Cet article a initialement été publié en espagnol sur le Cetri, et il a été traduit par Manuela Geneix et Charlotte Renard, traductrices bénévoles pour rinoceros.
Je voudrais commencer en remerciant l’invitation à ouvrir cette rencontre. Non seulement pour l’importance qu’elle a, selon moi, dans son intention d’approfondir et de consolider l’articulation de différentes expériences et organisations ; mais aussi pour le challenge qu’elle nous lance, de par son appel à participation lui-même, à débattre des défis que suppose la construction des liens nécessaires entre les luttes de défense des biens communs de la nature. Ainsi, mon intervention d’aujourd’hui a pour objectif d’apporter quelques éclaircissements à ce sujet. Je vais commencer en partageant certains exemples actuels qui montrent l’importance et le rayonnement de ces luttes et du projet qui soutient et oriente nos actions. Ensuite, je ferai l’ébauche de quelques unes des raisons structurelles qui permettent d’expliquer et de montrer l’importance des batailles sociopolitiques auxquelles nous nous référons ; et que beaucoup appellent – parfois avec un certain mépris – des conflits environnementaux ou socio environnementaux mais qui, pour des raisons que je vais tenter d’expliquer, ont une projection sociopolitique centrale qui pointe du doigt le cœur des contradictions du capitalisme contemporain et de la forme que ce dernier prend dans ce que l’on appelle le Tiers Monde. Enfin, je proposerai une conceptualisation provisoire des principales stratégies qui influencent l’exercice des pouvoirs dominants vers la neutralisation du potentiel sociopolitique qui structure ces résistances et conflits. Mais allons-y une partie après l’autre.
Présent et avenir de la portée des luttes pour les biens communs : des exemples actuels et le projet de changement social pour lequel nous luttons
Cela vaut la peine de rappeler que nous parlons de « biens communs » naturels et non plus du concept économique traditionnel de « ressources naturelles ». Et, bien que l’utilisation de l’expression « biens communs » ait une longue histoire, elle est aujourd’hui remise au goût du jour par les récentes luttes sociales en Amérique Latine. Revenons donc sur la signification politique atteinte par ces luttes sur notre continent et sur la manière dont ces dernières orientent notre projet de changement social. Voyons.
1) Clairement, si on analyse l’histoire récente de l’Amérique Latine et de l’Argentine, ces « biens communs » sont au centre des batailles sociopolitiques dans la majorité de nos pays et cela va crescendo. Non seulement par le nombre croissant de ces luttes mais aussi, et particulièrement, par la capacité d’articulation politique qu’elles ont et par le rôle important qu’elles jouent dans la construction de projets de changement social. Et tout cela, autant durant la période des résistances au néolibéralisme que durant la crise de légitimité récente de ce dernier et la recherche d’alternatives. On pourrait donner de nombreux exemples de ce fait ; je n’ai pas beaucoup de temps pour cela mais nous pouvons notamment évoquer l’expérience récente de la Bolivie, durant la période allant de la « Guerre de l’Eau » de Cochabamba (2000) à la « Guerre du Gaz » (2003) et « l’Agenda d’Octobre » qui en découle et qui va influencer l’action des mouvements populaires en Bolivie et le premier mandat d’Evo Morales (2006-2009). Là-bas, clairement, la bataille autour des biens communs est devenu le point d’articulation des résistances au néolibéralisme et le point de départ d’un processus de changement favorisé par un ensemble de forces sociales et politiques qui ont abouti à une proposition pragmatique en ce qui concerne les hydrocarbures, la terre et le territoire.
Pour ajouter quelques références concernant l’Argentine, puisque l’idée est de discuter des mouvements dans notre pays, il suffit simplement de rappeler qu’en 2008, la confrontation sociale a eu tendance à se structurer et à se polariser autour de la question suivante : quoi faire de la rente extraordinaire des exportations agricoles dans un cadre d’augmentation internationale de leur prix ? Ainsi, ce que l’on appela la bataille entre le « gouvernement » et la « campagne » sur la portée de la résolution 125, se révéla en réalité être un conflit entre différentes fractions du bloc dominant qui divisa et rallia une très large majorité de l’élite politique et une bonne partie du reste des fractions et des classes sociales d’un côté ou de l’autre. Permettez-moi deux exemples supplémentaires pour bien insister aussi sur les initiatives et les résistances du secteur populaire. Rappelons-nous l’année dernière, la lutte de la communauté de La Primavera du village Qom à Formosa et la répression qu’elle a subie et subit encore – un petit échantillon de ce qu’est le processus d’expulsion des populations paysannes indigènes dans le nord de l’Argentine et le génocide qui a lieu actuellement à l’encontre de ces communautés. Et, évidemment, l’autre référence majeure qui a eu lieu l’an dernier, est la lutte pour la protection des glaciers menacés par différents projets miniers – en particulier celui de Pascua Lama à San Juan – et l’approbation de la loi nationale avec une bataille toujours ouverte sur une bonne réglementation de la loi et son application effective, bloquée actuellement dans certaines provinces par décision de la justice provinciale.
