Derrière la faim des Vénézuéliens, un réseau de corruption

, par DENIZ Roberto, POLIZUK Jospeh, SCHARFENBERG Ewald

Avec la complicité de fonctionnaires, des hommes d’affaires ont fait du drame humanitaire que vit le Venezuela une opportunité pour faire fortune. Ce commerce, le gouvernement de Nicolás Maduro ne veut ni en parler ni qu’on en parle.

"La carte qu’ils ne veulent pas qu’on voit" @Juan Carlos Aristimuño (CC BY-ND 2.0)

La vague migratoire de Vénézuéliens, qui quotidiennement traversent par air, mer ou terre les frontières des pays voisins, confirme la crise historique dont souffre le pays.

L’effondrement de l’économie vénézuélienne - la troisième plus grave crise enregistrée dans le monde depuis 1960 selon un rapport du Fonds monétaire international rendu public début octobre 2018 - signifie qu’il n’y a pas de production nationale et que l’argent pour importer des aliments manque. La conséquence ? Une crise humanitaire où la faim prédomine.

Dans une étude récente, Cáritas Venezuela, une organisation de l’Église catholique, fait état que 65% des enfants de moins de cinq ans présentent des signes de dénutrition ou courent le risque d’en souffrir. L’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO, sigles en anglais) révèle que près de 11,7% de la population est sous-alimentée.

Mais une nouvelle classe vorace d’hommes d’affaires, en connivence avec des hiérarques de l’État, n’ont aucune gêne à transformer ce drame en une opportunité pour faire de l’argent, un commerce dont le gouvernement de Nicolás Maduro ne veut ni parler ni qu’on en parle.

C’est le cas avec lesdits Comités locaux d’approvisionnement et de production (Comités Locales de Abastecimiento y Producción, CLAP). Ce programme public a été officialisé en mars 2016. Ils « sont un miracle créé par la révolution », pour reprendre les termes du président vénézuélien au cours de ses interventions répétées à la télévision. Il existe aujourd’hui 32 000 de ces comités dans tout le pays. Les packages de produits de première nécessité qu’ils répartissent dans des caisses ou dans des sacs - surtout de la farine de maïs, du lait, du thon en boîte, du riz, des pâtes et de l’huile de cuisson - atteignent, selon des chiffres officiels, jusqu’à trois millions de foyers ou douze millions de Vénézuéliens.

Ce qui devait être au début un programme pour produire localement, dans des cellules partisanes regroupées autour d’une utopie communale, est dans la pratique une transaction entre des entreprises publiques et des sociétés fantômes créées pour occulter les véritables bénéficiaires dans plusieurs paradis fiscaux. Ces derniers, quand ils sont découverts, ont montré leur disposition à faire taire la presse.

Six Vénézuéliens sur dix reçoivent par intermittence la caisse CLAP pour survivre à la pénurie déjà chronique d’aliments et au coût insupportable de la vie. Pour le gouvernement vénézuélien, cette aide alimentaire est aussi un mécanisme de contrôle politique qui a contribué « substantiellement à remporter les élections à l’Assemblée nationale constituante [juillet 2017], celles des gouverneurs [octobre 2017] et celles des maires [décembre 2017] en devenant un outil de mobilisation et de conscientisation politique », a admis Freddy Bernal, le coordinateur national du programme.

Cette initiative, pour laquelle le gouvernement a dépensé près de 5 milliards de US$ entre 2016 et 2017, a été pour certains à l’origine de leur croissante fortune. Derrière les importations massives pour les CLAP du Mexique, du Panama, de Colombie et, plus récemment, de Turquie, se trouvent des hommes d’affaires proches du pouvoir jouant le rôle d’intermédiaires.

Álex Saab Morán et Álvaro Pulido Vargas, un duo d’hommes d’affaires colombiens prestataires du chavisme depuis au moins 2011 font partie des grands bénéficiaires de ce commerce grâce à un réseau complexe d’entreprises offshore. Luisa Ortega Díaz, la procureur générale du Venezuela, destituée et en exil depuis l’an dernier, a accusé les deux hommes d’affaires d’être à la tête d’une entreprise appelée Group Grand Limited, enregistrée à Hong Kong avec une filiale au Mexique, qui, selon elle, appartiendrait au président vénézuélien lui-même.

