Il est minuit et demi, ce 16 septembre 2024. Nous sommes au point de passage de Tarajal séparant la ville de Fnideq à 310 kilomètres de Rabat, dans le nord-ouest du Maroc, et l’enclave espagnole de Ceuta — Sebta pour les Marocains. Des bruits de bottes, le crissement des pneus et les gyrophares des véhicules brisent le calme de la nuit. Une armada de forces de l’ordre marocaine bloque tout accès à cette frontière européenne sur territoire africain. Canons à eau, véhicules de la police nationale, estafettes des Forces auxiliaires, policiers en civil ou en tenue officielle, tous attendent on ne sait qui et le préfet de police de la ville, en personne, supervise l’opération. Policiers et médias restent tétanisés sur place. La frontière parait ainsi telle une scène de l’absurde.
« Le Grand Exode »
Depuis trois jours, entre deux et trois mille agents des forces de l’ordre marocaines guettent l’arrivée de candidats à l’émigration irrégulière. Sur les réseaux sociaux, et notamment sur TikTok, des influenceurs du Hrig (littéralement « brûler la frontière ») ont lancé l’idée d’une tentative massive d’émigration vers l’Espagne, le 15 septembre 2024, à partir de Fnideq. Des centaines et des centaines de jeunes Marocains ainsi que des migrants subsahariens ont afflué, s’affrontant avec la police.
Ce qu’on appelle désormais les « Évènements du 15-09 » ont mis à rude épreuve le dispositif de surveillance de cette frontière entre l’Union européenne (UE) et le Maroc, son partenaire dans « l’externalisation » des immigrés [1]. Plages fermées au public, front de mer barricadé, quartiers militarisés, barrages à l’entrée de la ville sont les signes visibles de cet emballement sécuritaire. Cette volonté d’émigration irrégulière collective témoigne aussi du mal-être de la jeunesse marocaine et surtout des 1,5 million de NEETs (les 15-24 ans n’étant ni en l’emploi, ni en études, ni en formation) sur 5,9 millions de jeunes de cette tranche d’âge.
Généalogie d’un « Hrig »
Le modus operandi du « 15-09 » — une émigration massive annoncée publiquement — a été inauguré le 16 mai 2021. Lors de cette journée, le pouvoir marocain avait desserré sensiblement la surveillance de cette frontière terrestre, en raison de tensions dans ses relations diplomatiques avec l’Espagne, autour du conflit du Sahara occidental. Huit mille à dix mille migrants avaient franchi la barrière de Sebta à la nage ou en sautant par-dessus la barrière. La majorité des adultes seront alors refoulés par les autorités espagnoles, les mineurs, 1 500 environ, ont pu rester en grande partie dans l’enclave, avant de rejoindre le continent européen. Depuis cette date, une route migratoire a été ouverte pour les Marocains, notamment les résidents du nord.
Mais, pour accéder à Ceuta et à Mellila, ils doivent obtenir un visa. Auparavant, les 500 000 habitants de villes du nord (Tétouan, Martil et Fnideq et M’diq) et les 180 000 de la ville de Nador et sa région étaient exemptés de « visa Schengen » [2], à condition de faire l’aller et retour le jour même. Cela permettait aux résidents concernés de commercer avec la ville de Ceuta. La même situation prévalait au niveau de l’autre enclave, Mellila. « Quand la frontière était ouverte, personne ne pensait à prendre la mer ou à migrer de cette manière. Autrefois, les gens partaient travailler à Sebta avec seulement des papiers, d’autres sans », explique Nabil Bazzi, président de la section de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) à Fnideq-M’diq.
Pour les chercheurs spécialisés dans les migrations Mehdi Alioua et Chadia Arab, Ceuta et Melilla sont des « pièges à migrants ». Elles représentent le « vestige du colonialisme européen en Afrique » avec son double principe : « Interdiction de passer pour les uns, autorisation pour les autres lorsque cela profite aux intérêts de l’ancien comptoir colonial. » [3]
Pourtant Fnideq et Nador sont connectés historiquement, humainement et économiquement, avec leurs deux villes espagnoles jumelles, Ceuta et Melilla. Nabil Bazzi souligne combien cette rupture abrupte a changé la vie des habitants de sa ville et de toute la zone :
La fermeture a créé une crise sanitaire. Les habitants de la région se soignaient durant des décennies principalement à Sebta. Même les médicaments étaient achetés à Sebta car les prix sont 70 % moins chers. Tout s’est arrêté avec un effet sur la vie quotidienne.
Conséquence de ce changement brutal : parmi les 77 000 habitants de Fnideq, plusieurs familles vendent leurs maisons et déménagent vers d’autres villes. Quant aux jeunes, ils persistent et se risquent dans le Hrig.