Quatre exemples – trois concernant l’Argentine, l’autre étant latino-américain – de l’importance politique des luttes pour les biens communs de la nature.
2) Il y a une autre question que je voudrais aborder sur les luttes pour ce que nous appelons les biens communs. J’ai déjà signalé que ce concept nous a été suggéré, promu, par le programme et les pratiques collectives mises en avant essentiellement par les mouvements paysans et indigènes de Notre Amérique. En ce sens, cette référence aux « biens communs » fait partie d’un ensemble de références programmatiques qui ont suivi ces luttes récentes sur notre continent et que nous avons ajoutée à notre vocabulaire et à nos références. La proposition de souveraineté alimentaire ; la lutte pour le territoire et non seulement pour la terre ; la perspective du « bien vivre » critique des notions de « développement » et de « progrès » ; le respect de la « Pachamama » ou de la « Terre Mère » pour se référer à la nature ; en voilà simplement quelques exemples. Des mots, des concepts qui vont au-delà d’un simple changement de terminologie et de style ; ils reflètent une vision particulière engagée dans la construction d’un nouveau projet de changement social. En ce sens, parler de biens communs n’est pas neutre ; cela signifie s’installer et installer une perspective de changement social qui guide notre lutte et notre projet et qui suppose une transformation sociale qui, entre autres, remet en question la dualité d’opposition entre société et nature façonnée par le capitalisme. Une dualité qui, alors qu’elle rend subjectif le terme de société en l’individualisant, rend objectif et réifie la nature et, par là même, pose une relation d’exploitation entre l’une et l’autre, guidée par l’appât du gain. Ce noyau est l’un des éléments centraux de la modernité capitaliste, d’une histoire longue de plus de deux siècles et que nous, nous remettons en question quand nous parlons de « biens communs ». C’est pourquoi, une autre des raisons de l’importance des luttes pour les biens communs a à voir avec cela car elle marque une perspective de changement sur lequel nous misons et que nous cherchons à construire.
Raisons structurelles de la portée des luttes pour les biens communs : accumulation par dépossession et crise de la civilisation dominante
Un deuxième aspect, qui permet d’expliquer l’importance que les liens politico-sociaux ont dans la lutte pour les biens communs naturels, fait référence à ce que l’on peut appeler les raisons structurelles. Il y a alors une série de raisons structurelles qui rendent compte de la potée qu’atteint la bataille sociale autour de ces biens communs au niveau global, en Amérique Latine et en Argentine.
On pourrait dire, à juste titre, que le capitalisme a depuis toujours causé des dégâts sur la nature. Ou rappeler la place significative que tient l’approvisionnement et le prix des aliments comme « biens salaire », biens basiques dans la détermination de la valeur de la force de travail et de sa reproduction. Ainsi aussi, les hydrocarbures comme base de la matrice énergétique du capitalisme au cours du siècle dernier, ont occupé une place centrale dans les stratégies des Etats et des classes dominantes. Il suffit d’avoir quelques notions historiques pour se remémorer les guerres, les assassinats, les coups d’états, les invasions et les conquêtes impériales motivées par le contrôle du pétrole et les intérêts de celles qu’on appelle les Sept Sœurs en référence aux entreprises pétrolières transnationales. Et même dans l’histoire latino-américaine, son intégration au système monde est venue avec la colonisation et l’exploitation de l’or et de l’argent initiée au XVème siècle et qui alimentèrent les réseaux commerciaux européens et l’émergence du capitalisme. Et, bien que tout cela soit vrai, ces luttes que nous appelons pour les biens communs naturels revêtent aujourd’hui une importance particulière. Nous pourrions passer tout l’après-midi à discuter cette affirmation ; pour cette occasion, je vais me concentrer essentiellement sur deux arguments pour tenter d’expliquer cette importance structurelle.
