Toujours aller de l’avant : 40 ans après la fin de la révolution et l’invasion de la Grenade par les États-Unis

, par NACLA , BAKSH Amy li, BRAULT Charlène (trad.)

Cher·es camarades,
S’il faut
Que vous ne parliez plus avec moi,
Que vous ne souriez plus avec moi,
Que vous ne marchiez plus avec moi,
Permettez-moi de prendre
Patience et calme
Car la feuille la plus verte éclate déjà,
Le soleil illumine la pierre,
Et toute la rivière brûle.
Désormais, de l’avant-garde endeuillée qui avance,
Cher·es camarades, je vous salue et je vous dis
Que la mort ne nous trouvera pas en pensant que nous mourons.
 
--Martin Carter

C’est avec ce poème que George Lamming, romancier et poète originaire de la Barbade, termina son discours lors d’une cérémonie commémorative à Trinidad en décembre 1983 en l’honneur de Maurice Bishop, Jacqueline Creft, Norris Bain, Vincent Noel, Unison Whiteman et de tous·tes celleux qui ont été tué·es lors de la fin abrupte de la révolution de la Grenade.

« C’est la tragédie de toute une région qui nous a amené·es ici », déclara Lamming lors de son allocution. « Le paysage de la Grenade et son peuple en sont les victimes immédiates… Mais nous sommes toutes et tous aujourd’hui les victimes de l’invasion étatsunienne. »

Lorsqu’un conflit au sein du parti a éclaté, entraînant l’assassinat du leader révolutionnaire Bishop et d’autres victimes le 19 octobre 1983, le gouvernement de Reagan s’est saisi du prétexte pour envahir l’île. Le 25 octobre 1983, des milliers de soldats étatsuniens ont débarqué sur l’île.

Cette année, la Grenade commémore à la fois les 50 ans de son indépendance et les 40 ans de l’implosion violente du gouvernement révolutionnaire populaire et de l’invasion étatsunienne qui s’en est suivie. Pour la première fois, le gouvernement de la Grenade a fait du 19 octobre un jour férié, baptisé la « Journée Nationale des Héro·ïnes ». Des décennies plus tard, le bilan des événements de 1983 se poursuit.

L’écrivaine Marise La Grenade-Lashley a pris la parole lors de la première édition de la Journée Nationale des Héro·ïnes, où elle a évoqué les sentiments exprimés dans son article paru un an auparavant dans Now Grenada. « Les événements choquants du 19 octobre 1983, dont les effets se sont répercutés dans toutes les Caraïbes et au-delà, ont créé de profondes blessures psychologiques qui n’ont jamais vraiment cicatrisé. L’un des mécanismes d’adaptation adoptés par certaines personnes directement touchées par les événements de cette journée tragique, a été de se retrancher dans le silence », a-t-elle écrit.

« Si le silence est une réaction courante aux traumatismes, il a, dans le cas de la Grenade, créé un vide dans notre société qui doit être comblé par des informations factuelles et impartiales sur ces quatre années et demie au cours desquelles la Grenade s’est engagée sur une voie alternative de développement qui s’est effondrée de manière si abrupte, si brutale et si tragique », a ajouté Marise La Grenade-Lashley.

La désignation de la Journée Nationale des Héro·ïnes comprend un mandat visant à intégrer l’histoire de la révolution de la Grenade dans les cours d’éducation civique dispensés dans les écoles grenadiennes.

Un mouvement révolutionnaire provoque la colère des États-Unis

En 1979, Maurice Bishop et son New Jewel Movement (NJM) prennent le contrôle du régime de plus en plus autoritaire de Sir Eric Gairy, premier Premier ministre de la Grenade. Gairy, allié du dictateur chilien, le général Augusto Pinochet, et créateur de la célèbre milice privée « Gang des mangoustes » (inspirée des Tontons Macoutes haïtiens) avait perdu le soutien de l’opinion publique et s’était maintenu au pouvoir grâce à des élections truquées.

L’insurrection a installé le NJM en tant que Gouvernement Révolutionnaire du Peuple (PRG), a suspendu la Constitution de 1974 et a déclaré Bishop Premier ministre. Les premières mesures du gouvernement ont été d’encourager la représentation syndicale, d’instaurer des services médicaux gratuits et de donner la priorité à l’éducation et aux programmes d’alphabétisation des adultes ainsi qu’aux projets en faveur des petit·es agriculteur·rices et des travailleur·ses agricoles.

