Les anneaux de la corruption au Pérou

, par NACLA, Taylor and Francis Online , HELFGOTT Federico, NUREÑA César R.

Pérou, acte 2 des efforts traditionnels de lutte contre la corruption. Sans changement politique et structurel à tous les niveaux, les faibles institutions péruviennes peuvent-elles relever le défi ?

Le 17 avril 2019, l’ancien président péruvien Alan García (1985-1990 et 2006-2011) meurt quelques heures après s’être tiré une balle dans la tête, pour échapper à la détention provisoire suite à des accusations liées au scandale de corruption avec l’entreprise Odebrecht. Le suicide de García a attiré l’attention du monde entier. Pourtant, bien que l’issue de son affaire ait été particulièrement choquante, il n’était certainement pas le seul homme politique péruvien à avoir des démêlés avec la justice. En début d’année 2019, presque tous les anciens présidents du Pérou étaient visés par des condamnations d’emprisonnements, suite à des allégations de corruption dans la gestion de leurs mandats. Alberto Fujimori (1990-2000) devait retourner en prison après l’annulation de sa grâce présidentielle, le 3 octobre de la même année. Alejandro Toledo (2001-2006) était en passe d’être extradé des États-Unis pour avoir accepté des pots-de-vin du géant brésilien de la construction, Odebrecht. Ollanta Humala (2011-2016) et son épouse Nadine Heredia venaient de passer neuf mois en détention préventive après avoir été accusé·es d’avoir reçu d’Odebrecht, des dons de campagne électorale. Pedro Pablo Kuczynski (2016-2018) a été contraint de démissionner de la présidence en mars et empêché de quitter le pays en raison de paiements antérieurs effectués par Odebrecht à sa société de services financiers alors qu’il était ministre. Quelques mois plus tard, il sera soumis à une ordonnance judiciaire de résidence surveillée. Bien que n’étant pas un ancien président, Keiko Fujimori, dont le parti Fuerza Popular (Force Populaire) contrôle le Congrès, a été envoyée en prison à la fin du mois d’octobre pour purger une peine de détention préventive de trois ans. Elle fait l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent dans le cadre de sa campagne électorale de 2016.

Les accusations de corruption ne sont pas choses nouvelles au Pérou. Comme l’historien Alfonso W. Quiroz l’a décrit dans son dernier ouvrage, Historia de Corrupción in el Perú, presque tous les gouvernements de l’histoire du pays ont eu à faire face à des affaires de corruptions. Cependant, nous n’avions pas assisté à une campagne anti-corruption aussi intense et durable au Pérou que celle menée ces derniers mois depuis l’an 2000, lorsque des pots-de-vin méticuleusement versés avec documents à l’appui, par le conseiller à la présidence, Vladimiro Montesinos, ont entraîné la chute spectaculaire du régime néolibéral Fujimori.

L’ex-président péruvien Alan Garcia @ZiaLater (CC BY 3.0 BR)

La situation est sans aucun doute une conséquence des affaires Lava Jato et Odebrecht au Brésil. Pourtant, les répliques politiques ont eu des effets différents au Pérou. Comme au Brésil, ces enquêtes ont été politisées, mais peut-être moins efficacement. Au début des enquêtes sur Odebrecht, de 2016 à 2017, les médias ont tenté de décrire les scandales comme affectant principalement ou exclusivement des hommes politiques qu’ils ont identifiés comme étant à gauche du spectre politique, tels que Humala et l’ancienne maire de Lima, Susana Villarán, bien que tous deux s’étaient éloigné·es de la gauche ces dernières années –dans le cas de Humala, immédiatement après son entrée en fonction.

Cependant, en 2018, la croisade anti-corruption était également devenue très débilitante pour la droite, en particulier pour les fujimoristas, les populistes conservateurs considérés comme le bloc politique le plus puissant du Pérou, qui détenait le contrôle total du Congrès. La Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance populaire révolutionnaire américaine, APRA) d’Alan García, ancien parti révolutionnaire de centre-gauche devenu de plus en plus conservateur et qui entretient actuellement une alliance tacite avec le fujimorismo, a également été rattrapée par le scandale grandissant.