1) D’un côté, cela a à voir, en général, avec les caractéristiques particulières de la phase capitaliste actuelle, que nous appelons habituellement « néolibéralisme » ; et, en particulier, avec les caractéristiques que cette phase néolibérale présente dans ce que l’on nomme le « monde périphérique », dans le Sud du Monde, dans les pays du Tiers Monde. Quand nous réfléchissons à partir de cette problématique nous pouvons voir que la mondialisation libérale n’a pas seulement induit une polarisation économique, sociale et de pouvoir grandissante au niveau global. Elle n’a pas seulement engendré un retour de l’impérialisme au sens de recolonisation de la périphérie. Elle a aussi été accompagnée ou a promu une nouvelle division internationale du travail avec des pays fournisseurs de matières premières (« commodities ») et a implanté dans nos pays une logique particulière d’accumulation de capital que nous appelons accumulation par dépossession. Que signifie cette accumulation par dépossession ? Nous appelons ainsi le processus par lequel un ensemble de biens qui étaient communs se transforment – sont convertis – en marchandises ; c’est-à-dire que des entités privées se les approprient pour leur vente – échange et/ou pour leur usage dans le processus de production capitaliste. Cela fait référence à un processus large et varié qui marchandise la terre, les minerais, les hydrocarbures et la vie en général – par exemple, à travers le dépôt de brevets sur la biodiversité et leur usage commercial, n’est-ce pas ? Nous avons durant cette rencontre, cinq commissions thématiques mais nous pourrions certainement en ajouter d’autres comme, par exemple, sur la biodiversité et la « biopiraterie ».
Ce processus d’accumulation par dépossession suppose donc un processus de marchandisation agressif. Agressif parce que la marchandisation implique un dépouillement ; ou pour le dire autrement, cela suppose d’arracher ces biens qui étaient d’usage commun ou faisaient partie du cadre de vie ou, même, étaient exploités sous d’autres formes. Ce processus de dépouillement est ce que les mouvements sociaux et les luttes ont baptisé très savamment de « pillage ».
Il y a un premier niveau de pillage qui a lieu là où la première phase du processus d’accumulation par dépossession se déroule ; là où l’on dépouille les peuples, les communautés, les habitants de ces biens que faisaient partie de leur habitat ou qui étaient utilisés par eux-mêmes pour la reproduction de la vie au niveau local. Mais il y a un second niveau de pillage et de dépouillement qui a une dimension nationale et qui s’exprime dans la logique d’enclave qu’ont ces entreprises ; la production de marchandises pour les transporter et les vendre sur le marché mondial, pour vendre le soja en Chine ou les minerais aux principaux pays capitalistes et où l’énorme richesse générée par ces activités se trouve concentrée entre très peu de mains. Une des caractéristiques de la phase néolibérale, en Argentine comme en Amérique Latine, a donc à voir avec le rôle important que joue ce processus d’accumulation par dépossession.
Et, d’autre part, la logique même du pillage implique la destruction environnementale résultat des technologies productives utilisées (extraction minière à ciel ouvert, agrochimie, etc.) et des conditions sociales que le néolibéralisme a construit pour que ce genre d’entreprises soient tolérées en plaçant « l’appât du gain » au-dessus de toute valeur. Ainsi, les endroits où la première phase de l’accumulation par dépossession a lieu sont dévastés et, au niveau national, la dégradation de l’environnement s’accroit également à cause de ce que ces industries extractives produisent tout au long du cycle. L’exportation en est l’apothéose et, en général, les conséquences d’activités économiques diverses, produit de la complicité étatique et du démantèlement et de la privatisation de ce qui est public et de l’autorité publique. La remise en question de ces pratiques de dévastation et de destruction de l’environnement et du territoire correspond à ce que les mouvements ont appelé la lutte contre la contamination.
De cette façon, la lutte contre le pillage et la contamination font partie des références majeures de ces luttes pour la défense des biens communs.
2) Mais, d’un autre côté, les raisons structurelles de l’importance de ces luttes pointent vers une autre direction, vers les caractéristiques et l’intensité qu’adopte la crise qui se développe – ou qui développe ses effets – au niveau international au cours de ces dernières décennies. Bien entendu, nous ne faisons pas uniquement référence à sa dimension économique, si présente aujourd’hui après l’écroulement de la spéculation immobilière aux Etats-Unis en 2008, et qui a aussi touché l’Europe où l’on prétend aujourd’hui appliquer les recettes d’ajustement orthodoxes, et contre lesquelles grandissent les résistances et la mobilisation. Nous faisons face à une crise au caractère multidimensionnel, qui se manifeste aussi par une crise énergétique, une crise alimentaire, une crise climatique et qui a tendance à accroître les logiques de pillage tout comme les batailles pour les biens communs, la nature et la vie en général.
