Je suis noir !

, par TAVARES Elaine

 

Ce texte, publié originellement en espagnol par ALAI, a été traduit par Eva Champion, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Le cinéma a déjà immortalisé cette scène. Zumbi de Palmares [1], résistant jusqu’au dernier moment, en haut de la Serra de Barriga [2], à la tête de plus de 50 000 personnes, préférant une mort digne à la reddition. Ce n’est pas sans raison qu’il est devenu un des plus importantes figures du panthéon des héros noirs. Et il y en aurait tant à citer, sans nom ou sans visage, qui subirent l’esclavage dans ce climat tropical, rapportés tels des animaux dans les galères anglaises, et soutenant pourtant l’économie de ce pays devenu Empire.

Puis ce furent les bras noirs de ces hommes et de ces femmes qui permirent la révolution industrielle au profit de leurs seigneurs, et la consolidation du système capitaliste. C’est ainsi que, comme nous l’a déjà conté Eric Williams, les corps esclaves connurent une colonisation basée sur une monoculture extensive. Mais ces gens courageux, séquestrés hors de leurs terres, ne se rendirent jamais. La liberté était leur unique horizon, et aussitôt qu’ils purent s’échapper ils brisèrent leurs chaînes et créèrent des quilombos [3], communautés libres, solidaires, autogestionnaires. La plus importantes de ces communautés : Palmares. C’est en l’honneur de cette communauté, avec Zumbi à sa tête, que le 20 novembre est célébré comme le Jour de la Conscience Noire.

Cette date n’est pas un souvenir rituel d’un temps désormais révolu. C’est le souvenir d’une blessure encore ouverte dans une société qui continue à vivre selon les présupposés du temps de l’esclavage, c’est-à-dire dans le racisme et la discrimination. Il suffit de voir ce qui se passe de nos jours, en pleine période électorale, avec ces violentes manifestations contre les nordestinos [4]. C’est pour cela que nous devons nous souvenir, souvenir, souvenir, nous souvenir de ce qui est né du processus esclavagiste en terres brésiliennes.

Depuis le jour où les Portugais décidèrent d’utiliser une main d’oeuvre esclave ici, dans le Nouveau Monde, il devint nécessaire de créer une idéologie qui puisse légitimer cette idée absurde. Il était plus qu’évident que l’élite coloniale ne pouvait pas se contenter de dire qu’il s’agissait d’une mesure « économique » nécessaire pour garantir ses profits. Le mieux était donc de diffuser l’idée selon laquelle les noirs étaient d’une race inférieure, comme les indiens, des êtres de seconde classe auxquels il était égal d’être esclave. Ou mieux, il était simplement naturel qu’ils le soient, esclaves. Ainsi fut-il répété, répété, répété. Le ciment prit. Il prit tellement bien que 300 années d’esclavage passèrent, jusqu’à ce que les esclaves eux-mêmes – descendants de générations n’ayant jamais connu la liberté – y croient à leur tour.

Par la suite, avec la fin de l’esclavage, et une fois que fut solidement garantie l’accumulation du capital des familles des colons, cette idéologie continua à faire des ravages. Les noirs devenus libres restèrent nus. Il n’existait pas de politique d’intégration pour cette multitude de gens qui, soudain, devenaient libres. Beaucoup, déjà âgés, ne savaient pas comment vendre leur force de travail et déambulaient dans les rues, mendiant par ci, par là. C’est pour eux que le système créa de nouveaux mots : fainéants, vagabonds, marginaux. Dans les grandes villes, ils allèrent se réfugier dans les collines, cherchant un endroit où mourir, puisque l’État les avait abandonnés.

Et ainsi, une fois qu’ils furent des millions, l’élite ne pouvant plus effacer la présence des noirs dans la vie nationale, elle décida alors qu’il était nécessaire de « blanchir » le pays, dans la mesure où conformément aux idées développées par leur lobby, la race noire constituerait toujours un des facteurs de l’infériorité du pays. C’est-à-dire qu’après avoir utilisé la force de travail des noirs pour asseoir sa fortune, l’élite les considéra comme la cause de la déliquescence de la nation brésilienne. Le cynisme est parfois proche de la bêtise.