Ce changement résulte d’un nouveau scandale de corruption qui a éclaté en juillet 2018, lorsque des enregistrements audio publiés par l’équipe du journaliste d’investigation Gustavo Gorriti, en collaboration avec une enquête officielle de la police péruvienne, ont commencé à révéler un vaste réseau de trafic d’influences, de pots-de-vin et d’autres transactions illicites dans le système judiciaire du Pérou. La divulgation d’un premier enregistrement le 7 juillet a amplifié l’impact de l’information et a rapidement suscité l’indignation générale de la population. Les enregistrements révèlent que le juge César Hinostroza semble accepter de réduire ou de commuer la peine d’un homme reconnu coupable d’avoir violé une petite fille de 11 ans. Bien qu’on ne l’entende pas dans l’enregistrement, la conclusion commune et immédiate était qu’il avait accepté, en échange d’argent ou d’autres avantages.

Quelques jours plus tard, un autre enregistrement de Walter Ríos, un autre juge proche de Hinostroza, a été divulgé, demandant un pot-de-vin de 10 000 dollars en échange d’une nomination à un poste de juge. Ces actions n’étaient que la partie émergée de l’iceberg. Hinostroza et Ríos ont été identifiés comme les dirigeants d’un « gang » judiciaire surnommé « Les cols blancs du port » (Los Cuellos Blancos del Puerto), en référence au contrôle effectif exercé sur les tribunaux et les juges du Callao, la plus grande ville portuaire du Pérou.

Immédiatement, les enregistrements sont devenus un problème pour les fujimoristas, car le lien étroit qui les unissait au juge Hinostroza a rapidement éclaté au grand jour. Dans l’un des enregistrements, il est fait mention de « Madame K » (Señora K) —une référence presque universellement présumée à Keiko Fujimori. Les scandales ont également porté atteinte à l’image du parti de l’APRA, alors très faible sur le plan électoral, mais connu pour son influence omniprésente sur le pouvoir judiciaire, un facteur souvent cité comme étant la raison pour laquelle l’ancien président Alan García avait pu éviter à maintes reprises les poursuites judiciaires. Dans les deux cas, les dirigeant·es aprista et fujimorista ont aggravé leur situation en tentant maladroitement de défendre les juges et en sabotant les enquêtes des journalistes et de la police, les accusant de l’influence des « caviares » (terme largement utilisé au Pérou pour désigner le secteur socialement privilégié de la gauche), à un moment où l’indignation populaire face à la corruption était à son plus haut niveau. Alors que les juges du « col blanc » étaient arrêtés, perdaient du pouvoir et de l’influence, et étaient parfois forcés de démissionner (comme ce fut le cas récemment avec Pedro Chávarry, procureur général du Pérou), d’autres secteurs rivaux au sein du système judiciaire, plus critiques vis-à-vis de l’APRA et des fujimoristas, ont commencé à occuper le devant de la scène.

Pour l’APRA, cela a signifié qu’Alan García ne pourrait plus échapper aux accusations de corruption graves au cours des trois dernières décennies, alors qu’il était souvent désigné dans les sondages d’opinion comme l’homme politique le plus corrompu du Pérou. Pour le parti de la Force Populaire fujimoriste, cela a provoqué un brusque revirement de situation et une crise interne profonde. Depuis qu’il a obtenu la majorité absolue au Congrès aux élections de 2016 – et bien qu’il ait perdu de peu l’élection présidentielle -, le fujimorisme était considéré comme une formidable force politique, apparemment capable d’intimider et même de faire céder le président Kuczynski, le forçant finalement à démissionner après 20 mois de gouvernement.

Le scandale judiciaire des « col blanc » de 2018 a recentré l’attention sur les accusations de nombreuses activités illicites contre des membres du Congrès fujimoristes, renforçant ainsi la conviction répandue que le parti de Keiko Fujimori n’avait pas rompu avec l’héritage de corruption spectaculaire qui avait entaché le gouvernement de son père ; et que l’énorme force électorale de 2011 et surtout de 2016 reposait au moins en partie sur des alliances avec des groupes d’intérêts engagés dans des activités douteuses et/ou illégales, telles que l’exploitation forestière, les jeux d’argent, l’extraction informelle d’or et même le trafic de drogue.

