Le colonialisme numérique : l’évolution de l’empire états-unien

, par Roar Magazine , KWET Michael

Ritimo vous propose cette synthèse en français d’un long article en anglais paru sur le site du magazine Roar. Vous y trouverez les arguments principaux développés par l’auteur, et si cela vous intéresse, nous vous invitons à approfondir la réflexion en allant lire l’article intégral sur le site de Roar.

Les entreprises états-uniennes de Big Tech font des profits massifs dans les pays du Sud via le contrôle des affaires, du travail, des réseaux sociaux et de l’industrie du divertissement.

Au Congo, des travailleur·ses lavent le minerai qui sera utilisé dans l’industrie informatique et numérique. Crédit : Fairphone (CC BY-NC 2.0)

Si la domination des entreprises du numérique sur les sociétés occidentales est souvent discutée, leur dimension mondiale est moins souvent abordée : or, selon l’auteur, leur influence serait fondamentalement coloniale, et dominée par les États-Unis, ce qu’il appelle alors “colonialisme numérique”. Ce phénomène représenterait un risque majeur pour les pays du Sud.

Qu’est ce que le colonialisme numérique ?

Le colonialisme numérique fait référence à l’utilisation de technologies numériques dans le but de dominer politiquement, économiquement et socialement une autre nation ou territoire. Le colonialisme européen “classique” reposait sur l’annexion de territoires, la mise en place d’infrastructures, l’exploitation des ressources, des connaissances autochtones et du travail presque gratuit ; organisant ainsi le monde par une division internationale du travail inégale. La technologie – c’est à dire, les moyens – de la domination a, quant à elle, évolué dans le temps.

Aujourd’hui, le contrôle de l’infrastructure est aux mains d’entreprises basées aux États-Unis, qui déploient les câbles de fibre optique au fond des océans et monopolisent l’extraction des données (cette nouvelle matière première qui assure l’accumulation du capital) dans leurs datacenters. Le travail exploité est celui des habitant·es du Congo et d’Amérique latine qui travaillent dans les mines, ou encore celui de petites mains qui entraînent l’Intelligence Artificielle en Chine, en Afrique ou en Asie. C’est la division internationale du travail inégale, qui maintient les pays du Sud dans une situation de dépendance face au monopole sur les infrastructures, la connaissance et le contrôle des outils informatiques par le Nord.

L’architecture du colonialisme numérique

Le colonialisme digital est enraciné dans la domination de ce que le monde numérique englobe : les logiciels, le matériel informatique (hardware) et les réseaux de connexion. Il est aujourd’hui inséparable des outils traditionnels du capitalisme et de la gouvernance autoritaire, de l’exploitation du travail, des services de renseignements et de l’hégémonie des classes dirigeantes.

D’abord, cette domination est passé par le fait d’imposer la propriété intellectuelle sur les logiciels, auparavant libres d’accès et de partage. Si le mouvement libriste a eu un écho important dans les pays du Sud, le retour de bâton des multinationales a été rude envers les pays qui ont tenté de les mettre en œuvre. La centralisation d’Internet sur des plateformes comme Facebook ou Google est particulièrement évidente dans les pays du Sud, où pour des millions de personnes, Internet égal Facebook. En outre, le caractère massif des données collectées en fait une ressource très rentable à extraire des pays du Sud, pour ensuite être traitée dans les pays du Nord et revendue au Sud sous forme de nouveaux services plus efficaces. Les universités du Nord sont les premières complices de cette extraction, expropriation et privatisation globale de connaissance et de savoir-faire.

Colonisation de l’éducation

Les entreprises du numérique prennent d’assaut les systèmes éducatifs pour vendre leur technologie, via, par exemple, des dons d’appareils électroniques ou de logiciels et des formations à leur usage aux universités. Cette offre « généreuse » pose un certain nombre de problèmes : ce matériel pourrait ultérieurement être utilisé à des fins de surveillance par les États ; les données sont alors librement produites, extraites et traitées par ces entreprises ; les étudiant·es pauvres, qui n’ont d’autre choix que d’avoir recours à la générosité des entreprises ou des États, sont privé·es de la possibilité de choisir les logiciels qu’ils ou elles souhaitent utiliser, et finissent par s’habituer à n’utiliser que ces outils.

