fortement contestés car le carbone séquestré est beaucoup plus temporaire (puisque les arbres meurent) que le carbone émis.
- Le prix du carbone déterminé dans ces marchés est irrégulier, étant donné qu’il a chuté de moitié en avril 2006, de deux tiers en 2008 et de 50 % de plus en 2011, faisant de l’idée qu’il y aurait un mécanisme de marché efficace pour faire des énergies renouvelables un investissement rentable une grosse farce.
- Les marchés de carbone risquent sérieusement de devenir incontrôlables et de se transformer en une bulle spéculative de plusieurs milliards de dollars, similaire aux instruments financiers exotiques associés à l’effondrement d’Enron en 2002 (plusieurs anciens employés d’Enron occupent les marchés de carbone).
- Étant une « fausse solution » au changement climatique, le commerce du carbone encourage simplement de petits changements marginaux et nous détourne ainsi d’un vaste éventail de changements structurels que nous devons adopter dans les domaines de l’extraction matérielle, la production, la distribution, la consommation et l’élimination des déchets.
L’idée de solutions basées sur le marché afin de résoudre l’échec du marché (les externalités) est une idéologie qui est rarement raisonnable, particulièrement après le pire échec financier que le marché ait connu à l’échelle mondiale et certainement pas lorsque l’idée même des produits dérivés - un actif financier dont la valeur sous-jacente est dérivée à plusieurs niveaux et qui est soumise à une variabilité extrême - a été remise en cause.
Bisasar Road : Un échec parmi d’autres
La décharge de Bisasar Road est un important projet cobaye du MDP. Le méthane, produit à partir des ordures, y est converti en électricité puis renvoyé au réseau municipal. Khadija Sharife soutient que le MDP a été établi d’une façon illégale car il ne passe pas le test décisif et nécessaire pour mobiliser des financements internationaux, voire « l’additionalité ». Pour que les projets soient qualifiés, ils doivent prouver qu’ils ne sont pas rentables sans l’élément MDP, que ces financements rend "additionnel" au statu quo.
Les défenseurs de ce projet avancent que le coût estimé de 100 millions de rands (16 millions de dollars) ne serait pas justifié par les petites quantités d’électricité introduites dans le réseau municipal de Durban et par conséquent les 100 millions de rands devraient venir de sources externes. Mais les responsables de Durban avancent que le projet de génération d’électricité à partir du méthane à Bisasar Road aurait été réalisé, même sans les crédits extérieurs. Ce qui est scandaleux...
L’histoire de Bisasar Road est intrinsèquement liée au racisme environnemental. Déjà en 1980, la décharge - qui est la plus grande en Afrique - a été plantée au milieu de la banlieue Clare Estate qui abrite une communauté largement noire. Ceci a été possible à cause des lois de la période de l’apartheid. Les responsables de l’African National Congress ont promis de fermer le site en 1994 quand l’apartheid a pris fin. Cependant, le site a été laissé ouvert par la municipalité après qu’on lui ait fait miroiter 15 millions de dollars de financements issus des émissions. De plus, l’héritage toxique de ce site comprend le décès d’une organisatrice communautaire, Sajida Khan, à cause d’un cancer provoqué par la décharge. Peu après sa mort, Durban commençait à recueillir des fonds d’investisseurs privés (14 dollars par tonne) pour le projet.
Un modèle européen
L’Union européenne (UE) a développé son programme-phare, les Échanges de quotas d’émissions (Emissions Trading Scheme, ETS) en le promouvant comme la solution. Toutefois en 2007, le Commissaire européen à l’énergie a admis que l’ETS était un échec. Même les analystes des banques multinationales comme Citigroup ont concédé que « l’ETS n’a rien fait pour réduire les émissions... [et] il représente une taxe très régressive qui touche essentiellement les pauvres. A-t-il atteint ses objectifs ? ». Les prix ont augmenté, les émissions sont en hausse et les profits s’accumulent…
Alors, la réponse n’est pas vraiment « qui sont les gagnants et qui sont les perdants ? ».
