Les corps trans : entre assimilation et visibilité (2/2)

, par Ballast , VARIN Viviana

Dans le premier volet de ce reportage réalisé durant un an entre le Pérou et la France, Viviana Varin, militante écologiste et féministe franco-péruvienne, donnait la parole à plusieurs femmes trans. Dans ce second et dernier volet, elle revient sur les implications de la crise sanitaire du Covid-19, et les stratégies militantes déployées dans les deux pays pour y faire face : l’ensemble des discriminations que subissent les personnes trans s’est en effet vu exacerbé par la pandémie. Cependant, entre invisibilité ou assimilation, des perspectives d’actions politiques collectives existent : celles de l’autodétermination, notamment.

Inauguration de la Casa Trans Lima Este en novembre 2019, à Lima (Miluska Luzquinos)

Au Pérou comme dans bien d’autres endroits, ce sont les dons et les distributions alimentaires de la communauté qui ont permis aux femmes trans travailleuses du sexe de survivre durant le confinement. Le pays s’est cependant illustré par un choix très spécifique dans les modalités du confinement : des sorties alternées selon le genre, dès le 2 avril 2020. Les hommes pouvaient ainsi sortir les lundis, mercredis et vendredis ; les femmes les mardis, jeudi et samedis — le dimanche était interdit pour tout le monde. Un confinement « cisgenré » contrôlé par les forces de police et l’armée qui a généré une vague de peur et de mobilisation au sein de la communauté transgenre péruvienne. Malgré les consignes gouvernementales aux forces de l’ordre de n’effectuer aucun contrôle d’identité, de nombreux abus ont été commis. Le plus emblématique est sans doute celui survenu le 6 avril dans un commissariat de Lima, lorsque des policiers ont imposé des exercices physiques à trois femmes trans pour non-respect du confinement, tout en les obligeant à crier « Je veux être un homme [1] ». Ils ont heureusement été mis à pied. Suite à une succession d’abus dénoncés par des collectifs de la société civile, le gouvernement a finalement fait marche arrière et supprimé le confinement genré le 10 avril. Cette mesure n’aura duré que huit jours, mais elle a rendu visible la transphobie tant institutionnelle que sociale, et démontré l’urgence du projet de loi sur l’identité de genre. À l’image de la toute première loi sur l’identité de genre adoptée en Argentine en 2012, l’objectif de celui-ci est de mettre en place une loi-cadre pour dépathologiser et déjudiciariser les demandes de changement de nom et de sexe à l’état civil, évitant ainsi les discriminations et obstacles administratifs.

« Des policiers ont imposé des exercices physiques à trois femmes trans pour non-respect du confinement, tout en les obligeant à crier "Je veux être un homme". »

Malgré l’urgence révélée par la pandémie, il est difficile d’imaginer à l’heure actuelle que le projet de loi soit approuvé, tant l’hostilité de la société péruvienne est grande sur les questions de genre et d’orientation sexuelle. 68 % de la population est contre l’union civile et 75 % est contre le mariage gay. De plus, le Pérou est plongé dans une crise politique grave depuis le 9 novembre dernier et la destitution du président Martin Vizacarra par le Parlement — pour soupçons de corruption. Son remplacement par Manuel Merino a donné lieu aux plus grandes manifestations qu’ait connues le pays. La mobilisation sans relâche de la population a été violemment réprimée, causant deux morts, des centaines de blessés et des dizaines de disparus. Merino a fini par démissionner ; le Parlement a nommé Francisco Sagasti comme Président par intérim (le troisième du pays en une semaine). Celui-ci est en charge d’assurer une transition pacifique jusqu’aux élections présidentielles d’avril 2021. S’il est vrai qu’il ne fait pas partie de la coalition qui a organisé le putsch contre Vizacarra, il n’y a encore aucune remise en question du pouvoir du Parlement et de ses forces néolibérales corrompues et largement conservatrices — notamment celle du mouvement #ConMisHijosNoTeMetas (#NeTouchePasàMesEnfants).