Vue sur l’hémicycle du Congrès péruvien en 2011, alors que la majorité est aux fujimoristes. @Congreso de la Republica del Peru (CC BY 2.0)

L’effondrement du système de soutien judiciaire du parti a permis l’ouverture d’enquêtes très médiatisées contre Keiko Fujimori et ses conseillers les plus proches. Dans ce cadre, le procureur José Domingo Pérez et le juge Richard Concepción Carhuancho (qui ont infligé les peines de détention préventive) sont rapidement devenus des leaders populaires de la lutte contre la corruption. Carhuancho, en particulier, était considéré comme la personnalité publique la plus populaire du pays, selon un sondage national réalisé en novembre 2018 par l’Institut d’études péruviennes (IEP). Ce changement de climat politique a entraîné à son tour des démissions de hauts cadres du bloc fujimoriste au Congrès, renforçant ainsi le président intérimaire Martín Vizcarra en lui donnant l’avantage sur ses adversaires –ce que son prédécesseur élu, Kuczynski, n’avait jamais réussi à faire.

Ces développements ont considérablement affaibli le seul parti conservateur jouissant d’un soutien important des couches pauvres et populaires du Pérou, ce qui alarme les commentateurs et les médias de droite qui dénoncent maintenant une "chasse aux sorcières". De l’autre côté, de nombreuses personnalités de gauche voient les récents événements comme une occasion de rétablir l’équilibre des forces politiques dans le pays. Par exemple, Verónika Mendoza, la candidate de gauche qui est passée près du second tour des élections de 2016, a cherché à mettre en exergue les liens entre corruption, néolibéralisme et intérêts commerciaux, et à continuer à se positionner comme candidate pour 2021. Certes, elle est gênée non seulement par les divisions internes toujours présentes qui caractérisent la gauche péruvienne, mais aussi par le fait que son parti n’a pas d’inscription légale, ce qui signifie qu’elle devra s’appuyer sur des alliances avec d’autres groupes. Néanmoins, les poursuites et les enquêtes en cours ont affaibli d’importants maillons de l’établissement conservateur au Pérou et ont ouvert un espace potentiel pour que la gauche puisse obtenir du soutien lors des élections de 2021.

Interrogation sur le phénomène de la corruption

Même si les sondages d’opinion au Pérou classent systématiquement la corruption et la criminalité parmi les principaux problèmes pour la population, l’attention excessive portée à la corruption peut également servir à détourner l’attention d’autres problèmes urgents. Dans un pays où les débats médiatiques et publics discutent rarement des causes structurelles des problèmes du Pérou et où la culture du néolibéralisme a détruit le peu d’espace disponible pour de telles discussions, le discours quotidien sur la corruption sert de simple explication à tout ce qui ne va pas, avec la corruption présentée comme une cause plutôt qu’un symptôme.

La corruption est une cible de la rage populaire parce qu’elle reflète les expériences quotidiennes de la nature arbitraire du pouvoir, en particulier celle exercée par des bureaucrates, des policiers et d’autres fonctionnaires. En outre, même les plus petites organisations sont imprégnées de suspicions profondes et d’accusations mutuelles d’enrichissement personnel. De même, le cynisme et le sentiment de désespoir associés à la culture « anti-politique », dominante au Pérou depuis la décennie néolibérale des années 1990, contribuent également à maintenir la corruption au centre de l’attention nationale de façon (presque) exclusive. Pour beaucoup de gens, on suppose que tous les politiciens sont corrompus et il ne semble y avoir aucune perspective ni possibilité que cela change à l’avenir. Pour d’autres, ceux qui ont un intérêt dans le processus politique ou une certaine loyauté envers un groupe ou une position en particulier, c’est « l’autre » qui est toujours corrompu. Dans ces cas, les discours sur la corruption sont des armes discursives à utiliser dans la lutte politique et à des fins politiques. Ces caractéristiques particulières du discours sur la corruption créent une sphère publique creuse et ne remettent guère en cause la persistance de la corruption dans la société péruvienne. Pour aller au-delà de cette focalisation superficielle sur des individus particuliers et de certains actes de corruption, nous devons adopter une compréhension plus nuancée et structurelle du problème.

