Libérez la Palestine (Free Palestine)

, par Africa is a Country , BAIGRIE, Bruce, MERLE Sandrine (trad.), SHOKI, William

Le 7 octobre, l’image d’un bulldozer arrachant la barrière d’acier qui emprisonne Gaza, au lieu de démolir encore une maison palestinienne, avait de quoi impressionner certain·es d’entre nous qui sommes solidaires [avec le peuple palestinien]. À environ 3 kilomètres du mur, des Israélien·nes et des touristes participaient à une rave-party organisée dans le désert. C’est l’un des aspects les plus sidérants de la société israélienne, qui organise de tels événements sans penser une seconde aux millions de personnes prisonnières juste à côté. Ces personnes enfermées sont presque totalement à la merci d’un occupant qui affirme qu’elles n’ont pas le droit d’être là. Cependant, les milliers de gens qui participaient au festival de musique Supernova ne méritaient pas ce qui leur est arrivé. Un massacre a été perpétré dans les kibboutz de Be’eri et Kfar Aza, et cette violence doit être condamnée. La gauche, au sein et à l’extérieur du mouvement de solidarité international avec la Palestine, court à sa perte si nous abandonnons nos principes fondamentaux.

Quiconque a participé au mouvement de solidarité avec la Palestine, en exigeant l’égalité des droits, a été sommé·e de « condamner le Hamas ». Une accusation implicite lorsque nous appelons à condamner l’assassinat de centaines de civil·es. Mais se concentrer sur la condamnation du Hamas est futile. La violence exercée par le Hamas est très largement la conséquence des agissements d’Israël. Pendant les 30 premières années du conflit, le Hamas n’existait pas. Ce n’est un secret pour personne qu’Israël a favorisé la création du Hamas pour déstabiliser volontairement l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). À l’époque, le chef de l’OLP, Yasser Arafat, disait que le Hamas était « une créature d’Israël ». Dans les premiers accords d’Oslo, l’accord de paix négocié en 1993 par Arafat et Yitzhak Rabin, le Premier ministre israélien de l’époque, l’OLP reconnaissait Israël comme État souverain. Mais Oslo était un piège. Si le Hamas réussissait à supplanter l’OLP à Gaza (ce qu’il a fait grâce à un mélange d’élections et d’intimidations), Israël pouvait maintenir son siège indéfiniment. Tout récemment encore, en 2019, le Premier ministre israélien expliquait aux membres du Likoud à la Knesset que « Quiconque veut contrecarrer la création d’un État palestinien doit soutenir le renforcement du Hamas et lui transférer de l’argent ». Ils étaient persuadés que leur relation symbiotique avec le Hamas pouvait être maintenue sans risque, puisqu’on peut intercepter les roquettes artisanales avec des missiles guidés. Cette hypothèse s’est brutalement écroulée.

Peut-être qu’Israël viendra à bout de la tâche apparemment impossible de détruire le Hamas. Mais quelque chose d’autre viendra le remplacer. C’est une certitude. Même si les Palestinien·nes voient leur maison s’écrouler, écrasant leurs proches, iels continueront de refuser de partir. Quelle que soit l’organisation qui remplacera le Hamas, les mêmes options s’offriront à elle : se défendre et maintenir son autorité sur Gaza. Seules deux entités dans le monde sont à même de mettre un point final à la violence. Seul Israël peut mettre un terme à l’occupation de la Cisjordanie et au siège de Gaza et seuls les États-Unis peuvent cesser de livrer des armes à l’État militaire et de lui offrir une couverture diplomatique internationale. Il faut maintenir à la fois la pression sur le régime d’apartheid et sur les États-Unis, et toute notre solidarité envers le peuple palestinien.

Cependant, cette solidarité ne peut pas s’appliquer à celles et ceux qui veulent tuer des personnes innocentes. On ne devrait pas avoir à réitérer le principe de refuser la violence à l’encontre des civil·es. Et certaines tergiversations d’une partie de la gauche sont contestables. En effet, l’opposition de principe au massacre de la population civile s’appuie sur le rejet de la violence intrinsèque du projet de colonie de peuplement, qui déprécie la vie humaine et réduit tout à une désespérante formule binaire : « eux ou nous ». On ne remplace pas une injustice par une autre. Beaucoup avancent l’argument de la violence politique de Frantz Fanon, de sa capacité cathartique à rendre leur dignité aux personnes opprimées. Mais Fanon fait clairement la distinction entre la violence révolutionnaire, qui est un acte stratégique et conscient visant à démanteler l’appareil répressif du système colonial, et la violence spontanée et réactive, qui est une réponse plus immédiate et émotionnelle à l’oppression, gouvernée par une logique de vengeance. Selon ses termes, « la haine n’est pas un programme », et la lutte armée doit être liée à un programme de transformation sociale plus large. Comme le souligne Yair Wallach, les opérations du Hamas, limitées à des cibles militaires, étaient en soi une réussite spectaculaire – les victimes civiles n’étaient ni nécessaires ni justifiées. Et il reste encore à savoir si ces attaques avaient été planifiées.

