L’Afrique, la géologie et la marche des technocrates du développement

, par Pambazuka , HICKEL Jason

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Léa Ferté, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Jason Hickel se demande si « le déterminisme environnemental » - la théorie selon laquelle le développement africain serait freiné par « les conditions environnementales subies par les Africains » - explique réellement la pauvreté qui règne sur le continent. Bien qu’il approuve sa tentative de cesser de tenir « l’infériorité génétique présumée de la race noire » pour responsable du sous-développement, il estime que la théorie et les motivations sous-jacentes au déterminisme environnemental comportent de graves problèmes. Hickel affirme que le déterminisme environnemental est aussi anhistorique qu’apolitique : « La pauvreté n’est pas un problème de nature mais de pouvoir. » Par ailleurs, il soutient que combattre les vrais problèmes qui expliquent la lenteur du développement africain exigerait d’aller à l’encontre des intérêts économiques occidentaux et de transformer radicalement le système mondial dans lequel nous évoluons. « La richesse occidentale », nous rappelle Hickel, « est intimement liée à la pauvreté en Afrique, et vice versa ».

J’ai découvert que le mot « développement » cache, sous certaines apparences, un discours ouvertement raciste. Ayant du mal à expliquer les raisons d’une pauvreté africaine chronique et d’une misère apparemment incurable, les novices en Occident pointent la « sauvagerie » africaine et une prétendue inaptitude à la civilisation. Il ne s’agit pas d’une opinion marginale ; même parmi des individus considérés comme instruits, ce type d’absurdités revient avec une fréquence inquiétante.

Dans une tentative pour défendre l’Afrique et les Africains contre l’obscurantisme propagé par ce paradigme, un groupe d’universitaires et de théoriciens du développement plus avisés – parmi lesquels Jared Diamond et Jeffrey Sachs – a proposé une alternative, une approche d’esprit plus progressiste pour comprendre les difficultés de l’Afrique. Au lieu de tenir pour responsable du sous-développement l’infériorité génétique présumée de la race noire, ils insistent pour que nous focalisions notre attention sur les conditions environnementales dans lesquelles vivent les Africains.
Dans les milieux du développement, la théorie est connue sous le nom de « déterminisme environnemental » : elle tente d’expliquer la persistance de la pauvreté en Afrique comme la conséquence de forces matérielles, sans tenir compte des actions humaines qui ont entravé le développement du continent. Par ce biais, le déterminisme environnemental suggère que le climat, la géologie et les ressources naturelles de l’Afrique ont fini par déterminer sa trajectoire économique. En comparaison avec les postulats racistes qui sous-tendent les poncifs populaires sur le sous-développement africain, le déterminisme environnemental semble insuffler une tendance nouvelle et progressiste. Mais à y regarder de plus près, cette théorie introduit subrepticement plusieurs affirmations fallacieuses qui conduisent à détourner l’attention des réels problèmes en jeu.

Mais avant d’en arriver à la critique, abordons la théorie dans ses propres termes. Le déterminisme environnemental explore le passé géologique, en remontant aussi loin en arrière que la dislocation du supercontinent antique Gondwana, pour montrer que les plaques tectoniques ont concouru à dessiner une côte littorale africaine avec peu de ports naturels et une inclinaison trop importante pour permettre un transport aisé par voie fluviale, rendant l’intégration régionale difficile. De plus, le profil géologique relativement ancien de l’Afrique implique que les couches supérieures du sol ont été malmenées par les pluies et les éléments, rendant la plupart des zones écologiques impropres à une agriculture de qualité.

La célèbre Zone de Convergence Intertropicale (ITCZ) joue également un rôle important dans les discours des déterministes environnementaux. Ce phénomène climatique unique en son genre oppose les vents continentaux et secs aux vents océaniques et humides, créant un cycle de précipitations annuelles alternant deux saisons radicalement différentes : pluvieuse ou sèche. La saison des pluies se caractérise par des pluies torrentielles, et la saison aride par une sécheresse souvent extrême. Il en résulte des crues dévastatrices, une forte érosion et un appauvrissement des couches supérieures des sols, qui sont autant d’obstacles supplémentaires aux efforts de long terme en matière agricole.

Par ailleurs, le climat de l’ITCZ produit un environnement dans lequel prolifèrent de nombreuses maladies tropicales– parmi elles, la malaria, la maladie du sommeil, la cécité des rivières et la schistosomiase (bilharziose). Les agents pathogènes responsables de ces maladies dévastatrices, attirés par les zones verdoyantes et humides, rendent la plupart des terres arables hostiles à l’implantation humaine. Le cycle météorologique à deux saisons est également un obstacle à l’agriculture sédentaire dans certaines régions, obligeant au nomadisme ou à une migration saisonnière vers les centres urbains, ce qui rend les paysans vulnérables aux dictats d’un marché du travail violent et crée des conditions favorisant la transmission du VIH.

