Coup de théâtre au Pérou : la tourmente politique s’intensifie

Zoom d’actualité

, par Rédaction, WEILL Caroline

Fin 2018, ritimo faisait le bilan d’une année chargée en bouleversements socio-politiques pour ce pays sud-américain que les scandales de corruption ont frappé de plein fouet. De façon assez prévisible, l’année 2019 n’a pas été moins pleine de rebondissements. Suicide d’un ex-président, bras de fer entre exécutif et législatif, dissolution du Congrès… Ritimo résume pour vous les derniers épisodes que vous avez probablement ratés.

À l’été 2018, les scandales de corruption affectant les plus hauts magistrats du pouvoir judiciaire (l’affaire des « Cols Blancs du Callao »), en lien avec le parti contrôlant la majorité absolue du Congrès (le parti fujimoriste, de l’ex-dictateur génocidaire Alberto Fujimori), provoquaient un tsunami socio-politique. Les uns après les autres, tous les ex-présidents depuis 1990 (re)partaient derrière les barreaux. Une série de réformes électorales et politiques étaient impulsées par le gouvernement de Martin Vizcarra, qui a succédé à Pedro Pablo Kuszinscki après la démission de celui-ci ; mais les parlementaires, ayant beaucoup à perdre, freinaient des quatre fers. La tension était palpable, les Péruvien·nes étaient dans la rue pour exiger qu’ils « s’en aillent tous ».

Les rebondissements autour des scandales de corruption n’ont pas cessé au cours de l’année 2019, et ont continué à prendre des proportions remarquables.

Coup de théâtre : l’ex-président Alan Garcia se suicide

En avril 2019, acte spectaculaire : l’ex-président Alan Garcia (1985-1990 et 2006-2011, dirigeant du parti de l’APRA) se suicide. Il avait fait, dès 2015, l’objet d’enquêtes parlementaires importantes avec une mégacommission parlementaire chargée d’éclaircir un certain nombre d’affaires de corruption, notamment celle des ‘narco amnisties’. Sorti indemne de cette investigation, il semblait intouchable. Mais l’avancée de l’enquête autour des cas Odebrecht [1] et Lava Jato [2] semble faire perdre son sang froid à l’ex-président Garcia : en novembre 2018, il demandait l’asile politique à l’ambassade d’Uruguay, qui le lui refusait. Lorsqu’il se suicide, le Pérou est en état de choc : beaucoup ont du mal à croire à sa mort, tant sa vie a été perçue comme une suite de mensonges et de fraudes sans fin. Son décès est d’ailleurs transformé en un véritable « show politique » dans la partie d’échec entre les Procureurs de la République et la classe politique embourbée dans les scandales. Elle reflète, en quelque sorte, le processus exceptionnel que vit le pays.

Des réformes pour lutter contre la corruption au cœur du bras de fer entre exécutif et législatif

Puis, en juillet 2019, lors du traditionnel discours à la Nation du 28 juillet, le président Martin Vizcarra propose une réforme constitutionnelle pour réaliser des élections anticipées. En effet, les réformes de l’État, des règles électorales et de transparence des finances et modes de gouvernance des partis politiques sont systématiquement bloquées par le Congrès, la chambre parlementaire unique, depuis l’année précédente. En effet, il apparaît de plus en plus clairement que Fuerza Popular, le parti fujimoriste qui contrôle la majorité absolue au Parlement, aurait tout à perdre dans ces réformes anti-corruption (rappelons que c’est ce même parti qui, depuis 2018, protège les personnalités dont les actes de corruption prouvés font l’objet de l’indignation populaire massive). La proposition d’élections anticipées est définitivement enterrée le 26 septembre, en commission de Constitution du Congrès, sans être débattue en séance plénière.

Un contexte social très agité

Ce bras de fer entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif s’exacerbe dans un contexte d’agitation sociale grandissante. Le 15 juillet, les paysan·nes de Valle del Tambo (région d’Arequipa) annoncent une grève et un blocage indéfini contre la reprise du projet minier Tia Maria. Ce conflit avait déjà coûté la mort de plusieurs personnes en 2015, lorsque la population locale s’était déjà opposée vigoureusement à l’implantation du projet dans une zone hautement agricole et à proximité d’un cours d’eau important. Des centaines de policiers sont mobilisés, et la répression est rude. Une grève des syndicats de travailleurs miniers est également violemment réprimée à Lima en septembre. Pendant ce temps, les étudiant·es de la plus grande université publique du pays, l’Université Nationale Majeure San Marcos, bloquent les locaux des jours durant contre la cession de 9500 m² d’un terrain universitaire pour la construction d’une voie de contournement sur l’avenue Venezuela. Finalement, l’exaspération générale face à la corruption qui fait la Une des journaux continue à mobiliser les Péruvien·nes dans les rues, sous le slogan : « que se vayan todos » ("qu’ils dégagent tous").