En 2022-2023, une émigration individuelle à la nage a démarré, depuis les côtes de ces localités pour atteindre Ceuta. L’année 2024 connaît un pic avec 5 000 tentatives, jusqu’à juin 2024, selon les données recueillies par l’Observatoire du nord pour les droits humains (ONDH). Son président, Mohamed Bensaissa, nous explique le circuit emprunté par les jeunes lors de ce départ :
Deux routes maritimes peuvent être empruntées. La moins risquée nécessite de nager entre 10 à 15 heures sur une longueur de 10 kilomètres, à partir de la plage de Fnideq. Si l’émigrant tente sa chance depuis Belyouch [localité à 5 km de Fnideq], il peut faire la traversée en deux heures mais avec le gros risque d’affronter les courants marins et les rochers tout au long de cette distance.
Cet acteur associatif et enseignant de philosophie au lycée a vu partir plusieurs de ses élèves ces derniers mois. Par ailleurs, et dans ces petites villes du nord, les commerçants de matériel de natation connaissent une floraison. Lors d’un tour dans les marchés aux puces à Fnideq, nous remarquons les magasins proposant à la vente combinaisons, palmes, lunettes de natation usagées.
Août 2024 marque un tournant. En raison des conditions climatiques favorables, 2 000 essais de départ sont enregistrés, selon l’ONDH. « Les tentatives quotidiennes sont passées de 120 par jour en juin à 700 par jour en août, en raison des tentatives collectives », note Bensaissa. L’Observatoire a recensé 50 morts et disparus entre janvier et août 2024. Le bilan est provisoire.
Fait notable : la présence massive des mineurs non accompagnés, 300 enfants en août d’après les autorités espagnoles. Ils partent à la nage ou à bord de petits canots pneumatiques ou même des bouées de piscine. Des moyens rudimentaires qui en disent long sur la volonté de ce « grand exode » périlleux. Le succès relatif et médiatisé de ceux qui ont réussi à arriver dans les enclaves espagnoles au cours de ce mois a alimenté la discussion sur les réseaux sociaux et notamment TikTok, autour d’une nouvelle tentative de masse. D’où l’appel du 15 septembre. Ce qui s’apparentait à une boutade s’est transformé en une crise migratoire et sociale au Maroc, mettant en péril un système frontalier colonial, à l’œuvre depuis des décennies.
À la recherche des enfants disparus
Retour à la frontière ce soir du 16 septembre. Il est 2 heures du matin. Parmi les acteurs de cette longue nuit, des parents à la recherche de leurs enfants embarqués dans le mouvement du « 15-09 ». Hamid vient de Mohammedia, ville côtière se trouvant à 350 km de Fnideq ; ce maçon de profession est au bord de l’effondrement.« Mon fils est lycéen, je lui achetais tout ce qu’il voulait. Je ne comprends pas pourquoi il est parti », s’interroge ce père désemparé. Il passera des heures à demander de ses nouvelles auprès du quartier général des forces de l’ordre, installé près de la frontière. À l’image d’une dizaine de parents venus des quatre coins du pays à la recherche de leurs enfants. Narjis, résidente à Fnideq, cherche son petit frère disparu depuis la matinée. « Il a 15 ans, des voisins nous ont dit qu’il avait été déplacé vers Beni Mellal [au centre du Maroc], mais je ne suis pas sûre », explique-t-elle, résignée.
Ces déplacements forcés ont été la mesure punitive, hors de tout cadre légal, choisie par les pouvoirs publics durant cette crise. Les jeunes sont éloignés des villes frontalières vers d’autres localités se trouvant au centre et au sud du pays. Cette pratique arbitraire est menée depuis une décennie à l’encontre des émigrants irréguliers subsahariens, arrêtés près des frontières ou même dans des villes comme Rabat. Durant les 72 heures d’affrontement du « 15-09 », elle a également touché les haraga habitant Fnideq. Malgré la forte mobilisation policière, le système frontalier autour de l’enclave de Ceuta a vacillé, par moments.
Signe d’une fébrilité, les Forces auxiliaires, spécialisées dans la gestion des frontières au nord et au sud du pays, ont dû faire appel aux renforts de la police nationale, de la gendarmerie royale et dans certaines situations de l’armée de terre et de la marine royale. Tout le système sécuritaire du pays a été mobilisé comme en témoignent le filtrage et les arrestations des jeunes dans les transports et près des gares routières et ferroviaires dans plusieurs villes du centre du pays. Les officiels espagnols, à Ceuta et à Madrid, se sont relayés, tel le ministre des affaires étrangères, José Manuel Albares, pour saluer « le travail effectué par les forces de sécurité marocaines pour contenir l’importante vague de migrants clandestins, qui a touché en particulier la frontière de Ceuta » [4].