La corruption est généralement définie comme le fait de profiter abusivement du pouvoir ou des ressources publiques à des fins personnelles. Cependant, dans un contexte comme celui du Pérou, qui souffre d’une grande faiblesse institutionnelle, il est difficile de distinguer clairement les sphères publique et privée. De plus, le concept de corruption englobe une grande variété de transgressions dont la nature et l’impact sont très différents, du petit pot-de-vin versé à un policier dans la rue au détournement de fonds publics de millions de dollars.

La nature précaire des institutions est un facteur clé à prendre en compte pour comprendre la portée de la corruption, ainsi que ses formes spécifiques au Pérou. Au moins en théorie, les institutions politiques modernes sont des ensembles de normes formelles et impersonnelles qui régissent différents aspects de la vie politique et économique d’une société. Mais la prétendue « règle de droit » devient une simple exhortation lorsque les appareils politiques et administratifs destinés à les faire respecter sont faibles ou inexistants, comme cela se produit effectivement au Pérou. Pour citer un vieil adage colonial, entièrement applicable au Pérou du XXIe siècle, « la ley se acata pero no se cumple » (la loi est respectée, mais pas appliquée).

De la même manière, les institutions démocratiques supposent l’existence de citoyen·nes doté·es des mêmes droits formels, des droits qui dépendent de mécanismes d’application, tels qu’un système judiciaire efficace et impartial, un contrôle financier, etc., pour leur exercice effectif. En l’absence de tels mécanismes, la théorie libérale classique s’attend à ce que des personnes individualisées se comportent selon des normes hautement personnalistes dans la poursuite de leurs propres intérêts sans restriction. Dans le meilleur des cas, l’espoir est que les gens deviennent « conscients » des valeurs civiques.

Néanmoins, il convient de noter que les règles impersonnelles et les droits abstraits associés à la citoyenneté, à l’égalité et à la justice semblent particulièrement étranges dans la société péruvienne, qui est organisée depuis longtemps sur la base de relations personnelles entre des individus hiérarchiquement liés, soumis à diverses exclusion et des inégalités non seulement économiques, mais aussi politiques, ethniques, linguistiques, éducatives et régionales.

"Briser la main"

Dans presque tous les domaines de la société péruvienne, de la vie quotidienne aux plus hauts échelons de l’État, des formes d’échange personnalistes, réciproques et asymétriques imprègnent l’univers moral, plutôt que la règle du droit impersonnel et les valeurs de la citoyenneté démocratique. Dans un livre de 2008 intitulé « Romper la mano » (Briser la main – un idiome péruvien faisant référence au fait de payer des pots-de-vin), l’anthropologue Ludwig Huber propose de définir la corruption au Pérou comme une « pratique sociale fondée sur des codes moraux divergents et des systèmes informels de l’interaction, qui est aussi puissante ou plus puissante que les structures formelles et officielles. » Parmi ces codes moraux personnalistes qui se heurtent aux règles de la démocratie ou se superposent à celles-ci, figurent précisément ces normes culturelles qui régissent les règles des échanges au sein et au-delà de l’État.

Keiko Fujimori, actuellement en détention préventive pour des crimes liés à la corruption, lors d’un rassemblement de l’OEA à Washington DC en 2014. @Juan Manuel Herrera-OAS (CC BY-NC-ND 2.0)

La plupart des Péruvien·nes dépendent donc beaucoup des liens sociaux et communautaires et ajustent généralement leurs interactions avec les autres en fonction de leurs différentes positions dans la hiérarchie sociale. Ces relations structurent la distribution « d’aide » et de « faveurs », en tant qu’échanges transcendant les normes juridiques ou toute distinction imaginaire entre les sphères publique et privée. La loi qui prévaut sur la constitution nationale est « hoy por tí, mañana por mí » (« aujourd’hui pour toi, demain pour moi »).