Né au début des années 2010, ce mouvement se situe en première ligne des ultra-conservateurs catholiques. Il a été particulièrement actif depuis 2016, convoquant des milliers de sympathisant·es dans les rues du Pérou en opposition à l’enseignement du genre dans le programme national d’éducation de base. Le mouvement soutient qu’une telle approche, qu’il qualifie d’« idéologie de genre », vise à « homosexualiser » les enfants péruviens. En France, en 2013, le programme d’enseignement « ABCD de l’égalité » (proposé par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes), dont l’objectif était de lutter contre le sexisme et les stéréotypes de genre, avait fait l’objet d’une campagne d’opposition similaire — des groupes proches de l’extrême droite et de la Manif pour tous avait dénoncé une supposée « théorie du genre », laquelle viserait à pervertir la jeunesse française. #ConMisHijosNoTeMetas s’est largement exprimé durant la pandémie. Suite à la demande des organisations trans d’une évaluation urgente de la loi sur l’identité de genre, le mouvement a réagi sur son compte Twitter en soutenant que l’initiative prétendait « transexualiser les enfants péruviens ». Deux jours après les consignes du gouvernement quant au respect de l’identité de genre des personnes trans durant le confinement genré, Christian Rosas, leader de #ConMisHijosNoTeMetas, a demandé aux forces de police de désobéir aux ordres du gouvernement via son compte Facebook et plusieurs médias.

En France : des corps tout aussi marginalisés

Marche des fiertés le 4 juillet 2020, à Paris (Acceptess-T)

En France aussi, l’exclusion des personnes trans, notamment migrantes, s’est fortement illustrée lors de la crise du Covid-19. L’association Acceptess‑T a alors accroché une banderole sur son balcon : « Covid-19, révélateur de transphobie, xénophobie, putophobie et paupérisation. Macron coupable. » La solidarité de la communauté et des associations a été le seul moyen de soutenir les personnes trans migrantes travailleuses du sexe, tout en permettant la bonne tenue du confinement et, ainsi, freiner la propagation du virus. Dès le premier jour, des réseaux d’information sur les gestes de prévention à adopter se sont mis en place et des kits médicaux ont été distribués. Le Fonds d’aide sociale trans(FAST), constitué de dons de la communauté LGBTI, venait alors d’être créé afin de soutenir les personnes trans les plus précaires. Il a finalement permis de financer les achats alimentaires et médicaux, mais aussi de venir en aide à des personnes trans en rupture familiale ou isolées, ainsi que d’assurer les relocalisations de personnes menacées d’expulsion pour loyers impayés.

« Sur LCI, un directeur de recherche à l’Inserm et un chef de service de l’hôpital Cochin ont proposé de tester un vaccin contre le coronavirus sur les populations africaines et les prostituées. »

La Fédération Parapluie Rouge, constituée d’une dizaine d’associations de santé communautaire et de travailleur·ses du sexe, a adressé une lettre ouverte au président Macron le 6 avril 2020, ainsi qu’à plusieurs ministres, dont Marlène Schiappa, afin d’alerter sur la situation. La secrétaire d’État chargée l’Égalité entre les femmes et les hommes a également été interpellée par 12 parlementaires de la majorité, qui ont soutenu l’appel de la députée LREM Laurence Vanceunebrock-Mialon : elle demandait la création d’un fonds d’urgence pour les travailleur·ses du sexe. Une proposition clé en main puisque l’idée était de réorienter l’AFIS (l’Aide financière à l’insertion sociale et professionnelle), c’est-à-dire le fonds existant dédié à l’accompagnement des parcours de sortie de la prostitution. Peu de personnes faisant le choix de cet accompagnement, ce fonds est sous-utilisé — l’argent public est disponible. Bien que cette demande ait concerné avant tout la réponse à une urgence humaine et sanitaire, Marlène Schiappa a répondu qu’il était « très compliqué » pour l’État d’indemniser des personnes qui exercent une activité non déclarée comme la prostitution [2]. L’État refuse donc d’aider des personnes qu’il a lui-même contribué à marginaliser par ses politiques. Mediapart a également relancé le cabinet de la ministre ; la réponse fut une fin de non recevoir, justifiée par la non-disponibilité de l’intéressée, accaparée par la lutte contre les violences conjugales. La défense des droits des femmes a encore une fois été utilisée comme alibi pour justifier l’exclusion des travailleuses du sexe.

