Sweet Beauty

, par Africa is a Country, The Senegalese Feminist Network , VANBESELAERE Léna (trad.)

Le 1er Juin 2023, les tribunaux sénégalais ont finalement statué sur l’affaire Sweet Beauty, dans laquelle Adji Sarr, une jeune employée du salon de massage Sweet Beauty, a accusé Ousmane Sonko, un candidat aux élections présidentielles de 2024 et le leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (PASTEF), de l’avoir violée et menacée de mort en Février 2021.

Sonko a été acquitté des menaces de mort, mais les accusations de viol ont été requalifiées en accusations de corruption de la jeunesse. Il a été condamné à deux ans de prison et à une amende de 600 000 francs CFA (1 000 USD). Les tribunaux lui ont également ordonné de payer 20 millions de francs CFA à Adji Sarr (33 000 USD). Ndèye Khady Ndiaye, la propriétaire de Sweet Beauty, a été condamnée à deux ans de prison pour incitation à la débauche. Les tribunaux sénégalais lui ont également infligé une amende de 600 000 francs CFA et ont ordonné la fermeture de Sweet Beauty.

Suite à ce verdict, des troubles ont secoué le Sénégal et ont entraîné la mort de plusieurs personnes, une généralisation des violences sexuelles et le saccage de biens publics et privés. D’après des sources officielles, plus de 20 personnes sont décédées, 500 ont été arrêtées et huit cas de violences sexuelles contre des femmes ont été signalés, ainsi que de nombreux cas de personnes disparues.

Beaucoup, en particulier les féministes, ont été troublé·es par le verdict, qu’ils et elles ont trouvé ambigu et confus. Quoi qu’il en soit, ce verdict porte un coup dur à la lutte des droits des femmes au Sénégal, notamment en ce qui concerne les progrès réalisés en matière de criminalisation du viol. Dans ce cas, le viol n’a pas été exclu, mais a plutôt été requalifié en accusation de corruption de la jeunesse. Pourtant, le caractère malsain de la relation sexuelle d’Ousmane Sonko avec Adji Sarr a bien été établi.

Selon les expert·es judiciaires, l’accusation de corruption de la jeunesse vise un·e adulte qui impose une forme de contrainte morale ou de pression psychologique sur un·e jeune de moins de 21 ans. Au moment des faits, Adji Sarr avait 19 ans et Ousmane Sonko avait 46 ans. Compte tenu du statut social précaire d’Adji Sarr, ce verdict laisse entendre qu’il y a eu des contacts sexuels illicites entre les deux, mais que Sarr n’a pas été violée par Sonko.

Le viol est l’un des crimes les plus difficiles à prouver, surtout parce qu’au Sénégal, un système juridique sexiste impose aux survivantes de prouver qu’elles ont été violées. Ceux qui croient en la parole de survivantes comme Adji Sarr, concluent que le profil public et la notoriété d’Ousmane Sonko l’ont aidé à obtenir une décision favorable du juge qui a requalifié un ensemble de faits qui auraient dû aboutir à un crime passible de dix ans d’emprisonnement.

Or, la condamnation pénale de Ndèye Khady Ndiaye montre que le salon de massage n’était pas destiné à des activités licites. Les forfaits du salon de massage, comme le « body-body », « happy ending » avaient des connotations sexuelles. Certains disent que bien qu’il ne s’agisse pas d’un procès en moralité, il reste suspect qu’un homme et député de 46 ans qui aspire à être président, fréquentait - tardivement la nuit et pendant un couvre-feu imposé par le COVID - un salon de massage suspect où une jeune femme de 19 ans socialement et économiquement vulnérable exerçait une profession qui faisait d’elle une proie sexuelle facile.

Le viol est répandu et courant au Sénégal, et les hommes accusés sont rarement condamnés. Le verdict de l’affaire Sweet Beauty montre que les autorités judiciaires sénégalaises (qui sont majoritairement des hommes) semblent réticentes à appliquer la récente loi criminalisant le viol. Pour rappel, malgré une lutte de plusieurs décennies menée par les associations de femmes pour criminaliser le viol au Sénégal, la justice considérait auparavant le viol comme un simple délit. La loi instituant sa criminalisation n’a été votée qu’en janvier 2020, après plusieurs cas de viols suivis de meurtres qui se sont produits dans le pays au cours des années précédentes. La fréquence des accusations de viol requalifiées en délits illustre la réticence des tribunaux à appliquer la nouvelle loi.

Toutes les discussions et actions qui entourent le procès et son verdict révèlent de nombreuses réalités sociales au Sénégal, notamment la vulnérabilité des jeunes filles dans un environnement patriarcal renforcé par l’exploitation de leur vulnérabilité. La fragilité socio-économique des jeunes femmes comme Adji Sarr, les place à l’intersection de plusieurs oppressions, au cœur desquelles se trouvent le sexisme, le classisme et l’exploitation sexuelle. La dégradation du niveau de vie fragilise aussi particulièrement les jeunes et les femmes, qui sont doublement touché·es. La radicalisation du discours politique et la fermeture de l’espace civique contribuent à faire taire les femmes. On assiste à l’avancée d’un discours masculin égocentrique dans lequel les doléances des femmes sénégalaises restent à la périphérie et ne sont pas prises en compte.