Hassan Ammari, président de l’Association marocaine d’aide aux migrants en situation vulnérable (AMSV) observe comme militant et surtout en tant que membre de la campagne internationale #AbolishFrontex ces évènements : « Le système pensé par l’agence Frontex a atteint ses limites. L’externalisation et la militarisation étaient à leur zénith, mais les flux continuent avec l’usage de la violence. »
Le système actuel conduit, depuis plus de deux décennies, à une gestion répressive quasi routinière visant les sans-papiers étrangers. Ces derniers essaient de passer par petits groupes composés de dizaines voire de centaines d’immigrants ouest-africains, près des collines et des forêts, aux alentours de Ceuta. Mohammed Charef, professeur d’université à Agadir et expert onusien des migrations, rappelle que « la situation de Fnideq n’est pas exceptionnelle. Aujourd’hui, les murs sont dressés sur plusieurs zones frontalières, avec des barricades autour des villes de passages ou de transit ». Le chercheur s’inquiète des limites de cette industrialisation du système de surveillance : « Malgré la mobilisation de moyens, on ne peut pas arrêter l’immigration. Le degré de surveillance des frontières est aujourd’hui énorme. Je ne vois pas comment on peut aller plus loin. »
Criminalisation de l’émigration
En plus de la mobilisation sécuritaire sur le terrain, les services de sécurité ont procédé à des arrestations préventives d’une centaine de jeunes avant et durant la semaine des évènements. Cent cinquante-deux personnes ont été interpellées pour « incitation à l’émigration irrégulière via les moyens de communication ». La police nationale déploie ainsi son système très développé de surveillance de la communication numérique pour procéder à ces arrestations, dans plus de huit villes marocaines. Dès le 1er octobre, les premières condamnations tombent du tribunal de première instance (TPI) de Tétouan (à 35 km de Fnideq). La main de la justice est lourde. Cinquante-deux accusés écopent de peine d’emprisonnement allant de 2 à 9 mois de prison ferme et des amendes financières (90 euros).
Le bilan de l’opération du côté marocain fait état de l’arrestation de 4 455 personnes dont 3 795 Marocains adultes et 141 mineurs ainsi que 541 étrangers. « Cette vaste opération sécuritaire a été émaillée d’accusations de violations de droits humains de certaines personnes arrêtées. Nous avons enregistré la diffusion de photos montrant des traces de violentes à l’encontre de jeunes », regrette l’AMDH Fnideq-M’diq. Ces photos qui ont fuité ont choqué. Elles montrent des jeunes portant uniquement leurs sous-vêtements, tandis que des traces des coups reçus apparaissent sur leur dos. Plusieurs témoignages recueillis dans le cadre de notre reportage font état de la destruction des téléphones portables des personnes arrêtées et de la violence par des forces de l’ordre. Des accusations confirmées par les vidéos partagées sur les réseaux sociaux les jours suivant le 15 septembre 2024. Pour Hassan Ammari :
ce système sécuritaire n’apporte pas de réponse à la crise sociale et de développement socio-économique du pays. Sans un débat public marocain, franc et démocratique, sur les migrations et les mobilités, on ne peut pas venir à bout de ce drame migratoire qui se joue aux frontières.
Émeutes urbaines
La nuit de Fnideq est blanche ce 16 septembre 2024. Nous nous déplaçons vers le centre de la ville, il est 3 heures du matin. Des groupes de jeunes, las d’attendre une faille dans les cordons de sécurité installés par les forces de l’ordre, caillassent des véhicules de la police nationale. Les forces de l’ordre procèdent à des arrestations. Les émeutiers se replient dans les ruelles du centre de la ville. Ils préparent un assaut final en soirée. Armés de cailloux, ils attaquent une colonne des Forces auxiliaires. Ces derniers, pris au piège, sont obligés de se replier et de quitter le centre-ville. Des jeunes sont pourchassés par des policiers en civil. Une femme leur lance depuis son balcon : « Monte mon fils, je t’ouvre la porte ».
Désormais, quelques centaines d’hommes en uniformes stationnent tous les soirs à attendre d’éventuelles tentatives. Des parents errent près du poste frontalier cherchant des nouvelles de leurs fils et filles. Dans le silence de la nuit, seul existe le bruit des moteurs des autobus déplaçant de force les jeunes haragas.
Aujourd’hui, les habitants pansent leurs blessures et cherchent les personnes disparues en mer ou près des grillages. « Après la fin de cet été mouvementé, les jeunes habitants reprendront certainement les tentatives individuelles cet automne et hiver », prévoit Bensaissa de l’ONDH. [5] Côté autorités marocaines et espagnoles, on agite bâton et carotte. Les associations européennes et notamment espagnoles sortent leurs chéquiers afin de lancer dans l’urgence des projets « pour convaincre les jeunes NEET du nord des dangers de l’immigration irrégulière [6] ». Sur place, les autorités marocaines maintiennent une force de dissuasion contre les émigrants. Gymnase et centres sportifs sont utilisés comme lieux d’hébergement des hommes en uniforme, prêts à protéger une des dernières frontières coloniales et terrestres de l’Europe en Afrique, Fnideq-Ceuta.