Depuis lors, des sociologues, des anthropologues et des spécialistes des sciences sociales se sont penchés sur ce qu’ils appelèrent, et appellent encore, la « question noire », cherchant à réfléchir ainsi ainsi les éléments racistes et les préjugés de cette idéologie. Face à cette forme différenciée de capitulation idéologique, le sociologue Guerreiro Ramos [5] braque sa mitraillette verbale sur plusieurs questions : « Pourquoi le noir est-il un problème ? Qu’est ce qui le rend un problème ? Une condition humaine n’est élevée au rang de problème que si elle ne cadre pas avec un idéal, une valeur, une norme. Si on colle le mot “problème” au noir, c’est parce qu’il est anormal. Ce qui rend problématique la situation d’un noir est que celui-ci a la peau noire. Ceci apparaît comme l’anormalité à soigner. » Ramos rappelle que ce fut la supériorité européenne durant le processus de colonisation qui créa cette catégories Celle-ci fut alors dite « pathologique » par opposition à modèle esthétique dit « normal », qui érigea en norme que seul le blanc peut être beau. « C’est une terrible aliénation qui ne prend pas en compte la réalité locale. Notre pays est un pays de noirs. »

Guerreiro Ramos estime que tant que les chercheurs brésiliens ne se libéreront pas d’un point de vue eurocentrique duquel ils sont captifs, il leur sera difficile de parler du racisme et de la discrimination des noirs dans ce pays. Les auteurs les plus encensés, comme Gilberto Freire [6] et Nina Rodrigues [7] par exemple, décrivirent le noir comme exotique, problématique, non-brésilien. Euclides de Cunha [8] croyait que le mélange des races était préjudiciable et que le métissage menait à notre perte, quand bien même il pouvait être transcendé et sauvé par la civilisation. C’était presque une thèse du “blanchiment” comme étape de l’intégration de la nation. Oliveira Viana [9] arriva à la conclusion que l’infériorité serait passagère car la tendance du métissage serait de nous blanchir.

Dans la thèse défendue par Guerreiro Ramos, au contraire, la conclusion est l’affirmation quotidienne de la condition noire, le niger sum, « je suis noir » [10], modifiant sa signification dialectique dans une société où tous semblent vouloir être blancs du fait de la prégnance de l’idéologie. « Je suis noir, identifié comme tel par ce corps qui est le mien, je considère ma conscience ethnique comme un des facteurs de ma dignité. » Lui aussi essaya durant sa vie entière d’ôter aux noirs l’idée même qu’il y avait une « question noire ». « Le noir au Brésil est le peuple même, le noir n’est pas une part étrangère de notre démographie. »

Le mouvement noir actuel au Brésil a mis autant que possible en application cette thèse d’affirmation quotidienne, mais il est difficile de faire table rase de siècles d’idéologie. D’autant que l’on constate dans quelques ONG, l’idée selon laquelle les noirs ont besoin de programmes de lutte contre la pauvreté, comme ceux qui, avec l’argent de fondations étrangères – celui de Ford, Kellog et autres, qui sont pourtant responsables de la condition de vie périphérique de notre peuple – font la promotion de cours de coiffure pour les femmes noires, et de cours de serveur pour les hommes noirs, comme s’ils ne pouvaient qu’exercer ces professions.

Les quotas raciaux firent beaucoup avancer la dialectisation de la question raciale au Brésil, alors qu’un racisme toujours vivant et important se manifestait de différentes manières. Par exemple, des étudiants blancs engagèrent un procès contre la réforme, comme si les quotas n’étaient pas déjà une réalité dans les universités. La différence était qu’auparavant ces quotas étaient encore réservés aux étudiants suivant un cursus particulier, ceux nés avec une cuillère d’argent dans la bouche, qjiu ne voulaient pas « partager » leur vie universitaire avec ceux qu’ils considéraient encore comme « inférieurs », devenant les symboles de l’enracinement de cette idéologie née des temps coloniaux.