Point d’orgue des tensions politiques : dissolution du Congrès et destitution du Président

Fin septembre 2019, la tension semble atteindre des proportions inédites. La proposition d’élections anticipées est définitivement enterrée le 26 septembre, en commission de Constitution du Congrès, sans être débattue en séance plénière. Afin de débloquer l’affrontement entre exécutif et législatif, le Congrès annonce vouloir élire de façon tranchée et extrêmement rapide de nouveaux membres du tribunal constitutionnel. En effet, le mécontentement du fujimorisme face à un certain nombre de décisions rendues (qualification de « lèse humanité » du massacre de El Fronton [3], impossibilité de faire sortir Alberto Fujimori de prison [4], déclarations défavorables à l’Habeas Corpus présenté pour la libération de Keiko Fujimori [5]) est latent. Par ailleurs, les avancées spectaculaires du pouvoir judiciaire dans les cas Lava Jato et Odebrecht, avec les retournements de situation déjà exposés, semblent faire trembler le parti fujimoriste : la fin de leur mandat parlementaire arrivant, et sans aucune garantie de leur réélection vu le scandale public, nombre des parlementaires actuels risquent la prison, sans un tribunal constitutionnel qui assurent leurs arrières. D’ailleurs, six des dix candidats à l’élection au tribunal constitutionnel font l’objet de poursuites judiciaires pour divers motifs : « viols, séquestration, vol, extorsion, blanchiment d’argent et corruption, entre autres. », et sont largement associés aux actuels parlementaires de la majorité « apro-fujimoriste » [6].

Dans ce contexte où le parti fujimoriste semble avoir largement avancé ses pions sur l’échiquier politique, la journée du 30 septembre représente un moment culminant de la tension, et reflète le niveau de théâtralisation de la vie politique dans sa dimension la plus dramatique. Enterrées la proposition d’élections anticipées ainsi que la plupart des réformes pour lutter contre la corruption, le Congrès s’apprête à voter pour les nouveaux membres du Tribunal Constitutionnel dans des temps records et sans procédure très claire. L’exécutif présente une motion de confiance, que les parlementaires de la majorité ignorent avec panache et passent au vote du prmier candidat au tribunal, le cousin germain du président du Congrès, Pedro Olaechea (ce qui est, en soi, la preuve la plus flagrante du niveau de corruption des parlementaires fujimoristes). L’opposition se mobilise pour dénoncer la fraude et la tentative d’embargo sur les plus hautes sphères judiciaires, et un parlementaire signale sur les réseaux sociaux la présence de militaires et d’armes dans certaines salles du Congrès.

C’est tout le Pérou qui retient son souffle.

Enfin, dans les premières heures de la soirée de ce 30 septembre, le président Martin Vizcarra annonce la dissolution (tant attendue) du Congrès. Considérant le non-débat de la motion de confiance comme un déni de confiance, le second en quelques mois, la Constitution de 1993 l’autorise à dissoudre la chambre parlementaire. Les Péruvien·nes déferlent dans les rues en soutient à la mesure du Président, exigeant que les parlementaires se retirent immédiatement et « rentrent chez eux ». L’ambiance est à la liesse.

Message à la Nation du président péruvien Martin Vizcarra le 30 septembre 2019, annonçant la dissolution du Congrès. Capture d’écran de la vidéo disponible sur WikiCommons et Youtube

Mais la majorité apro-fujimoriste ne semble pas prendre acte de la situation. Au contraire, dans une réaction presque désespérée, quelques minutes après l’annonce présidentielle de la dissolution du Congrès, celui-ci vote la destitution du Président, et organise la cérémonie de prise de fonction présidentielle de Mercedes Araoz, vice-présidente et proche du parti de l’APRA.