Ainsi, l’épuisement de la matrice énergétique qui permit l’expansion du capitalisme au court d’une bonne partie du XXème siècle, a intensifié la bataille pour le contrôle des ressources et des réserves connues et potentielles et a eu un impact sur la croissance du prix international de ces dernières. Un exemple de ses conséquences est l’expansion de la méga exploitation minière à ciel ouvert destinée à exploiter – moyennant l’utilisation d’explosifs et le prélèvement d’énormes quantités de terre et de roche et l’épuration du minerai par l’utilisation de substances toxiques – les minerais dispersés dans les couches superficielles de la terre avec de graves conséquences sociales et environnementales.
D’un autre côté, nous sommes aussi en présence d’une crise alimentaire due à l’expansion du modèle de commerce agroalimentaire et au développement de logiques spéculatives des « commodities », ce qui provoque des cycles de hausse de prix des aliments au niveau mondial. Ainsi, depuis la fin de l’année dernière et jusqu’à aujourd’hui, ces augmentations du prix des denrées alimentaires ont provoqué des famines dans différentes parties du monde mais également des révoltes, notamment en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, transformant la crise sociale en crise politique et accélérant le processus de luttes sociales et de grands conflits, de changements sociopolitiques et d’interventions impériales. Cette crise alimentaire a aussi eu un impact particulier en Argentine, en augmentant les super profits du complexe agro-exportateur et en faisant pression pour la hausse des prix locaux ; intensifiant la contradiction du « modèle argentin » d’être un pays exportateur de produits alimentaires alors que le pays est toujours touché par la famine.
Il y a une autre dimension de la crise qui est celle de la crise climatique. Parce qu’on a non seulement épuisé la matrice énergétique de la phase capitaliste précédente, on est non seulement dans une période où le capitalisme néolibéral est incapable de garantir la satisfaction des besoins alimentaires au niveau international, mais nous sommes aussi à un moment où la planète ne peut plus supporter les niveaux de contamination qu’atteint la phase capitaliste actuelle. La capacité de la planète à supporter ces derniers s’est effondrée et une des manifestations de cette situation, pas la seule, est ce que l’on a l’habitude d’appeler le « changement climatique » mais que nous devrions plutôt appeler la « crise climatique ». Ainsi, la conséquence, bien qu’elle ne soit pas la seule, de l’émission de gaz polluants – les gaz à effet de serre – est un processus de réchauffement de la planète, d’élévation de la température de la planète, ce qui provoque une modification radicale du climat au niveau mondial avec son lot de catastrophes (gelées, pluies, inondations, sécheresses, élévation du niveau de la mer, etc.) qui sont en train de modifier la géographie sociale et économique du monde et qui menacent d’anéantir la vie sur Terre.
Je ne veux pas approfondir ce point maintenant, ce n’est pas le moment, il sera discuté au sein des commissions. Nous allons donc conclure qu’il y a une série de raisons structurelles pour montrer la portée des luttes pour les biens communs de la nature et qui font référence autant aux caractéristiques de la phase néolibérale qu’à l’actualité et aux autres dimensions de cette crise de la civilisation dominante auxquelles nous faisons face.
Pourquoi est-il important de réfléchir à ces raisons structurelles ? Il ne s’agit pas de favoriser ces visions déterministes qui tendent à considérer que les questions structurelles s’expriment de manière directe et univoque dans le développement des luttes et de l’action des sujets sociaux. Nous voulons nous éloigner de cette vision. Mais il est vrai que ce qui est important, c’est que la compréhension de ces raisons structurelles nous permet d’identifier des mécanismes généraux de long terme ; c’est-à-dire qui ont une incidence sur notre réalité avec une force et une vigueur qui vont au-delà des changements occasionnels, des va-et-vient de la conjoncture, et qui durent dans le temps. Permettez-moi un exemple qui, bien qu’il ne soit pas directement lié aux biens communs naturels, a beaucoup à voir avec ces logiques de pillage et de contamination et avec les processus de recolonisation qui les accompagnent. Depuis le début des années 90, les Etats-Unis appuient, de différentes manières, l’ALCA (Zone de Libre Echange des Amériques), projet qui fut relativement mis à mal en 2005 durant le Sommet de Mar del Plata, et je dis relativement puisque durant ces années, 11 pays de la région représentant presque 45 % du PIB régional ont signé des Traités de Libre Echange avec les Etats-Unis. Mais la disparition du projet ALCA de l’agenda continental ne veut pas dire que les Etats-Unis ne continuent pas à promouvoir des projets similaires ; cela va bien au-delà des humeurs d’Obama, cela a à voir avec les besoins du bloc américain dominant dans ces conditions particulières du capitalisme néolibéral ; ce sont des mécanismes de long terme. Insister sur la compréhension des mécanismes de long terme n’a pas pour but de les exagérer, mais de nous interpeller nous-mêmes sur notre nécessité de créer des perspectives de construction à long terme, de construction des forces nécessaires pour répondre à ces problèmes. Ainsi, nous réfléchissons et nous intervenons dans la conjoncture de manière très sérieuse parce que nous allons loin.