La pandémie a donc malheureusement réaffirmé la hiérarchisation des souffrances et des corps. C’est dans cette logique que, le 2 avril 2020, sur LCI, un directeur de recherche à l’Inserm et un chef de service de l’hôpital Cochin ont proposé de tester un vaccin contre le coronavirus sur les populations africaines et les prostituées, « parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas ». Suite à la vague d’indignation provoquée par leurs propos, les deux hommes ont présenté leurs excuses. Le raccourci utilisé revêt cependant un caractère raciste, « putophobe » et sérophobe qui illustre, comme l’a écrit Rokhaya Diallo dans un article pour Regards, combien les corps considérés comme « subalternes » sont rapidement déshumanisés pour servir les corps « dominants ». Pour Acceptess‑T, le Covid-19 a rappelé la vulnérabilité de l’ensemble des personnes trans indépendamment de leur nationalité ou de leur classe sociale, mais aussi indépendamment de leur physique — même celles qualifiées de « jolies », qui habituellement trouvent qu’elles ne s’en sortent pas trop mal, ont été fortement impactées, comme nous le dit Giovanna Rincón : « La crise sanitaire a cassé l’idée que le système‑D et un "joli" physique pouvaient suffire. Ça a démontré à quel point le problème est systémique [3]. »

La pression du « cispassing »

En France comme au Pérou, la question du physique est une préoccupation pour la plupart des personnes trans qui subissent la pression du « cispassing » — c’est-à-dire le fait d’être perçu·e dans le genre de leur choix. Il s’agit d’éviter les conséquences engendrées par le fait d’être visiblement trans : insultes, regards voyeuristes fascinés par l’avant/après, curiosité déplacée de savoir si la personne a été opérée ou non, jugement quant au fait de faire « bien femme » ou « bien homme » à partir de normes binaires. Des regards que Katherine sent plus pesants en France qu’au Pérou : « La société française est super froide. Tout le monde te regarde comme une bête curieuse parce que tu as des formes. Et moi j’ai un cispassing facile alors, grâce à Dieu, j’ai pas trop de problèmes parce que rien que les agressions par les regards, c’est vraiment dur. Surtout ici où tu peux pas répondre aux insultes à cause de la langue !  » Pour Luna comme pour d’autres, circuler dans la ville est difficile : « Après le travail, je rentre directement, je ne me dis jamais "Tiens je vais aller me promener". Je préfère ne pas m’exposer aux insultes, moqueries ou crachats. Parfois tu te fais jolie et direct on te dit "Combien ? Viens me sucer". Alors toute seule, j’ose pas. »

« Il s’agit d’éviter les conséquences engendrées par le fait d’être visiblement trans : insultes, regards voyeuristes fascinés par l’avant/après, curiosité déplacée de savoir si la personne a été opérée ou non. »

L’intériorisation de ces normes et des violences subies a pour conséquence la prise de risques dans les parcours de transition : auto-administration d’hormones mais aussi recours à des substances aux conséquences encore plus dramatiques. C’est le cas du « silicone industriel », douloureusement injecté pour obtenir des formes plus féminines à moindre coût. Cette substance est connue sous le nom d’« huile d’avion » car normalement utilisée comme lubrifiant pour les turbines aéronautiques — toutes les femmes trans qui y ont recours l’ont appliquée de manière clandestine. Des années plus tard, la substance s’infiltre souvent dans les tissus musculaires et provoque de graves problèmes d’œdèmes ou d’infections que les médecins ne peuvent pas soigner. Cette pression est accentuée plus encore par le travail du sexe. Cela constitue une nouvelle violence, que Miluska Luzquiños, coordinatrice de RedLacTrans au Pérou, analyse sous le prisme du patriarcat : « Le travail du sexe des filles trans va au-delà de la violence du travail du sexe cisgenre car le patriarcat a imposé des stéréotypes féminins très marqués, qui poussent les filles à s’exposer à la prise d’hormones sans suivi et à s’injecter de l’huile d’avion pour construire des corps qui répondent à la demande de l’acheteur.  » Ce besoin de répondre aux normes et aux demandes des clients rend le milieu dangereux et concurrentiel, les « jolies » étant à la fois utilisées comme « appâts » et violemment agressées, car considérées comme une menace. Ce que résume Katherine : « Tout rentre par les yeux… Elles voient une fille jolie et elles pensent qu’elle va leur enlever le pain de la bouche. »