Les récits des faits divergent considérablement entre la population civile israélienne et les militant·es de Gaza. Des histoires contradictoires, allant d’Israélien·nes indemnes chez elleux ou libéré·es à la frontière jusqu’aux allégations non vérifiées de la machine de propagande de guerre à propos de bébés décapités et de viols de masse, suggèrent un certain niveau de dérapage. Ce qui rend d’autant plus déconcertantes les justifications par une partie de la gauche internationale de la violence contre la population civile. La violence doit bien évidemment être contextualisée, mais faire l’amalgame entre le meurtre de personnes innocentes et un acte de résistance est indéfendable. Il cautionne en réalité un stéréotype sioniste tenace qui prétend que la libération du peuple palestinien équivaudrait à l’extermination des Juif·ves.

Et si le principe de non-violence à l’égard des populations civiles ne repose pas sur sa valeur stratégique, il a cependant de la valeur stratégique. L’idée que la véritable solidarité exige de ne pas commenter les méthodes et tactiques de résistance employées par un groupe opprimé est ridicule et anhistorique. Penser la solidarité comme équivalent à la déférence totale envers un groupe opprimé est une posture paresseuse et déshumanisante, et nie à ce groupe sa capacité d’agir et sa complexité. Dans ce contexte, cette posture est paradoxalement orientaliste. Le peuple palestinien n’est absolument pas obligé de tenir compte de ce que les étranger·es disent, mais il n’a pas un esprit de corps monolithique. Une solidarité sans faille avec le peuple palestinien peut s’accompagner d’un soutien inconditionnel à certaines formations politiques (et d’un rejet implicite d’autres). Comme nous le fait judicieusement remarquer Tareq Baconi :

[Le Hamas] n’est toujours pas le porte-parole de toute la population palestinienne. Tous·tes les Palestinien·nes ne sont pas des islamistes. La question centrale, ici, c’est que le projet politique palestinien, qui était l’OLP, et qui était de fait plus proche des mouvements anticolonialistes des années 1970 et 1980, a aussi été traité d’organisation terroriste par l’Occident jusqu’à ce qu’elle soit anéantie, tant sur le plan institutionnel que par l’assassinat et l’emprisonnement de leaders politiques palestinien·nes.

Fondamentalement, ce que les soutiens de la cause palestinienne doivent bien comprendre c’est que ni le cas de l’Algérie, ni celui de l’Afrique du Sud ne constituent une trajectoire parfaitement reproductible pour venir à bout de l’apartheid en Israël. Pour certain·es, la décolonisation commence à ressembler à ce que le Front de libération nationale (FLN) a obtenu dans l’Algérie coloniale, avec le renvoi des pieds-noirs vers la France métropolitaine. Les Juif·ves d’Israël n’ont ni famille ni pays vers lequel retourner, et même si c’était le cas, expulser ces sept millions de personnes équivaudrait à une politique de déportation massive inconcevable et répréhensible. Ce n’est ni souhaitable, ni envisageable. Malgré l’échec du week-end dernier [le 7 octobre 2023, n‧d‧r.], la supériorité militaire d’Israël – soutenue par les États-Unis, la Grande Bretagne et l’UE – est presque indéfectible. Comme l’a écrit Edward Saïd en 1999 : « Il ne peut pas y avoir de réconciliation à moins que les deux peuples, deux communautés de souffrance, ne se rendent à l’évidence que leur existence est un fait profane, et qu’elle doit être traitée en conséquence ». C’est le seul point de départ légitime : ni les Palestinien·nes, ni les Israélien·nes ne partiront.