Ainsi, pendant la nuit du 30 septembre au 1er octobre, deux personnes se disputent la présidence du Pérou –scénario à la vénézuélienne s’il en est. Cependant, le pays semble clairement soutenir le président Vizcarra –et c’est l’annonce des Forces Armées, qui se rangent également du côté de l’exécutif, qui fait définitivement pencher la balance du rapport de force autour de 23h. Aux premières heures du mardi 1er octobre, Mercedes Araoz renonce à la Vice Présidence ainsi qu’au titre de « Présidente en fonction ». Elle fait l’objet des moqueries publiques et généralisées dans tout le pays : la mise en scène des dernières manœuvres stratégiques de la majorité législative semble dès lors ridicule et risible, d’autant que bon nombre d’activistes lui rappellent avec aigreur sa responsabilité dans les massacres de Bagua en 2009. Elle fait désormais l’objet d’une poursuite pénale, déposée par un membre de l’opposition au Congrès Marco Arana, pour délit d’usurpation de fonction.

Évolutions du panorama politique

Désormais, l’effondrement du pouvoir politique du parti fujimoriste est de plus en plus évident. L’argument avancé, celui qu’il s’agit d’un « coup d’État » équivalent à celui de la dissolution du Congrès du 5 avril 1992, ne tient pas : d’une part, parce que c’était leur propre chef de fil qui avait organisé cette dissolution, et de l’autre, parce que contrairement à 1992, celle-ci respecte strictement les conditions délimitées par la Constitution elle-même. Par ailleurs, le 1er octobre, Pedro Oleachea, l’ex-président du Congrès dissout, envoie au président du Tribunal Constitutionnel une résolution législative insistant pour qu’il reconnaisse l’élection de son cousin, Gonzalo Ortiz de Zevallos Olaechea, comme nouveau membre du tribunal constitutionnel. Certains désormais ex-parlementaires tentent de fuir le pays de façon répétée : à la fin du mois d’octobre, l’immunité parlementaire sera levée, et des poursuites judiciaires pour corruption pourront se concrétiser. Et cela, à un moment où Jorge Barata, principal informateur dans l’affaire de corruption Odebrecht, s’apprête à révéler 71 noms de code de personnes ayant reçu de l’argent pendant les campagnes électorales de la part de la grande entreprise de construction brésilienne. De nouvelles élections sont désormais convoquées pour le 26 janvier 2020, mais l’espoir de voir une Assemblée Constituante se mettre en place reste vif [7].

Un retournement de situation n’est pas à exclure. Cette telenovela [8] politique continue à surprendre le pays lui-même dans sa capacité à nettoyer la classe politique, avec certaines figures de proue dans le Parquet et les Procureurs de la République, mais aussi autour de la personnalité de Martin Vizcarra, et bien évidemment dans les rues de toutes les villes du pays. L’espoir d’un pays débarrassé de ses mafias est plus vivant que jamais.

Notes

[1Depuis 2014, la révélation de cas de corruption massive par l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht entache une grande partie de la classe politique latinoaméricaine. Au Pérou, la plupart des partis et personnalité politiques sont accusées ou soupsonnées d’avoir accepté des pots-de-vin en échange de l’accès à certains grands chantiers publics, comme la construction de la route interocéanique sud ou encore la ligne de métro 1 de Lima.

[2L’opération Lava Jato (ou scandale Petrobras) est une enquête de la police fédérale du Brésil qui a commencé en mars 2014, concernant une affaire de corruption et de blanchiment d’argent impliquant notamment la société pétrolière publique Petrobras.

[3Pendant le premier mandat d’Alan Garcia, une centaine de prisonniers (la plupart, des prisonniers politiques liés au groupe maoïste Sentier Lumineux) ont été exécutés après un soulèvement dans les prisons d’El Fronton, San Juan de Lurigancho et Santa Monica.

[4Alberto Fujimori, au terme d’un procès extrêmement médiatisé en 2007, est en prison pour meurtre dans les affaires de la Cantuta en 1992 et de Barrios Altos en 1991, pour séquestration du journaliste Gustavo Gorriti et pour détournement de fonds. Libéré le 24 décembre 2017 par grâce présidentielle, il retourne derrière les barreaux le 3 octobre 2018, lorsque l’ordre de libération est annulé.

[5Keiko Fujimori est, depuis octobre 2018, en prison préventive pour blanchiment d’argent en bande organisée.

[6L’APRA et Fuerza Popular (parti fujimoriste) votent presque systématiquement d’une même voix les textes de lois, et sont souvent associés du fait de leurs passés respectifs liés à la corruption et aux violences politiques exercées dans les différents gouvernements d’Alan Garcia et d’Alberto Fujimori.

[7En effet, l’actuelle Constitution a été mise en place suite au coup d’État orchestré par Alberto Fujimori en 1992, dont la légitimité est régulièrement questionnée –d’autant plus dans un contexte où la lutte contre la corruption vise particulièrement le parti fujimoriste.

[8Série télévisée hautement dramatique populaire en Amérique latine