Dans pareil contexte, il est difficile de construire de véritables amitiés, nous raconte Luna : « Dans la communauté, beaucoup de choses tournent autour du travail du sexe alors on se comprend, on est copines, mais en même temps il y a plein de couteaux dans le dos. Le territoire est jaloux et c’est compliqué d’avoir de vraies amies.  » Lors des permanences psychologiques, Xavier Mabire, psychologue au sein d’Acceptess‑T, est témoin de toute l’ambiguïté du fonctionnement de la communauté : y existe une véritable solidarité, une compréhension qui passe par les sous-entendus liés au travail, à la culture et à la langue, mais dans laquelle on ne se fait pas de cadeau. «  J’entends beaucoup d’isolement. À moi elles me disent qu’elles sont tristes mais qu’elles ne peuvent pas le dire ailleurs, car ça sera utilisé contre elles. Dans le cadre de la communauté, qu’on peut penser être un milieu plus proche et protecteur, il n’est pas toujours possible de parler de vécu affectif. Il y a des enjeux sur le physique mais aussi des enjeux dans le fait de détenir des informations de la vie émotionnelle, qui peuvent servir un rapport concurrentiel, faire l’objet d’une violence ou d’un chantage. Donc il y a un verrouillage de la parole. »

En amont : le carcan du genre

Si les corps trans dérangent tant, c’est avant tout parce qu’ils ne sont pas classables dans le système de genre. Dans les années 1990, l’identité transgenre s’est en partie développée en cassant les codes du binarisme de genre homme-femme. Sébastien Chauvin, sociologue spécialiste du genre à l’Université de Lausanne, l’explique : il s’agit là d’une rupture que les personnes qui se définissent comme « non-binaires » poussent aujourd’hui encore plus loin, en ce qu’elles cassent la linéarité qui consiste à passer d’une catégorie de genre à une autre — à travers des parcours de transition corporelle plus ou moins poussés, lesquels reproduisent les normes dichotomiques femme-homme. Bien que différentes, les identités non-binaires et les vécus des personnes trans partagent la remise en question des référentiels binaires, et notamment celui de la masculinité. Ce qu’exprime Luna : « Nous, c’est un peu comme si on donnait tort aux normes de "l’homme commande et la femme obéit". »

« Les corps d’enfants intersexes continuent de subir des actes chirurgicaux et des traitements hormonaux. »

Elsa Dorlin, professeure de philosophie politique et spécialiste du genre, interroge la façon dont la science a déterminé les critères correspondant à l’un des deux sexes biologiques possibles, parmi toute une palette de caractéristiques chromosomiques, anatomiques, gonadiques et hormonales qui s’expriment à différent degrés sur le plan physique, chez tous les individus (dans l’apparence des organes génitaux, dans la distribution des graisses, de la pilosité, de la masse musculaire ou encore de la poitrine). Les personnes intersexes ou trans qui ne rentrent pas dans l’une ou l’autre de ces deux catégories sont alors considérées comme étant « né·es dans le mauvais corps », donc comme devant basculer vers l’un des deux côtés. Les corps d’enfants intersexes continuent de subir des actes chirurgicaux et des traitements hormonaux visant à les rendre plus conformes aux stéréotypes de genre binaires, y compris lorsqu’il n’y a aucun impératif de santé. Quant aux parcours de transition français, ils ne considèrent plus la transidentité comme une affection mentale depuis 2018 mais sont alignés sur l’OMS, qui la définit comme une « incongruence de genre ». Elsa Dorlin prend l’exemple du sport afin d’illustrer l’arbitraire de la norme : « Il existe une multiplicité de corps alors pourquoi les enfermer dans deux catégories opposées issues d’un "conditionnement" des corps à avoir des capacités différentes basées sur deux sexes : l’un plus fort, l’autre plus faible ? Penser les corps dans leurs véritables diversités biologiques pourrait par exemple mener à la création de catégories sportives tout aussi diverses basées sur le poids ou la taille, indépendamment du sexe.  »