Un mois après l’arrivée au pouvoir du PRG, suite à une visite de l’ambassadeur états-unien Frank Ortiz, Bishop fait une annonce nationale. « L’ambassadeur a souligné que son pays était le plus riche, le plus libre et le plus généreux du monde, mais, comme il l’a dit, "nous avons deux faces" », déclara Bishop. « Nous avons compris que cela signifiait que l’autre face à laquelle il faisait allusion était celle qui s’en prenait à la liberté et à la démocratie lorsque le gouvernement étatsunien estimait que ses intérêts étaient menacés. »

Au cours des quatre années suivantes, Bishop a souvent évoqué les pressions exercées par les États-Unis sur le PRG. Il estimait que le gouvernement de Reagan cherchait à déstabiliser la révolution par le biais des médias et des perturbations des échanges économiques. La doctrine Monroe avait cédé la place à la doctrine Reagan, et le resserrement des liens de la guerre froide entre la Grenade, Cuba et l’URSS ne pouvait être toléré. Hugh O’Shaughnessy, un journaliste britannique qui se trouvait sur le terrain à la Grenade lorsque l’invasion a finalement eu lieu, a déclaré : « Le département d’État et le Pentagone à Washington […] cherchaient comment mettre fin au gouvernement de gauche de la Grenade. »

Pendant ce temps, le PRG met en place divers projets, dont un programme – l’Agence nationale de développement des coopératives (NACDA) – destiné à remédier au chômage et à l’absence de terres auxquels étaient confronté·es les jeunes du pays. Regina Dumas, née à Trinidad, s’est installée à la Grenade en mars 1980 pour occuper le poste de registraire des coopératives au sein de la NACDA. « C’était comme si tous mes rêves étaient devenus réalité », déclara Regina Dumas lors de notre entretien du 17 octobre [2023], quelques jours avant les célébrations de la Journée Nationale des Héro·ïnes. « Me voilà en train de travailler avec la population rurale, les agriculteur‧rices, de les écouter parler et de réaliser que ces gens savent ce qu’iels veulent. »

Dans son livre, Memoir of a Cocoa Farmer’s Daughter (« Mémoires d’une fille de cultivateur de cacao », non traduit en français, NdT.), Regina Dumas décrit son travail à la NACDA, qui consistait à aider à remettre des terres privées non cultivées entre les mains de jeunes agriculteur·rices potentiel·les, chargé·es de relancer les marchés agricoles locaux et d’exportation.

À cette époque, Regina Dumas se rendait souvent le dimanche après-midi sur le chantier du nouvel aéroport international. Soutenu par Cuba et d’autres pays, l’aéroport était l’un des projets phares du PRG. « Le fait que le gouvernement cubain ait choisi de soutenir cette initiative en fournissant une main d’œuvre qualifiée […] a suscité beaucoup de rancœur de la part des États-Unis, qui s’y opposaient farouchement », écrit Regina Dumas dans ses mémoires.

Lors d’une allocution télévisée nationale en mars 1983, Reagan montre une photo de la piste de l’aéroport en construction. « Les Cubain·es, avec le financement et le soutien de l’Union Soviétique, sont en train de construire un aérodrome doté d’une piste de 10 000 pieds », a-t-il déclaré. « La Grenade n’a même pas de force aérienne. A qui est-il destiné ? » L’implication était claire. Au cours de l’invasion, plus tard dans l’année, l’aéroport serait l’un des sites bombardés par l’armée étatsunienne.

Instantanée de l’Opération Urgent Fury, l’invasion états-unienne de la Grenade, le 3 Novembre 1983. (TSGT MIKE CREEN / Wikimedia Commons / Public domain)

L’implosion du gouvernement révolutionnaire

À quelques mois du cinquième anniversaire de la révolution, les divisions au sein du PRG entre Bishop et son vice-premier ministre, Bernard Coard, commencent à se faire sentir. « Pourquoi, alors qu’ils savaient que le gouvernement de Reagan était prête à bondir à la moindre erreur, entraient-ils si facilement dans leur jeu ? », a déclaré Regina Dumas. « J’ai balayé d’un revers de main les rumeurs que j’entendais en les qualifiant de propagande contre-révolutionnaire. Quelle erreur de ma part ! »

Les rumeurs sont devenues réalité. Les désaccords entre Bishop et Coard au sujet d’un plan de leadership partagé ont tourné au vinaigre, et Bishop est destitué et assigné à résidence au cours de la première semaine d’octobre 1983. Le 19 octobre, six jours après l’assignation à résidence de Bishop, Regina Dumas se souvient avoir entendu le chant de centaines de Grenadien·nes défilant dans les rues en soutien à Bishop. « Le projet était, apparemment, de manifester jusqu’à la résidence de Maurice Bishop, où il était détenu, d’affronter les membres de l’Armée Révolutionnaire du Peuple (PRA) qui le retenaient en otage et de le libérer de force, si nécessaire, de sa prison temporaire et de le réintégrer au poste de Premier ministre », a-t-elle déclaré.