Même si cette connexion n’a pas été établie, Armando.info, le site vénézuélien de journalisme d’investigation pour lequel nous travaillons, a révélé, par une douzaine de reportages publiés depuis l’an passé, les dessous de cette trame tissée pour cacher les bénéficiaires du négoce.

Par exemple, entre janvier et septembre 2017, ces entreprises ont presque doublé le prix du lait en poudre, un produit très consommé dans les classes populaires vénézuéliennes.

Au cours d’un de ses reportages, Armando.info a par exemple montré que le lait en poudre importé pour les CLAP peut être difficilement qualifié de lait. L’analyse chimique de huit marques distinctes du produit a donné des résultats dramatiques : pour couvrir son besoin quotidien en calcium, un enfant devrait boire 41 verres de ces marques de lait par jour, quand normalement 1,8 verre suffit. En plus du manque de calcium et de protéines, l’analyse a aussi mis en évidence une trop grande quantité de sel et de glucides.

Suite à ces résultats, nous - les auteurs de cet article et notre collègue Alfredo Meza qui réside aujourd’hui aux Etats-Unis - avons dû quitter le Venezuela au début de l’année après avoir été l’objet d’une plainte introduite l’an dernier par Álex Saab pour « diffamation aggravée » et « injure », avec des peines pouvant aller jusqu’à six ans de réclusion. Grâce à ses connexions au sein du pouvoir et la partialité de la justice vénézuélienne, cooptée par le régime de Maduro, Saab a obtenu du tribunal l’interdiction de sortir du pays pour les journalistes.

Comme nous continuons nos investigations en exil, Saab a demandé à la juge en charge de nous interdire de le mentionner sur notre site. Le tribunal a non seulement répondu positivement à la demande, mais dans un fait sans précédent laCommission nationale des télécommunications (CONATEL, le CSA local), qui dépend du gouvernement, nous a prié de ne pas diffuser d’informations « portant atteinte à l’honneur et à la réputation » de l’homme d’affaires colombien et a envoyé une circulaire aux fournisseurs d’accès à internet au Venezuela pour empêcher les publications. Dans la pratique, il s ‘agit d’une tentative de légaliser la censure et d’empêcher la poursuite d’enquêtes journalistiques.

Face aux intimidations judiciaires et à la possibilité que le site web soit bloqué au Venezuela, plus d’une douzaine de plateformes journalistiques indépendantes ont décidé de publier en bloc le plus récent reportage d’Armando.info relatif à cette histoire.

La volonté des autorités vénézuéliennes de cacher l’affaire contraste avec celle des gouvernements de plusieurs pays du continent, comme ceux des États-Unis, de Colombie, du Mexique et du Panama qui ont ouvert des enquêtes sur le flux transnational d’argent qui circule autour du commerce des CLAP.

Les gouvernements des pays développés depuis lesquels, fréquemment, s’exportent des biens avec lesquels commercent les réseaux irréguliers comme celui des CLAP ferait bien d’initier un monitoring coordonné de la destination finale de leurs produits et de l’identité des acheteurs intermédiaires, comme cela se fait avec les flux financiers. Une telle initiative contribuerait à affaiblir les réseaux de corruption qui servent de base à la cleptocratie du Venezuela.

Les efforts, journalistiques ou judicaires, en matière d’investigation doivent continuer de révéler au monde et surtout aux citoyens du Venezuela, leurs victimes, le savoir-faire à la fois impressionnant et pervers de quelques aventuriers capables de faire du profit sur le malheur d’une nation entière.

Voir l’article original sur le site de Barril.info

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Ce texte a été traduit par Frédéric Lévêque (Bruxelles, Barril.info) à partir de la tribune publiée par le New York Times en anglais et en espagnol.