Durant une conférence-débat en octobre 2019 où se retrouvent usager·ères d’Acceptess‑T, figures politiques et chercheur·euses, Sam Bourcier, sociologue trans et militant queer, dénonce la relation de causalité inventée entre sexe et genre pour justifier les rapports de pouvoir du modèle néolibéral patriarcal : « C’est pour tous qu’il y a ce carcan de la différence sexuelle ! C’est une fiction née avec le capitalisme pour antagoniser les deux sexes et justifier la division du travail avec la femme à la maison, et c’est ce que les pays colonisateurs ont exporté. La dualité présentée comme état de nature est une création. » Elsa Dorlin va dans le même sens : «  Une fois qu’on connaît le sexe d’une personne, elle est classée dans l’un des deux genres associés et la société se met en marche : le "Madame" et le "Monsieur", les règles de conjugaison et d’accords avec le masculin qui l’emporte, les politiques de filiation, la définition des rôles de chacun avec l’homme dans l’espace public et la femme à la maison…  » Cette naturalisation des normes binaires se voit renforcée par les croyances religieuses et l’injonction à procréer. Une analyse que partage Eimy, femme trans d’une quarantaine d’années : «  Ça vient d’où ce truc d’homme et de femme ? Ça vient du binarisme religieux qui dit qu’une femme doit procréer et qu’en plus elle est le sexe faible et doit rester à la maison pour s’occuper des enfants. Nous les trans, on a toujours existé. Mais c’est difficile de faire bouger les mentalités. »

Dépasser la recherche d’invisibilité

Pour tenter de pallier la pression du cispassing et la recherche d’invisibilité qu’elle génère, Acceptess‑T a mis en place différentes activités, à commencer par les fêtes d’anniversaire mensuelles. Elles sont nées du besoin de créer des événements de sociabilité dans un espace qui ne soit pas le domicile, mais où il n’y ait pas besoin de dépenser de l’argent. Ces temps festifs permettent également de faire le point sur la vie associative et les mobilisations à venir. Il s’agit d’un premier pas pour que les usager·ères dépassent la démarche personnelle, d’ordre social ou sanitaire, afin de prendre part à la dimension plus politique de l’association. Acceptess‑T cherche aussi à créer de la visibilité avec les filles, avec, par exemple, un projet de sorties aux musées — difficiles à découvrir seules, pour des femmes trans migrantes qui fréquentent peu le centre de la ville. L’association travaille en outre à la promotion de l’activité physique (notamment la piscine, dont beaucoup se privent), pensée comme outil d’émancipation à partir du partage d’expériences et d’un travail sur l’estime de soi et de son corps. L’objectif est d’obtenir d’autres créneaux pour le volley, sport très populaire en Amérique latine, pratiqué par les filles l’été au bois de Boulogne — des tournois informels y sont organisés. L’idée est d’insérer sa pratique dans des espaces publics dédiés où les conditions d’entraînement pourraient être meilleures, mais aussi, comme le dit Eimy, où elles pourraient apporter de la visibilité : « Avec le volley, d’une, physiquement tu te sens mieux, et de deux, tu apportes de la visibilité. Moi je l’apporte au quotidien et dans mon sport. »

« Ces temps festifs permettent également de faire le point sur la vie associative et les mobilisations à venir. »

La façon dont elles créent de la « bonne visibilité » est importante pour elles. Elles ne se sentent pas toujours à l’aise avec les temps de fête et de revendications que sont notamment la Gay Pride ou l’Existrans. Certaines se posent des questions sur la façon dont y sont portés les messages politiques, et sont parfois mal à l’aise avec le côté « débridé » qui, selon elles, dessert la cause. C’est le cas d’Eimy : «  Je passe toujours de bons moments avec mes ami·es gays, mais c’est comme si je me promenais avec une plume au carnaval de Rio. J’adore la fête, et que chacun·e puisse être qui iel est, mais se vautrer dans tous les sens ça ne sert à rien. C’est au jour le jour qu’il faut démontrer que d’autres types de personnes existent. » Katherine abonde : « Tout le monde sait déjà qu’on est travailleuses du sexe, alors pourquoi renforcer la curiosité malsaine en y allant nues ? Moi je viens d’un endroit où mon corps devait être exagérément visible parce que c’était mon outil de travail. Je devais me convertir en objet sexuel, et il n’y a pas de problème. Mais je ne veux pas devoir aussi le faire pour passer un prétendu message.  »