En utilisant cette affaire privée à des fins politiques, les deux camps – l’opposition et le parti au pouvoir – sont unis sur un point : saper la voix des femmes et utiliser leur corps comme arme politique. L’instrumentalisation du cas de Sarr accentue leur subordination dans une société misogyne. Le pays tout entier est pris entre les caprices de deux hommes puissants. De plus, le silence du président Macky Sall sur son intention ou non de poursuivre un troisième mandat désavantage les femmes et met en évidence leur vulnérabilité. Son silence a servi de prétexte pour politiser une affaire privée entre deux citoyen·nes sénégalais·es. Le corps d’Adji Sarr est ainsi ballotté entre les deux camps de dirigeants et utilisé comme punching-ball.

Ces dernières semaines, les médias nationaux et internationaux ont diffusé une émission misogyne dans laquelle des hommes sénégalais, dont des intellectuels de haut niveau, se livrent à un duel de mots dans les médias, invisibilisant Adji Sarr et banalisant son viol. De nombreux Sénégalais, dont Ousmane Sonko, ne savent même pas ce qui constitue un viol. Dans l’imaginaire collectif, le viol n’est qu’un flirt qui va trop loin.

En se moquant de l’apparence physique de sa victime avec des propos abjects tels que "Si je devais violer, je ne violerais pas quelqu’un qui ressemble à un singe qui fait un AVC", Ousmane Sonko révèle qu’il conçoit l’agression sexuelle comme une forme de flatterie, une faveur accordée à toute femme digne. Au-delà de la caricature animale et du validisme de ses propos, Ousmane Sonko ignore que le viol n’est ni romantique ni lié à l’attirance sexuelle. Le viol est une question de pouvoir et de contrôle et n’a rien à voir avec l’apparence de la victime. Sinon, les bébés et les tout-petits nés seraient pas agressés sexuellement. Un exemple en est l’affaire en cours des 36 filles âgées de 6 à 16 ans qui ont été abusées sexuellement par un maître coranique près de Touba.

De plus, ceux qui accusent Adji Sarr d’être manipulatrice se révèlent sexistes et infantilisants. Ces allégations suggèrent que les femmes ne peuvent pas formuler des accusations de manière indépendante. Cela renforce les stéréotypes sexistes et minimise la voix des femmes qui signalent des violences sexuelles. Cette hypothèse remet également en question la valeur des paroles des victimes de viol. Chaque fois qu’une survivante de viol se manifeste, elle doit faire beaucoup d’efforts physiques et psychologiques. Tout comme il n’y a pas de violeur-type, il n’y a pas de survivante parfaite. Chaque survivante traverse son traumatisme différemment et refait sa vie à sa manière. Adji Raby Sarr ne fait pas exception. M. Sonko non plus, même s’il est connu sous le sobriquet « mu sell mi », le Saint.

Le viol est une arme de domination et les femmes sont les premières à en payer le prix. Au cours des récents troubles, huit femmes ont été violées : trois étudiantes à l’Université Assane Seck de Ziguinchor, et cinq autres par des hommes cagoulés qui ont attaqué le bar de l’hôtel Columbia à Diamniadio. Les corps des femmes ont été transformés en marchandises et en biens publics, pour être pillés comme des biens de consommation lors d’émeutes ; être attrapés et consommés à volonté.

La voix des femmes sénégalaises doit se libérer de l’emprise des politiciens avides de pouvoir. Les faits entourant l’affaire Sweet Beauty doivent être rapportés dans leur vérité impitoyable, nonobstant les hypothèses, les préjugés, les idées préconçues et les stéréotypes qu’ils portent. Leur chronologie ne laisse aucun doute dans l’esprit d’un libre penseur. Des politiciens sénégalais ont exploité une affaire privée à leurs propres fins politiques et pour éviter à un dirigeant politique de devoir répondre de ses actes. Il est possible que cette même affaire ait été utilisée par l’autre camp pour éliminer un adversaire politique compte tenu de l’histoire récente du pays. Les politiciens ont sapé la voix et le corps des femmes en mélangeant politique et affaires privées.

La réputation de l’État sénégalais comme exemple exceptionnel de démocratie en Afrique n’est qu’un mirage. Il s’est construit au détriment des femmes, des femmes qui n’ont pas pu exprimer les souffrances qu’elles endurent au quotidien dans une société hypocrite. Nous assistons à l’expression de la masculinité sénégalaise en parfaite hégémonie sur un fond de destruction et de maltraitance envers les femmes.

Lire l’article orginal en anglais sur Africa is a Country