Exploitation du travail

Le colonialisme numérique est également évident lorsque l’on observe la façon dont le « sale boulot » revient aux travailleur·ses exploité·es dans les pays du Sud afin de produire des apports cruciaux au développement des technologies numériques. Depuis l’exploitation, en RDC, des enfants dans les mines de cobalt (utilisé dans les batteries, smartphones ou ordinateurs) ; les salaires de misère et les conditions de travail difficiles dans l’extraction du lithium au Chili, en Argentine, Bolivie ou Australie ; jusqu’à l’annotation des données pour l’entraînement de l’intelligence artificielle, les call-centers ou la modération des contenus (qui laisse trop souvent des séquelles psychologiques du fait de l’exposition à des contenus violents)…

Un empire numérique états-unien ou chinois ?

Les conversations passionnées autour de la « nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Chine pour la suprématie numérique ne tiennent pas face à un examen minutieux de l’environnement technologique, encore largement dominé par les États-Unis.

Loin de décliner, l’empire états-unien s’est globalisé, notamment via l’industrie du numérique. En 2013, selon l’économiste Sean Starrs, la part de profits des entreprises états-uniennes dans 18 des 25 secteurs principaux de l’économie mondiale, notamment dans l’industrie des technologies numériques, était largement supérieure à celle des entreprises chinoises. De fait, l’industrie technologique chinoise est dominante à l’intérieur de son territoire national (sauf pour certains produits et services), mais cela ne représente (et de loin) pas une menace pour la domination états-unienne dont les investissements étrangers sont bien plus importants dans tous les secteurs (moteur de recherche, navigateur, systèmes d’exploitation, logiciels de bureautique, services de stockage en ligne, réseaux sociaux, transport, divertissement, publicité en ligne, etc).

Domination politique et les moyens de la violence

Le pouvoir économique des géants du numérique états-unien va de pair avec un immense pouvoir d’influence politique et social. Portes tournantes1 entre responsables politiques et dirigeants d’entreprise, lobbying et alliances commerciales permettent aux États, aux polices et aux armées d’avoir accès aux données extraites par les GAFAM pour renforcer leurs tendances sécuritaires et de surveillance. Depuis des siècles, les empires testent leurs technologies et techniques de contrôle des populations d’abord sur d’autres territoires. Aujourd’hui, ce sont les technologies de prises d’empreintes digitales en Inde et Afrique du Sud, ou bien les innovations dans la gestion des données et des statistiques pour l’appareil de surveillance étatique aux Philippines – innovations qui ont finalement été par la suite employées contre les activistes et contestataires aux Etats-Unis. Microsoft et ses partenaires suggèrent que les Africain·es continuent d’être les cobayes de leurs expérimentations sur les technologies numériques dans les prisons.

Résistances

Les technologies numériques et de l’information jouent un rôle crucial en politique, dans l’économie et la vie sociale. En ce sens, les entreprises états-uniennes sont en train de réinventer une forme de colonialisme dans les pays du Sud via la propriété intellectuelle et matérielle monopolistique des outils et infrastructures informatiques massivement déployés en dehors des frontières nationales. Ceci renforce l’inégalité des échanges et de la division du travail ainsi que la dépendance de la périphérie : les pays riches continuent de contrôler la connaissance et la technologie et exploitent le travail précaire et l’extraction de rente dans le Sud.

Mais la résistance à Big Tech dans le Sud existe et ne date pas d’hier. Dans les années 2000, les pays du Sud se sont massivement investis dans le mouvement pour les logiciels libres et les communs numériques comme moyen de résister au colonialisme numérique, même si bien des initiatives ont échoué. Aujourd’hui, de nouveaux mouvements émergent.

La crise écologique causée par le capitalisme met en danger la vie sur Terre dans son ensemble – et les alternatives à l’économie numérique doivent convergeravec la justice environnementale et les batailles plus générales pour l’égalité. Pour faire face au colonialisme numérique, il nous faut un nouveau cadre de pensée qui soit à même de remettre en cause les racines profondes et les acteurs principaux de ces processus, en relation avec les mouvements depuis « en-bas » qui font déjà face au capitalisme et à l’autoritarisme, à l’empire états-unien et à ses soutiens intellectuels.

Lire l’article intégral en anglais sur le site de Roar