Des aspirations à une « visibilité invisible » légitimes, mais à double tranchant dans un contexte de dépolitisation des marches des fiertés et du mouvement LGBTI dans son ensemble. Dans un article pour Vice, Gianfranco Rebuccini, militant queer et chercheur en anthropologie du genre et des sexualités à l’EHESS, analyse les évolutions et les paradoxes de la marche des fiertés : « La Pride a toujours été un événement festif, même si plus politisé autrefois. Sa dépolitisation vient avec celle des mouvements LGBT : à partir des années 1990 et 2000, on s’est concentré sur la question des droits et le dialogue avec l’État. Or il faut être digne, sérieux et en quelque sorte un peu hétéro pour parler avec l’État hétérosexuel, et les subjectivités LGBT et surtout LGB deviennent de plus en plus straights et respectables pour se faire entendre. Cette concentration sur les droits est à replacer dans l’histoire de l’épidémie du sida : c’est à partir de là qu’on a commencé à demander les droits au mariage, ce qui était tout à fait juste à l’époque parce que c’était une question de survie. Le problème, c’est que cette question a phagocyté tout le reste. La Pride est restée un évènement festif mais est devenue une espèce de carnaval au sens anthropologique du terme, le seul moment de la vie où les personnes LGBT peuvent exprimer librement une inversion des normes dans l’espace public.  » C’est de cette respectabilité dont se nourrissent les logiques d’exclusion des femmes trans et/ou travailleuses du sexe des combats féministes [4], mais aussi de certains courants LGBTI qui déplacent l’exclusion vers de nouveaux corps à mettre à la marge.

Quelle place pour le « TI » de LGBTI ?

Si les personnes transgenres et intersexes font partie de la « famille » LGBTI, le lien avec leur sexualité n’est pas la question principale. Il s’agit avant tout pour elles d’une question d’identité de genre et non d’orientation sexuelle. Les motifs de discriminations étant différents, les agendas de revendications entre LGB et TI le sont nécessairement aussi. De nombreux·ses militant·es trans déplorent ce qui est désigné au Pérou comme un trop plein de « gaysismo » au sein du mouvement LGBTI — souvent présenté comme un ensemble uniforme. Leurs revendications se voient volontiers reléguées au second plan, notamment si la stratégie de lutte est basée sur l’accès aux droits à partir d’un dialogue avec l’État, qui, en se saisissant de fenêtres législatives pour tendre vers l’égalité, met les revendications en concurrence et poussent à la normativité. En France, les derniers acquis sociaux pour les gays et lesbiennes illustrent également cette hiérarchisation : le mariage et l’adoption, mais aussi la toute récente PMA, excluent les personnes trans. En septembre 2019, l’Assemblé nationale a ainsi examiné le projet de loi bioéthique et décidé de la primauté de l’identité à l’état civil, créant deux inégalités pour les personnes trans : un homme trans possédant un utérus et des ovocytes fonctionnels mais ayant réalisé son changement d’état civil n’aura pas accès à la PMA ; quant aux femmes trans qui sont en couple avec une femme pouvant concevoir un enfant par PMA, elles se voient interdire la conservation de leurs gamètes avant le recours à d’éventuels traitements hormonaux dans le cadre de leur transition (ceux-ci pouvant affecter leur fertilité). La mention du sexe à l’état civil, principalement justifiée par la lutte contre les discriminations sexistes, risque justement ici de consacrer par la loi une différence de traitement.