Et ainsi de suite. Une litanie d’arguments qui prouvent que les problèmes de l’Afrique ne sont pas nécessairement la faute des Africains, mais l’inéluctable résultat des desseins capricieux de la Nature. Toutefois, bien que ces observations ne soient pas fausses, en tant que théorie universelle du développement, le déterminisme environnemental présente de sérieuses limites.

D’abord, les objections évidentes. La corrélation entre environnement et développement est incertaine. Il existe beaucoup de régions dans le monde aux caractéristiques géologiques et climatiques hostiles, qui ont toutefois réussi à ne pas sombrer dans la pauvreté chronique. Ensuite, la théorie se concentre sur ce dont l’Afrique manque, davantage que sur ce dont l’Afrique dispose, c’est-à-dire – entre autres choses – les richesses que représentent les vastes ressources naturelles, prenant la forme de ressources pétrolières et de gisements minéraux incomparables. Le débat ne devrait pas porter sur ce qu’il faut faire en l’absence de ressources, mais sur la manière dont sont utilisées les ressources existantes, sur la manière dont elles sont distribuées, et sur qui empoche les profits.

Dans ces termes, il devient clair que le déterminisme environnemental élude complètement l’histoire et la politique. Il ne tient pas compte de l’histoire, ignorant le passé d’occupation de l’Afrique par l’Europe, le commerce des esclaves, le colonialisme, l’extraction des ressources. Il ignore la politique puisqu’il passe à côté des relations de pouvoirs actuelles – les Africains, les Américains, les Chinois et les Européens qui continuent à exploiter les ressources du continent dans l’intérêt de quelques-uns, tout en marginalisant les autres à travers la manipulation de la dette, les ajustements structurels et les accords commerciaux néo-libéraux.

Le déterminisme environnemental, parce qu’il part du postulat d’une analyse anhistorique et apolitique du problème, penche naturellement vers des solutions qui ignorent quelle fut et quelle est encore l’importance des inégalités générées par le système capitaliste mondial. Nous sommes conduits à croire, par exemple, qu’une diffusion massive des aides et des technologies modernes pour améliorer l’agriculture, la santé élémentaire, l’éducation, l’énergie et les installations sanitaires aideront à combattre les obstacles liés à un environnement hostile. Selon Jeffrey Sachs (auteur du populaire et messianique traité La Fin de la pauvreté) et d’autres technocrates du développement, la solution repose sur le paradigme de l’aide occidentale issu du consensus de Monterrey et sur les objectifs du millénaire pour le développement (OMD).

Les technocrates occidentaux du développement ne sont pas aussi inhumains et allègrement myopes que ceux qui affirment que les Africains – désormais libres depuis longtemps du joug colonial – portent la responsabilité de leurs difficultés et qu’ils devraient les régler par leurs propres moyens. En revanche, ils opèrent un transfert de responsabilité similaire –un même tour de passe-passe – en détournant l’attention des pathologies du pouvoir qui expliquent le phénomène du sous-développement. Ils veulent nous faire croire à un monde dans lequel 2 milliards de nos voisins désespérément pauvres pourront accéder au niveau de vie décent de la classe moyenne sans restructuration quelconque du système capitaliste mondial, auquel la division inégalitaire du travail, de la production, de la consommation et des émissions est inhérente.

Les technocrates occidentaux du développement se contentent de solutions anhistoriques et apolitiques à la pauvreté et au sous-développement en Afrique, car combattre les véritables problèmes nécessiterait d’aller à l’encontre des intérêts économiques occidentaux. Cela nécessiterait d’effacer la dette, de promouvoir un commerce international plus juste, de proscrire le dumping agricole, et d’exiger des entreprises multinationales qu’elles paient des salaires décents. Au contraire, les occidentaux angoissés veulent se rassurer en aidant, tout en maintenant le système qui assure leur niveau de vie et en refusant de regarder en face le fait que la richesse et le privilège de leurs nations – et, de façon ironique, le surplus même qu’ils peuvent distribuer si généreusement en aide au développement – dépend d’un système d’extraction et d’exploitation qui génère inévitablement des inégalités. Comme les théoriciens de la dépendance l’ont depuis longtemps affirmé, la richesse de l’Occident est intimement liée à la pauvreté en Afrique, et vice versa. Ni notre richesse ni notre pauvreté n’est naturelle, comme le suggèrent les technocrates du développement. La pauvreté n’est pas un problème de nature mais de pouvoir.