Les amitiés et les « contacts » sont essentiels pour accéder aux emplois du secteur public. Ceux qui sont en mesure d’obtenir des postes de pouvoir et d’autorité devraient, à leur tour, partager une partie des avantages qu’ils contrôlent ou administrent dans leurs cercles sociaux, sous forme de contacts, d’emplois, de recommandations et de multiples formes d’apoyo (soutien) ; de cette manière, des réseaux clientélistes sont formés et reproduits. Ceux qui reçoivent des faveurs de fonctionnaires amicaux peuvent les apprécier comme des personnes « généreuses » méritant des éloges et une reconnaissance sociale. Ceux qui sont exclus de telles distributions peuvent toutefois utiliser des discours démocratiques pour accuser des fonctionnaires hostiles de « corruption ».

Bien entendu, il existe des lois visant à interdire ces formes d’échanges personnalistes au sein de l’État et à sanctionner l’utilisation illégitime de ressources publiques. Mais la possibilité d’appliquer de telles lois dépend d’appareils administratifs inexistants, très faibles ou habités par des fonctionnaires avec lesquels il est possible de "parler" pour parvenir à un accord "amical".

Il y a également de la corruption qui ressemble à des échanges impersonnels sur le marché, impliquant généralement des paiements monétaires destinés à obtenir illégitimement un avantage ou un service. Dans l’un des appels téléphoniques interceptés entre les juges impliqués dans le scandale des cols blancs, un juge a fait une distinction intéressante en faisant référence à un bloc concurrent au sein du système judiciaire : « Ce sont des negociantes [marchands, commerçants], mon frère, ils ne sont pas amis. Jamais. » Dans cette déclaration, le juge définit ces « marchands » comme étant intrinsèquement corrompus, les excluant par définition d’être des « amis ». Cependant, les « amis » ou « frères » auxquels les juges se réfèrent dans les appels interceptés constituent un vaste réseau de corruption politique et judiciaire opérant par l’échange de faveurs et d’avantages au sein de l’État. Dans de telles circonstances, les frontières qui importent ne sont pas celles entre public et privé, mais plutôt entre différents réseaux de favoritisme susceptibles de se concurrencer, de s’unir ou d’entrer en conflit lors de contestations visant à contrôler et à distribuer des biens dans un secteur particulier, que ce soit la bureaucratie gouvernementale, un club politique (« parti politique ») ou une entreprise privée.

Au Pérou, le pouvoir politique et économique s’exerce souvent par le biais de ce que l’on appelle communément une argolla (« anneau »). Les argollas sont des réseaux de personnes, fonctionnant généralement sous le leadership d’un individu plus puissant, qui cherchent à contrôler le pouvoir et les ressources dans un espace social ou institutionnel particulier, dans l’intérêt de ceux qui sont dans le « cercle » tout en en excluant d’autres. Entre légalité et illégalité, les Péruvien·nes, dans les discours médiatiques et quotidiens, reconnaissent les argollas comme une réalité omniprésente qui se manifeste non seulement dans les bureaucraties d’État à différents niveaux politiques, mais également dans les entreprises privées, les organisations civiques, les établissements d’enseignement et même les arts, la littérature et le sport. Dans le discours populaire, le terme argolla est multiple, presque toujours associé à des connotations négatives telles que « corruption », « mafia » et « discrimination ». Comme l’a expliqué le sociologue péruvien Guillermo Nugent, le paysage social du pays est fondamentalement une « association hiérarchique d’un ensemble d’argollas ».

La statue du Cristo del Pacífico (Christ du Pacifique), cadeau d’Odebrecht au président de l’époque, Alan García. Les plaisantries l’ont rebaptisé Cristo de Lo Robado (Christ des choses volées). @Richard Chalifour (CC BY-SA 2.0)

Cette situation est paradoxale, car la plupart des Péruvien·nes dépendent de leurs propres réseaux de relations sociales pour atteindre leurs objectifs : trouver un emploi, remplir des formalités administratives et obtenir des soins de santé, par exemple. En réalité, de nombreuses personnes qui cherchent à surmonter l’exclusion sociale et les inégalités, ou qui recherchent une mobilité ascendante, participent à une argolla, d’une manière ou d’une autre. De l’intérieur, les membres d’une argolla ne se voient pas comme corrompu·es, mais comme des « ami·es » solidaires, se « soutenant » et « se protégeant » mutuellement pour obtenir des avantages partagés, même si cela implique de contourner les normes juridiques. Les exclu·es peuvent dénoncer les pratiques discriminatoires ou corrompues qu’ils et elles perçoivent dans les argollas, faisant appel aux valeurs et au discours de la démocratie, tout en cherchant à améliorer leurs images pour se trouver une place dans une argolla.