« Les motifs de discriminations étant différents, les agendas de revendications entre LGB et TI le sont nécessairement aussi. »

Il en va de même pour la filiation. Le mariage gay a ouvert l’accès à une filiation partagée par le biais de l’adoption, ce qui a permis la reconnaissance par la loi de familles homo-parentales qui existaient déjà auparavant en dehors du cadre légal. À l’image de ces familles, les familles transparentales existent hors PMA et hors conservation, avec des parents trans qui ont réalisé leur transition après avoir eu leurs enfants. Cependant, ces situations font face à un vide juridique : les hommes trans qui ont accouché et les femmes trans qui ont eu des enfants avec leurs compagnes ne peuvent devenir ni pères ni mères biologiques à l’état civil et ne sont pas reconnu·es comme tel·les sur les actes de naissance de leurs enfants. En bref, rien ne prévoit l’établissement d’une nouvelle filiation pour que les familles transparentales puissent exister légalement.

Dans les pays occidentaux où le mariage gay a été adopté, il reste donc l’institution normative qui garantit la reproduction des normes binaires et de la famille nucléaire. Pour certain·es militant·es, le mariage et la PMA s’adressent en effet principalement à des personnes privilégiées qui adhèrent à un cadre hétéronormatif, dorénavant également homonormatif, auquel elles prennent part en travaillant, en étant rentables, en consommant et en se reproduisant. Gianfranco Rebuccini analyse comment certaines minorités sexuelles en Occident sont passées de la contestation à l’intégration dans les institutions publiques, mais aussi via le marché économique : « En France comme ailleurs, le processus a été le même : avec cette capture par l’État des subjectivités LGBT et cette incitation à la respectabilité, on perd tout le reste des politiques LGBT qui étaient fondées sur l’anticapitalisme, l’antipatriarcat et l’antiracisme, très forts dans les années 70 et 80, au moins pour les mouvements de libération sexuelle. La droitisation est aussi très liée au fait d’avoir cédé au dialogue avec les entreprises capitalistes : on n’est plus dans un affrontement avec l’État, les entreprises ou le monde du travail mais dans une adaptation à ces formes d’exploitation.  » Dans son dernier ouvrage, Homo Inc.orporatedLe triangle et la licorne qui pète, Sam Bourcier va dans le même sens et critique ce « management des diversités » qui, à travers des politiques de droits mainstream, cache les oppressions et les violences qu’impose le capitalisme à celles et ceux qui ne sont pas solubles ni dans la consommation, ni dans la reproduction de normes binaires. Une normalisation qui réduit autant les diversités que l’objet de revendication.

Au-delà de l’assimilation : l’autodétermination

En France comme au Pérou, le prix de l’émancipation est cher à payer. Alors comment maintenir le renversement du stigmate et dépasser les stratégies d’invisibilité ou d’assimilation ? Sur le plan juridique, plusieurs pistes existent. L’une d’entre elles est la création d’une troisième catégorie de sexe, le sexe neutre, mais elle pose la question de la volonté des parents à inscrire leur enfant dans cette case sans savoir ce que cela pourrait entraîner en termes de discrimination. Une autre option serait de laisser l’enfant définir son sexe, en apportant une éventuelle modification à l’inscription de naissance figurant sur l’état civil. Une troisième piste serait la suppression pure et simple de la mention du sexe à l’état civil. Pour Philippe Guez, directeur de l’Institut d’études judiciaires de l’Université de Nanterre, cela ne poserait pas de problème majeur en France car les règles de droit qui dépendent du sexe sont de moins en moins nombreuses. Il rappelle qu’au XIXe siècle, les nouveaux-nés devaient être présentés à un officier d’état civil qui regardait s’il s’agissait d’un garçon, c’est-à-dire d’un soldat en devenir. Le fait d’être homme ou femme impliquait alors un certain nombre de conséquences juridiques qui ne sont plus d’actualité aujourd’hui — entraînant ainsi une désexualisation du droit. La suppression de la mention du sexe serait possible sans que cela ne vienne perturber les règles en vigueur encore régies par le sexe, excepté dans deux domaines : la filiation et la parité. C’est que le sexe est encore mentionné dans une perspective de lutte contre les discriminations, via la parité. Mais, pour Philippe Guez, « ce n’est pas parce que vous supprimez la mention du sexe qu’il n’y a plus de sexe dans la vie courante ». [5]