Après avoir récupéré ses deux enfants à l’école et être rentrée chez elle, Regina Dumas assiste horrifiée depuis sa véranda à la manifestation qui, après avoir réussi à faire libérer Bishop, se dirigeait vers Fort Rupert (appelé Fort George à l’origine, mais rebaptisé en l’honneur du père de Bishop, Rupert, tué par le « Gang des mangoustes » de Gairy en 1974). Une fois à Fort Rupert, les manifestant·es ont fait face à une pluie de balles. « Les véhicules blindés ont commencé à tirer directement sur la foule de gens qui escaladaient le fort, chantant et dansant avec Maurice sur leurs épaules », écrit Regina Dumas dans son livre. « Sans autre point de sortie, […] j’ai vu les gens sauter par-dessus le bord du fort, d’une hauteur assez importante, et tomber dans les vagues et les rochers en contrebas. »

Quelques heures plus tard, Bishop est exécuté aux côtés de 10 autres personnes à Fort Rupert. Le général Hudson Austin avait publié une annonce nationale : « Avec effet immédiat et jusqu’à nouvel ordre, toute personne surprise dans les rues de Saint-Georges et de ses environs sera abattue à vue. »

Le choc de l’invasion

Pour Regina Dumas, les événements étaient à la fois politiques et personnels. « Ils avaient tué le Premier ministre du pays et d’autres membres de leur propre groupe et parti. Ils avaient tué mon amie Jacqui, laissant son jeune fils orphelin », a-t-elle déclaré. « Ils avaient résolument ouvert les portes à ceux qui s’étaient toujours opposés à la révolution. »

Le 25 octobre, le Président Reagan donne l’ordre aux troupes d’envahir la Grenade. Comme l’écrit Hugh O’Shaughnessy : « À 6h40, le matin du jeudi 27 octobre 1983, un peloton de marines étatsuniens est passé nerveusement devant la succursale principale de la banque Barclays à Saint-Georges, la capitale de la Grenade, en direction de Fort Rupert. Ils n’avaient pas à s’inquiéter. Aucune résistance ne les attendait. »

L’armée étatsunienne est arrivée avec une pluie de bombardements sur les forts et a détruit un hôpital psychiatrique, tuant 30 patient·es et blessant de nombreux·ses autres.

Neville Warner, fils d’une famille grenadienne né à Tobago, me rappelle que le PRG avait construit une usine à Saint-Georges afin de commencer à produire du nectar de mangue à grande échelle pour la consommation locale et l’exportation, dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement pour localiser la production alimentaire et réduire la dépendance à l’égard des importations. L’usine a été l’un des sites bombardés lors du débarquement des troupes étatsuniennes. Le lieu où elle se trouvait accueille désormais une usine produisant du Coca-Cola.

Au cours de l’invasion, des Cubain·es ont été arrêté·es à l’ambassade de Cuba et renvoyé·es dans leur pays d’origine. En novembre, Fidel Castro rendrait hommage aux Cubain·es tué·es à la Grenade lors de la destruction de l’aéroport. « Le gouvernement étatsunien méprisait la Grenade et détestait Bishop. Il voulait détruire le processus de la Grenade et effacer son exemple. Il avait même préparé des plans militaires pour envahir l’île – comme l’avait accusé Bishop il y a près de deux ans – mais il manquait de prétexte », déclarait Castro dans un discours à La Havane, saluant les progrès sociaux et économiques de la Grenade malgré l’hostilité des États-Unis.

« Bishop n’était pas un extrémiste », poursuit Castro. « Au contraire, c’était un vrai révolutionnaire, consciencieux et honnête. […] La Grenade était devenue un véritable symbole d’indépendance et de progrès dans les Caraïbes. »

Les événements qui se sont déroulés à la Grenade ont eu des répercussions dans toutes les Caraïbes et dans le monde entier. Forte d’une victoire militaire rapide, le gouvernement de Reagan, enhardi, a redoublé d’efforts pour lutter contre l’insurrection en Amérique centrale, soutenant des régimes impitoyables au Guatemala et au Salvador, ainsi que les Contras au Nicaragua. Six ans après avoir débarqué à la Grenade, les troupes étatsuniennes envahissaient le Panama.

Pour Marise La Grenade-Lashley, il reste encore beaucoup à faire dans le travail de mémoire de l’année 1983 et de la révolution qui l’a précédée. « Plutôt que de se lamenter sur l’irréparable, nous pouvons regarder l’avenir avec optimisme », écrit-elle. « Pour enseigner et éclairer nos jeunes, des informations rigoureuses et impartiales peuvent être tirées des nombreux livres, articles et documents rédigés sur la révolution de la Grenade. »

« Nous avons entendu parler des Commissions de Vérité et de Réconciliation dans le monde entier », poursuit-elle. « À la Grenade, bien que nous ayons eu notre propre Commission de Vérité et de Réconciliation, il demeure essentiel que nous prêtions une plus grande attention à l’ordre de ces trois mots. Vérité et réconciliation. La vérité précède la réconciliation. »

Lire l’article orginal en anglais sur Nacla.org