Comme un jeune diplômé de l’université de Lima l’a déclaré un jour à l’un des deux auteurs de ce texte : « yo detesto las argollas… cuando estoy afuera » (« je déteste les argollas… quand je suis à l’extérieur »). Pour citer un autre dicton péruvien, cité par la linguiste fujimoriste Martha Hildebrant, « el sueño de todo peruano es el sueño de la argolla propia » (« Le rêve de tous les Péruviens est de posséder sa propre argolla »).

Dans ce contexte, il faut considérer le discours répandu qui place actuellement la corruption au centre des préoccupations du Pérou sous deux angles différents. D’un côté, nous trouvons des discours politiques et médiatiques qui supposent que la corruption est définie comme un avantage indu des moyens publics à des fins personnelles, qui fait appel à des idéaux de respect institutionnel et de droit, sans pour autant disposer de mécanismes d’application efficaces. D’autre part, nous constatons que les accusations populaires de corruption consistent moins à trahir les idéaux de démocratie et de citoyenneté mais plutôt à critiquer les multiples formes d’inégalité sociale et d’exclusion que la plupart des Péruvien·nes subissent dans leur vie quotidienne. En d’autres termes, l’énorme préoccupation de la population face à la corruption, ainsi que la popularité du discours politique anti-corruption, peuvent être interprétées comme une demande massive d’inclusion sociale, bien plus que d’un désir de renforcement des institutions.

Nous n’avons aucunement l’intention que de prétendre que la corruption est un problème « culturel » au Pérou. Comme dans tout autre pays, il y a des gens qui défendent les intérêts des autres, tout comme il y en a qui poursuivent leurs propres intérêts, que ce soit individuellement ou collectivement. Pour ce faire, ils peuvent contourner les réglementations existantes, en particulier celles qui n’existent que sur papier. Le problème n’est pas « culturel » ou une question « d’éducation », mais est plutôt politique, organisationnel et institutionnel. À cet égard, la « conception institutionnelle » annoncée par les nombreux·ses expert·es qui prescrivent des lois nouvelles ou modifiées est insuffisante – encore de « l’encre sur papier ». Des mécanismes politiques et administratifs efficaces sont bien plus nécessaires pour appliquer les lois existantes et renforcer les institutions démocratiques. Mais rien de tout cela n’aura d’importance pour les masses péruviennes sans les transformations structurelles correspondantes pour parvenir à une plus grande justice sociale sur tous les fronts possibles.

Voir l’article original en anglais sur le site de Taylor and Francis (via NACLA)

Commentaires

César R. Nureña est un anthropologue de l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos (UNMSM, Peru). Il est titulaire d’un Master en sociologie de l’Universidad Iberoamericana de Mexico et est actuellement doctorant en sciences sociales à l’UNMSM. Sa thèse porte sur les formes d’exclusion sociale associées à l’argolla péruvienne. Il a mené des recherches et publié des livres et des articles sur la politique, la culture, la santé publique, la sexualité et d’autres sujets depuis 2008.

Federico Helfgott
Federico Helfgott est professeur maitre-assistant au département d’anthropologie de l’Universidad Nacional Mayor de San Marcos et professeur à temps partiel au département des sciences humaines de l’Université Antonio Ruiz de Montoya. Il est titulaire d’un doctorat en anthropologie et histoire de l’Université du Michigan. Ses recherches portent sur des questions de travail, d’économie politique, de communautés paysannes, d’industries extractives et d’histoire sociale.

Cet article, paru initialement en anglais sur le site de Taylor and Francis puis repris en partie par NACLA, a été traduit par Balele Eric Bamouni, traducteur bénévole pour ritimo.