Stratégies de neutralisation politique de ces luttes : les défis du changement social
Enfin, un autre point que je voudrais aborder autour de l’importance des articulations sociopolitiques de la défense des biens communs de la nature est lié aux difficultés que nous avons, nous mouvements sociaux et populaires, pour construire ces articulations. Cela se réfère fondamentalement aux stratégies que ceux qui ont le pouvoir élaborent et mettent en place pour neutraliser, manipuler et/ou réorienter l’émergence de ces articulations sociopolitiques des luttes pour les biens communs. Je vais brièvement présenter ce commentaire autour de quatre stratégies ; bien que ce ne soit pas une liste exhaustive et fixe.
1) La première stratégie s’oriente sur la construction d’une dichotomie qui oppose les idées de développement, progrès et/ou croissance économique d’une part, et tout ce qui concerne l’environnement et l’écologie d’autre part. En d’autres termes, la question sociale et la question environnementale sont vues comme deux questions non seulement distinctes mais aussi diamétralement opposées. On estime qu’il est impossible de répondre aux deux en même temps ; qu’il est nécessaire de prioriser la question sociale, le défi du développement, la croissance économique et le progrès ; tandis que la question de l’environnement sera résolue plus tard, à un autre moment. Cette opposition entre la question sociale et la question environnementale se base, au moins, sur quatre grandes supercheries.
D’un côté, elle se base sur l’idée que l’exploitation des biens communs de la nature résout le problème du chômage - que ce soit sous la forme du néolibéralisme de guerre, ou sous la forme du projet néo-développementaliste, qui selon moi sont les deux grands projets des blocs dominants en Amérique Latine. On est bien loin de la vérité. Que ce soit avec la croissance du commerce agro-alimentaire, l’exploitation des hydrocarbures, ou de l’extraction minière à ciel ouvert, il n’y a pas de création d’emplois. Au contraire, la destruction de l’habitat que ces entreprises supposent et les activités économiques préexistantes impliquent, entre autres, un processus de destruction d’emplois. Pas besoin de consulter les grandes bibliothèques pour l’affirmer, il suffit de parler avec les habitants d’Andalgalá ou de Cutral Có et de Plaza Huincul pour constater que ces entreprises ne génèrent pas d’emplois tant au niveau local que national.
La seconde supercherie dit que la croissance économique signifie bien-être social, que la croissance économique entraîne automatiquement une amélioration de la répartition des revenus. La phase néolibérale se caractérise justement par le fait que les deux termes se distancient encore plus qu’auparavant. C’est-à-dire que les cycles de croissance économique au niveau national –de croissance du produit intérieur brut- s’accompagnent de processus de concentration des revenus et de la richesse. La possibilité de socialiser les fruits de cette croissance économique dépend des luttes, de la capacité à construire la force nécessaire, d’imposer des politiques publiques qui redistribuent la richesse créée.