« Au XIXe siècle, les nouveaux-nés devaient être présentés à un officier d’état civil qui regardait s’il s’agissait d’un garçon, c’est-à-dire d’un soldat en devenir. »

Dans la lutte contre les discriminations, le droit prend en compte un certain nombre de critères comme la race, la religion, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et le sexe, mais ces éléments ne sont pas constatés dans des documents d’identité — sauf le sexe. Aucun document ne dit que vous êtes hétérosexuel·le, de religion chrétienne, etc. ; pourtant, il est possible de combattre les discriminations fondées sur ces critères. Quant à la filiation, le chantier juridique et social serait plus conséquent : en France, comme dans de nombreux autres pays, les modes d’établissement de la filiation sont encore sexués, sauf pour la filiation adoptive. Il faudrait donc les réformer sur le plan juridique. Mais c’est toute la structuration de la famille nucléaire à laquelle il faudrait toucher, ce qui dépasse la question de l’égalité des droits. À cet égard, l’agenda queer se place dans le débat public au-delà de la lutte contre les discriminations défendue par l’agenda des droits. Il défend l’idée de l’autodétermination pensée comme processus collectif pour déconstruire le binarisme et les hiérarchisations sociales qu’il implique. En ce sens, le genre ne concerne pas seulement les personnes trans, intersexes ou non-binaires ; le genre concerne tout le monde. À partir de la critique du système sexe/genre, la pensée et la pratique queer défendent une définition étendue des sexes et des genres ainsi que des revendications associées. L’agenda queer s’ancre dans la dénonciation du système capitaliste et de l’ensemble des inégalités qu’il produit : sexisme, exclusion, violences à l’encontre des femmes, des trans, des migrant·es, des personnes racisées et, plus largement encore, la destruction du vivant.

Gianfranco Rebuccini défend la perspective d’une « politique queer des 99 % » : « Mais à quoi bon demander l’égalité des salaires si les salaires sont pourris pour tout le monde ? À quoi bon demander l’égalité de traitement au boulot si les conditions de travail sont mauvaises pour tout le monde ? Comme il y a aujourd’hui un féminisme du 99 %, on a besoin d’une politique queer pour le 99 % qui lutte contre l’exploitation et non pour un droit à se faire exploiter équitablement ! Pour le droit au mariage et la PMA, c’est pareil : pourquoi demander des droits qui en réalité rétrécissent les possibilités d’organiser nos familles autrement qu’autour du couple ? On devrait fonder nos politiques sur des propositions qui visent à transformer l’organisation même de la famille et du travail reproductif.  » Il ne s’agit pas de noyer les revendications spécifiques des personnes trans dans une approche queer globale, au détriment de revendications juridiques et médicales urgentes, mais de se désidentifier des normes et des valeurs des 1 %, principalement basées sur l’accès à des positions de pouvoir. La « politique queer des 99 % » imagine la société à partir de ce qui est considéré comme « à la marge » pour prendre conscience du cumul de discriminations et de vulnérabilités que peuvent subir celles et ceux qui s’y trouvent, mais aussi pour faire circuler les positions de pouvoir différemment et, ainsi, construire de nouvelles formes de vivre-ensemble et de libertés.

https://www.revue-ballast.fr/les-co...

Notes

[1Images du programme d’informations télévisé 24 Horas Edición Central de Panamericana Televisión, diffusées le 7 avril 2020.

[2« L’Europe face au Covid, et l’urgence pour les travailleuses du sexe », À l’air libre 16, Mediapart, 8 avril 2020.

[3Les propos recueillis en espagnol ont été traduits par Viviana Varin. À noter que ce texte opte pour l’utilisation de l’écriture inclusive, sauf pour les propos recueillis en français, qui ont été gardés tels que formulés par leurs auteur·es. Merci à Sophie Gergaud pour son travail de relecture [ndla].

[4Lire à ce sujet « Le débat sur la place des femmes trans n’a pas lieu d’être », Libération, 26 février 2020.

[5Intervention de Philippe Guez dans l’émission « Faut-il supprimer la mention du sexe des papiers d’identité ? », France Culture, 11 avril 2019

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