Les services énergétiques : des gagnants. Les générateurs nucléaires et les centrales au charbon : de grands gagnants. Les fonds spéculatifs et les traders en énergie : des gagnants encore plus grands. Les perdants sont les consommateurs ! Déjà en 2007, le Wall Street Journal a écrit que les échanges d’émissions « généraient beaucoup d’argent pour certaines grandes entreprises, mais ne croyez pas un instant que cette mascarade servira à grand chose face au réchauffement global ».
Certains projets au Sud ont été exposés à maintes reprises : le fameux projet d’arbres de monoculture au Brésil a obtenu des fonds colossaux en dépit des conséquences terribles pour les communautés et les écosystèmes locaux. Une investigation par le Times sur l’investissement dans la plantation d’arbres au Mozambique - un projet soutenu par des célébrités très en vue comme l’acteur Brad Pitt - a conclu qu’« il est presque impossible de garantir que les arbres survivront la période de temps nécessaire pour compenser de considérables émissions de carbone ». Un rapport par TransNational Institute Carbon Trade Watch a remarqué que « ces échecs ne sont pas causés par quelques difficultés initiales, mais sont par contre symptomatiques des grandes difficultés à déterminer la valeur du "carbone", une marchandise qui n’a pas de rapport avec un quelconque simple objet réel dans notre monde ».
L’ETS a été discrédité encore une fois en décembre 2009 quand l’Europol a découvert que les échanges dans certains pays européens, pouvant atteindre les 90 %, sont de flagrantes fraudes fiscales.
Les échecs interminables du marché
Bref, le retour de cette folie du marché dans le cadre des négociations climatiques est une dangereuse déviation de la dure réalité : les États-Unis, la Chine, l’Afrique du Sud et la plupart des autres grands émetteurs veulent éviter de prendre des engagements contraignants qui sont nécessaires pour limiter l’augmentation des températures globales, idéalement en-dessous de 1.5°C, une limite sur laquelle les chercheurs insistent beaucoup. Ces pays s’efforcent de remplacer le Protocole de Kyoto, déjà faible (mais au moins contraignant) avec l’Accord de Copenhague qui est volontairement plein de failles. Et naturellement, l’échec des pays du Nord à assumer leur responsabilité et à payer leur énorme dette climatique continue. La somme totale offerte par le Nord pour le monde entier n’était que de 30 milliards de dollars entre 2010 et 2012, selon les promesses faites à Copenhague. Au moment de la COP17 à Durban, il est devenu clair qu’il n’était pas réaliste de voir le flux de 30 milliards de dollars du Nord au Sud se réaliser.
Les négociateurs des pourparlers climatiques devraient savoir que le commerce du carbone est une farce qui ne fera rien pour réduire le réchauffement climatique. Ce qui a été conçu comme un système d’incitation pour garantir une stabilité et une sécurité aux investisseurs en énergies propres est devenu totalement l’inverse. Un bas prix de carbone qui ne cesse de dégringoler (les contrats à termes étaient de 4 dollars/tonne à la mi-décembre 2011, chutant d’un pic sept fois supérieur, six ans auparavant) est inefficace pour stimuler le type d’investissements nécessaires pour trouver des alternatives énergétiques. Par exemple, une estimation de 50 dollars/tonne est nécessaire pour activer les investissements du secteur privé dans la « capture et le stockage du carbone » et dans les technologies qui n’existent pas encore (dangereuses aussi) par lesquelles des centrales de charbon pourraient théoriquement enterrer du dioxyde de carbone, émis lors de la génération d’électricité. La volatilité extrême liée aux échanges d’émissions a montré clairement qu’il ne faut pas se fier aux forces du marché pour discipliner les pollueurs.
Les seuls vrais gagnants des marchés des émissions sont les spéculateurs, les financiers, les consultants (y compris certains au niveau des ONG) et les escrocs du secteur énergétique qui ont réalisé des milliards de dollars de profits à travers des ventes de crédits notionnels de réduction des émissions. Alors que l’air même a été privatisé et transformé en marchandise, les communautés démunies ont souffert dans le monde entier. Les ressources et l’énergie ont été aussi été détournées des vraies solutions.