Troisième supercherie, propre au modèle néo-développementaliste, est celle qui affirme que, bien que les industries extractives qui se basent sur l’exploitation intensive orientée sur l’exportation de biens communs de la nature aient un certain coût social et environnemental, elles sont nécessaires pour fournir les revenus fiscaux (à travers les impôts, les retenues sur les exportations ou autres taxes), indispensables pour soutenir un processus d’industrialisation et d’amélioration des conditions sociales de la majorité, grâce à la mise en place de politiques sociales de grande ampleur. La mise en cause de cet axiome nous impose d’examiner différentes dimensions. Il faut ainsi poser le débat sur ce que l’on considère habituellement sous le nom de « justice sociale ». Dans quelle mesure une politique sociale qui ne fait que compenser ou modérer en partie les effets les plus néfastes de la pauvreté peut-elle être considérée comme la limite envisageable de ce qui est socialement juste ? Il faut également examiner sérieusement la réussite des objectifs économico-productifs énoncés face à un processus de reprimarisation et de transnationalisation qui, en réalité, suit son cours. Et, enfin, même mesurée en termes purement économiques, l’équation soutenant que les coûts sociaux et environnementaux actuels et futurs de ces activités se « compensent » par les bénéfices présumés que recevrait une grande partie de la population reste plus que discutable.
Enfin, il y a une quatrième supercherie qui dit que la préoccupation pour l’environnement n’est qu’un luxe pour les pays périphériques et leurs peuples, pour des nations confrontées à d’autres problèmes et urgences sociales antérieures qu’il faut résoudre. Nous ne pouvons nous permettre ce luxe, disent-ils. Pourquoi penser à l’environnement alors que des gens meurent de faim, pourquoi penser à l’environnement si nous devons encore développer l’industrie et fabriquer plus de voitures, comment va-t-on contrôler les gaz à effet de serre si nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour arriver au niveau des pays capitalistes développés. Mais, même si nous considérions comme légitimes ces objectifs du développement, il serait impossible de les atteindre en croyant que l’on peut suivre le même modèle de développement qu’ont suivi les pays capitalistes développés. N’est-ce pas une réalité que là où les projets néo-développementalistes dominent, on a dû approfondir la reprimarisation et la transnationalisation de l’économie ? Ne serait-ce pas que la caractérisation du « développement du sous-développement » est toujours d’actualité ? Par ailleurs, aborder dans un sens émancipateur la résolution effective de la question sociale n’implique-t-elle pas d’avoir à répondre dans la même mesure à la question environnementale ? Le radicalisme dans un domaine, ne suppose-t-il pas nécessairement le radicalisme dans un autre ?
Et enfin, il est important de souligner que le débat contre ces supercheries, la remise en question de la formule dichotomique « développement vs. écologie » interpelle non seulement le libéralisme de guerre et le projet néo-développementaliste, mais aussi les processus de changement social en cours en Amérique Latine ; cela interpelle aussi l’idéologie du « socialisme » et du « changement social » que nous souhaitons construire. Nous avons face à nous un horizon qui non seulement pose la question de la redistribution des revenus, de la richesse et/ou la modification de la logique privée de l’appropriation et de la propriété, mais un processus qui doit être lié autant à la remise en cause et à la transformation de la matrice libérale coloniale de l’Etat-Nation – c’est-à-dire, à la construction d’un pouvoir populaire et d’une démocratie participative effective- qu’au questionnement du modèle technologique-productif et du modèle de consommation qu’encourage –comme réalité ou comme imaginaire- la société actuelle. En ce sens, la mise en question de la scission et de l’opposition entre l’environnement et le social interpelle aussi notre idéologie de transformation sociale. Une discussion qui est plus que présente, également en lien avec les expériences de changement que connaissent actuellement le Venezuela et la Bolivie.
2) Il y a une seconde question en lien avec ces technologies ou stratégies de neutralisation politique qui se base sur la construction de l’opposition entre la périphérie et le centre, entre les territoires ruraux et les grandes aires urbaines, entre le nouveau « désert » et la ville, avec provocation pourrait-on dire. Il est certain qu’en général, la première phase d’accumulation par dépossession a lieu dans ce que l’on appelle habituellement l’intérieur du pays : l’exploitation des mines dans les cordons des Andes, le pétrole en Patagonie ou dans le nord-est, l’extension de la frontière agricole touche fondamentalement le nord-est – les nouvelles provinces marquées par la culture du soja se trouve là-bas, à Salta, Formosa, Santiago del Estero. Mais cette idée de l’opposition entre centre et périphérie est utilisée par les grandes multinationales pour garantir la possibilité de gouvernement de leurs activités. Nous avons vu comment par exemple, la Loi des Glaciers ne s’est pas appliquée, justement à cause du pouvoir de ces grandes multinationales sur les gouvernements et les Etats provinciaux. C’est simplement un exemple qui montre qu’une partie de leur stratégie pour bloquer la nationalisation de ces conflits consiste à les confiner dans le local. La bataille est alors bien évidemment féroce, parce que l’accumulation par dépossession est féroce, ce sont des batailles corps à corps, qui reproduisent sous d’autres formes mais avec la même intensité la dynamique des piquets et des révoltes des mouvements de travailleurs chômeurs qui, rappelons-le, ont aussi surgi dans le nord et le sud du pays. Et en ce sens, l’histoire du mouvement des travailleurs chômeurs semble avoir de nombreuses similitudes, car les piquets en Argentine sont également apparus dans la « périphérie » du pays et c’est après un certain temps, dans ce parcours de la périphérie vers le centre politico-économique, qu’ils ont pris une ampleur nationale, pouvant interpeller le centre politico-économique du pays qu’est l’aire métropolitaine.