De plus, le système capitaliste a été prompt à coopter les idées et les étendards du mouvement noir, transformant l’idée de l’affirmation raciale en produit commercial. On a pu le remarquer dans des revues spécialisées, qui ont fini par mettre en avant les noirs, mais toujours selon les critères capitalistes, c’est-à-dire de consommation et d’esthétique.

C’est pour toutes ces raisons que le souvenir de Zumbi nous est si inconfortable. Ce ne fut pas sans motifs qu’à Florianopolis, la Chambre municipale refusa la proposition de transformer en jour férié ce Jour de la Conscience Noire. Car quand on parle de Zumbi de Palmares, on parle d’un autre mode d’organisation de la vie, autogestionnaire, coopératif, solidaire, communautaire, on parle d’autres formes de beauté et de relations aux choses. Quand on parle de Zumbi, on parle de lutte aguerrie, armée, rebelle. Car dans son histoire de leader de Palmares, il rejeta la reddition, la comédie de classe, la capitulation. Jusqu’à la fin il suivit la maxime « niger sum » (je suis noir), alors que pour l’élite blanche et raciste il personnalisait le « mauvais exemple ». Il valait mieux l’oublier, ou à la limite le transformer en produit commercial.

Ce Jour de la Conscience Noire nous interpelle de plusieurs manières, nous incitant à réfléchir au chemin restant à parcourir dans le processus de destruction de cette idéologie raciste que l’on nous a inculqué depuis l’époque coloniale.

Vive Zumbi et vive cette puissante idée d’affirmation de Guerreiro Ramos : je suis noir, je suis le peuple brésilien !

— 

Blog d’Elaine Tavares - www.eteia.blogspot.com
Amérique Latine Libre - www.iela.ufsc.br
« Desacato » (informations alternatives) - www.desacato.info
Pauvres et indigents - www.pobresenojentas.blogspot.com
Agence alternative d’informations populaires - www.agecon.org.br

Notes

[1Zumbi de Palmares fut l’un des chefs de guerre les plus importants du royaume autonome des Palmares, fondé au XVIIe siècle par des esclaves insurgés dans le nord-est du Brésil.

[2La montagne Barriga était un territoire autonome d’esclaves libres où vivaient aussi des Indiens, des Mulâtres et de nombreux Blancs.

[3Le Quilombo désigne les villages et communautés formés par les esclaves en fuite dans les régions reculées à l’intérieur des terres.

[4Peu après la victoire de Dilma Rousseff à la présidence du Brésil en novembre 2010, élue grâce en partie au vote des habitants du Nord-est du Brésil, les nordestinos, les partisans du candidat perdant José Serra commencèrent à les dénigrer violemment. Les perdants accusèrent ces habitants d’idiotie, d’analphabétisme, soit une forme de racisme et de discrimination envers cette région très métissée.

[5Guerreiro Ramos (1915-1982), sociologue et homme politique , promoteur d’une réforme agraire et de nationalisations. Il est l’auteur entre autres d’une Introduction critique à la sociologie brésilienne, 1957.

[6Gilberto Freire (1900-1987), sociologue, anthropologue, historien, écrivain et peintre brésilien, très connu pour ses ouvrages, notamment Maîtres et esclaves (1933) et Interprétation du Brésil (1957)

[7Raimundo Nina Rodrigues (1862-1906), médecin légiste, psychiatre, anthropologue et professeur brésilien.

[8Euclides de Cunha (1866-1909), écrivain, sociologue, journaliste, historien, géographe, poète et ingénieur brésilien.

[9Oliveira Viana (1883-1951), professeur, juriste, historien et sociologue brésilien.

[10Similaire à l’idée de négritude, terme forgé par Aimé Césaire, et reconnu par divers intellectuels (entre autres Léopold Sedar Senghor) après la Seconde guerre mondiale en France. D’après Senghor, la négritude est « l’ensemble des valeurs culturelles de l’Afrique noire », « la négritude est un fait, une culture. C’est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie et d’Océanie. » Pour Césaire, « ce mot désigne en premier lieu le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique. »