Le modèle sud-africain est extrêmement puissant. Il ne fait aucun doute que le mouvement BDS doit son succès au mouvement anti-apartheid international dont il s’inspire, et des activistes anti-apartheid n’ont cessé de rappeler qu’Israël menait une politique d’apartheid – tant à l’intérieur de ses frontières que dans les territoires occupés. La solidarité internationale et la résistance intérieure unitaire sont cruciales. Cependant, les fondateurs d’Israël ont eu le génie terrifiant de bâtir leur nation sur le nettoyage ethnique de la population palestinienne majoritaire. Ils ont aussi installé de manière illégale plus de 500 000 colons en Cisjordanie pour s’assurer à terme de son annexion. La résistance intérieure palestinienne peut tout à fait, et devra s’assurer de rendre l’occupation aussi difficile et coûteuse que possible. Mais ce faisant, elle court le risque de souffrir des conséquences brutales et de perdre les rares privilèges dont elle bénéficie actuellement.

Malheureusement, le modèle sud-africain a aussi ses limites dans le contexte palestinien. Aucun mouvement de masse du monde du travail n’est à même d’ébranler les fondations de l’économie israélienne, comme cela s’est passé en Afrique du Sud. Contrairement au cas sud-africain, l’apartheid israélien ne sera aboli que si une large partie de la population israélienne adhère au projet de droits universels pour toute personne résidant dans la communauté politique qui surgirait d’un véritable processus de paix (et préconisant une Palestine laïque et démocratique – ce qui a été reconnu par le Fatah en 1970). Le massacre perpétré samedi [7 octobre 2023] risque de freiner ce projet. Soutenue et encouragée par les pays occidentaux et leurs médias anti-palestiniens, la population israélienne a fait bloc derrière une stratégie de représailles sanglante et génocidaire impliquant le blocus total de Gaza, des bombardements incessants et la perspective d’une invasion terrestre imminente.

"Fading homage to Delacroix" - [hjl via flickr_>https://www.flickr.com/photos/hjl/8505968414/in/album-72157632890653805/] - CC-BY NC 2.0

Nous sommes dans une période d’incertitude insupportable. Néanmoins, les événements [du 7 octobre] doivent être mis à profit pour construire un projet de libération fédérateur fondé sur notre humanité commune. Les Palestinien·nes et leurs leaders qui plaident pour une « coexistence pacifique » sont régulièrement emprisonné·es par Israël, précisément parce qu’iels représentent une menace pour le maintien de l’apartheid. C’est pour cette raison que de tels appels doivent être amplifiés. Ils mettent la pression sur Israël, donnent de la puissance aux politiques démocratiques populaires en Palestine et renforcent la solidarité internationale. L’année dernière s’est profilée une possible ouverture en Israël (et il faut souligner que des groupes tels que Standing Together, qui rappelle le Front démocratique uni (UDF) en Afrique du Sud, ont réussi à mobiliser une présence pro-palestinienne importante pendant les manifestations contre la réforme judiciaire).

Il y a déjà des signes qui montrent que la population israélienne tient leur gouvernement pour responsable. Et que nous aurons beau condamner la violence, le fantasme de Netanyahou d’une occupation facile et à faible coût a définitivement volé en éclat. Le squelette est sorti du placard pour la population israélienne – comme le rappelle la sérieuse analyse de Gideon Levy pour Haaretz, « Israël ne peut pas emprisonner deux millions de Gazaoui·es sans en payer le prix fort ». Pour l’instant, c’est l’escalade qui l’emporte, mais une alternative apparaît désormais de plus en plus clairement : la fin de l’occupation. Les Israélien·nes ne doivent jamais oublier que leur société est fondée sur la subordination d’une autre. C’est cette situation qui produit la violence, et iels sont les seul·es à pouvoir donner le coup de grâce à l’apartheid.

L’enseignant-chercheur Mahmood Mamdani l’exprime ainsi dans Neither Settler Nor Native (Ni colon, ni autochtone, NdT) : « Ce n’est que lorsqu’un système politique est décolonisé – c’est-à-dire lorsque les identités sont détachées du statut permanent de majorité ou de minorité – qu’il est capable de garantir l’équité ». Voilà notre responsabilité : faire en sorte que la population israélienne comprenne que la fin de l’apartheid ne les mènera pas à leur perte, mais à une vraie liberté.

Du fleuve Jourdain à la mer Méditerranée, la terre appartient à toutes les personnes qui y vivent. Aucun gouvernement ne peut prétendre y asseoir une autorité légitime à moins que celle-ci ne découle de la volonté du peuple ; or, depuis 1948, c’est la volonté des Palestinien·nes qui est totalement absente.

Lire l’article original en anglais sur le site Africa is a Country