Mais, cette stratégie de scission entre périphérie et centre n’est certainement pas la construction des seules grandes multinationales. Elle est également vitale pour le projet néo-développementaliste ; il faut rappeler que la gestion de l’actuel gouvernement travaille également sur ce double standard. Il existe un standard pour les lieux où se réalise la première phase de l’accumulation par dépossession, où il y a des morts, il y a répression légale ou illégale, où l’on scelle des pactes avec les oligarchies provinciales complices des industries d’extraction ; où les pseudos institutions de la démocratie libérale n’ont pas vraiment de poids. Et il existe une autre politique pour l’aire métropolitaine, qui repose beaucoup plus sur l’application de politiques d’intégration sociale (par exemple, les politiques sociales compensatrices) où l’on utilise des formes de construction d’hégémonie et moins de coercition directe. Là encore, on reproduit cette scission entre périphérie et centre dans le projet néo-développementaliste à partir de ce « double standard » pour traiter les groupes et les classes subalternes, les secteurs populaires et établir entre eux une division. Notre défi consiste à trouver un moyen pour attirer l’attention, débloquer cette scission entre les secteurs populaires, et notre projet se trouve aussi dans la lutte des territoires de la « périphérie » et du « centre », qui portent très mal leur nom.
3) La troisième stratégie de neutralisation de la projection politique de la lutte des biens communs est en lien avec l’opposition entre l’individuel, le local et le national. Malheureusement, je n’ai pas beaucoup de temps pour développer ce point, et je crois avoir déjà dépassé le temps imparti. Je vais simplement donner deux exemples pour tenter d’illustrer mes propos. Voyons. Une façon de contenir la projection politique des préoccupations qui nous interpellent quotidiennement sur le thème de l’environnement est de les orienter vers l’idée d’une éthique individuelle de consommation qu’on intègre plus facilement et qui peut même être considérée comme une nouvelle niche pour les affaires. Il ne s’agit pas de condamner la nécessité d’une éthique qui s’exprime nécessairement sur le terrain de nos choix individuels. Nous avons besoin d’une éthique environnementale et d’un changement culturel qui rompent avec les idéaux de consommation effrénée que cette société capitaliste promeut. Il s’agit de questionner la fonction que cette dernière peut accomplir si elle se constitue comme opposée ou comme négation au défi de la construction des conditions sociales nécessaires pour sa réalisation pleine et effective. En définitive, il s’agit de remettre en question les logiques qui la reélaborent et l’utilisent pour bloquer le problème de la construction d’un projet collectif capable de modifier la société. Je souhaite mentionner un autre exemple relatif à une question qui pour beaucoup ici présents mérite d’être étudiée : le thème des universités, des étudiants et des professionnels. Il y a une stratégie de « neutralisation des experts » ; les grandes corporations mènent une politique spécifique –vous le savez déjà- pour coopter ou bloquer les opinions de ceux qu’on appelle « experts », c’est-à-dire les techniciens et professionnels. Une politique qui, que ce soit à travers le financement privé des Universités, ou à travers le régime qu’impose le propre cursus universitaire, ou par d’autres voies, cherche à empêcher l’émergence d’une vision critique de la part des étudiants et des professionnels en ce qui concerne l’exploitation des biens communs et de ses effets. Il y a de nombreux exemples de cela, et vous les connaissez. L’expérience en Argentine est intéressante car il existe plusieurs cas où les universités ont refusé le financement offert par les entreprises minières. C’est une décision importante à noter et c’est un premier pas qui ouvre toute une voie pour la bataille idéologique dans les universités. Mais je crois aussi que cela pose un second problème ou second défi ; qui se réfère non seulement à la remise en cause des fonds privés et de façon plus générale, à la colonisation par les entreprises de la formation universitaire, mais qui nous impose aussi de réfléchir sur le rôle des étudiants et des professionnels dans la construction de ce nouveau projet dont nous avons besoin. Nous avons besoin de pouvoir penser, et construire ce nouveau projet qui rompe avec le pillage et la contamination, et qui permette d’assurer de bonnes conditions de vie, qui nous permette d’avancer dans le changement social, et pour cela nous voulons aussi tisser des liens entre les professionnels et les mouvements populaires sans rétablir les hiérarchies de la connaissance caractéristiques de la société actuelle, mais en comprenant que nous avons besoin de ces différents types de savoirs, parmi lesquels le savoir technico-professionnel afin d’enrichir un dialogue qui doit naître dans les projets de changement et de transformation. C’est le défi que nous devons relever.
4) Il y a une quatrième dimension concernant la neutralisation de la projection politique de la lutte des biens communs qui cherche fondamentalement la dissolution des responsabilités sur les désastres environnementaux et sociaux causés. Je n’ai pas non plus le temps de m’arrêter sur ce point, mais permettez-moi de mentionner brièvement quelques aspects de façon schématique. On a tendance par exemple à considérer que ces « coûts sociaux ou environnementaux » sont le résultat d’excès ou d’erreurs –rappelons que le débat politique à ce propos fut déclenché par rapport aux causes et aux responsabilités du terrorisme d’Etat- et non pas comme faisant partie d’une question systémique ; on estime que c’est le résultat de la corruption politique ou de la mauvaise conduite d’un acteur individuel (entreprise ou particulier). Avec de pareilles conséquences, j’aimerais m’attarder un peu sur la façon dont on est en train de traiter le fait que, conséquence de la crise climatique, nous entrons dans une aire où nous allons affronter des catastrophes « naturelles » de plus en plus répétées et significatives ou, du moins, des changements climatiques ayant de grands impacts sociaux. Comment cela est-il traité dans les grands médias ? On tend à affirmer que le responsable c’est la nature. En occultant ainsi les vraies causes du changement climatique, la nature apparaît comme un ennemi, une menace, une force aveugle et brutale qui se déchaine contre les êtres humains, en évoquant et actualisant les récits mythico-religieux. Il s’agit d’une stratégie rhétorique largement réfléchie et mise en avant. C’est la stratégie contraire au projet et à la manière d’interpréter le monde de la Pacha Mama (Terre Mère). Car lorsque nous, nous disons que la nature est la Pacha Mama, c’est notre mère et il faut en prendre soin ; le discours dominant commence à soutenir justement le contraire : le problème c’est la nature, la nature est un ennemi qui nous guette, nous punit, justifiant ainsi sa dévastation et réactualisant la scission-opposition entre société et nature.
Pour conclure
Dans la partie précédente, j’ai donc essayé de résumer en quatre grands points les stratégies qui tendent à neutraliser la projection politique des luttes pour les biens communs. Auparavant, j’avais développé brièvement quelques unes des dimensions pour rendre compte et comprendre la portée qu’ont actuellement et qu’auront dans un futur proche ces luttes et la relation qui se pose concernant notre projet de changement social. A ce propos, revoyons quelques exemples actuels de ces luttes ; j’ai fait référence aux horizons qui se dégagent des mots « biens communs » et qui, je suppose, vont faire partie de la discussion qui va se tenir ces jours-ci ; et nous avons abordé la question des raisons structurelles qui assignent un lieu central à la question des biens naturels et à l’environnement.
Il y a une décennie de cela, en rapport avec ce débat, Eduardo Galeano a rendu populaire cette image d’une Amérique Latine les veines ouvertes et sanglantes. Une image qui prend tout son sens aujourd’hui, bien plus qu’à l’époque où il avait écrit ce livre. Pour finir, j’aimerais paraphraser une nouvelle fois Galeano lorsqu’il affirme que l’utopie, notre projet qui définit notre horizon, est tellement, tellement importante car même si nous ne l’atteignons pas, elle nous porte vers l’avant ; mais il faudrait ajouter qu’elle est aussi voire plus importante car fondamentalement, elle nous oriente dans la direction vers laquelle nous devons nous diriger. Voilà aussi l’importance des débats de ces jours-ci. Merci et bonne rencontre.
Intervention réalisée lors de la 1ère rencontre contre le pillage et la contamination des biens communs, par le pouvoir populaire et le changement social. COMPA Ecología Popular (Ecologie Populaire). Coordinateur d’Organisations et Mouvements Populaires en Argentine.