Ce texte, publié originellement en anglais par OpenDemocracy, a été traduit par Anne Le Meur, traductrice bénévole de rinoceros.
Un rapprochement peut être fait entre les diverses insurrections sociales qui ont eu lieu dans des pays comme la Thaïlande, la Grèce, l’Inde et la Chine ; celles-ci pouvant être considérées comme une réponse à un processus mondial qui engendre une inégalité et exclusion extrêmes.
Le 18 mai 2010, l’armée thaïlandaise est entrée en action pour expulser les « chemises rouges » des camps de résistance qu’ils avaient construits et occupés pendant un mois dans le centre huppé de Bangkok. Cinq personnes sont mortes durant l’opération, qui a réussi (du moins pour le moment) à disperser les foules. Dans une dernière action tout en symbole, des contestataires vêtus de rouge ont allumé des feux dans quelques-uns de ces immeubles ultra-modernes qui avaient servi de toile de fond à leur occupation de la zone. La bourse de Bangkok, les grandes banques et les centres commerciaux (dont Central World, l’un des plus grands de toute l’Asie du Sud-Est) ont été en prise aux flammes.
Reste à savoir quelles seront les conséquences politiques de ces révoltes sur la longue crise démocratique que connaît la Thaïlande depuis qu’en septembre 2006, le gouvernement de Thaksin Shinawatra a été renversé par un coup d’État militaire. De fortes inégalités sociales sous-tendent l’instabilité persistante de ces dernières années et constituent un facteur clé de cette crise, même si selon certains observateurs bien informés, cette analyse doit être nuancée en tenant compte de l’histoire politique complexe de la Thaïlande depuis plusieurs décennies (voir Tyrell Haberkorn, « La transformation politique de la Thaïlande », 14 avril 2010).
Dans l’insurrection politique de la Thaïlande, comme dans de nombreux autres mouvements similaires, le bourgeonnement revendicatif dépasse de loin ses racines sociales initiales : des étudiants privilégiés, des militants armés et même des politiciens milliardaires se sont joints au mouvement. Mais cette crise n’en demeure pas moins l’expression d’une population marginalisée et majoritairement rurale, cherchant à dénoncer son manque de pouvoir et à clamer son besoin de justice.
C’est une crise thaïlandaise qui reflète des réalités thaïlandaises. Et si ces problèmes, aigus en termes politiques et sociaux dans un pays majeur de cette région du globe, retiennent quelque peu l’attention du monde en dehors de l’Asie, c’est essentiellement en raison de l’intensité de la violence constatée. Or, ce qui arrive en Thaïlande ne peut être véritablement compris sans établir de lien avec des événements et une dynamique perceptible dans d’autres parties du monde (voir « A tale of two paradigms », 25 juin 2009).
Les événements survenus en Thaïlande et d’autres similaires mériteraient d’être rapprochés et considérés comme une tendance globale significative, ce qui est encore trop rarement fait. Pourtant, un telle mise en abîme permettrait de comprendre les troubles actuels (voir « A world on the edge », 29 janvier 2009).
L’arc du mécontentement
Les événements de Bangkok (et, rappelons-le, d’autres régions de la Thaïlande) ont chronologiquement fait suite aux protestations certes moins concentrées, mais tout aussi turbulentes auxquelles on a assisté à Athènes et ailleurs en Grèce. En avril 2010, alors que le plan d’austérité était débattu, puis mis en application par le gouvernement d’Athènes sous l’égide du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Union européenne, plusieurs manifestations ont eu lieu, auxquelles des dizaines de milliers de Grecs ont participé (voir Ulrike Guérot, « Germany, Greece, and Europe’s future », 13 avril 2010). Que ce soit à Athènes ou à Bangkok, les manifestations sont complexes et syncrétiques ; certains participants recherchent la violence, quoi qu’il arrive. Mais il y a aussi un fort ressentiment de la part des employés d’un secteur public sous pression et de ceux qui travaillent pour les bénéficiaires d’un système de richesses qui ne semble que peu affecté par une crise de plus en plus profonde.
Le rapprochement entre Bangkok et Athènes peut paraître improbable, mais il ne l’est peut-être pas tant lorsque l’on pense aux événements qui surviennent actuellement en Chine et en Inde. Fin 2009, l’Académie des Sciences sociales de Chine a publié une étude sur les problèmes sociaux qui commencent à apparaître dans le pays, sans parler des innombrables cas (rarement révélés) de manifestations sociales dans les villes (voir Shirong Chen, « Social unrest ’on the rise’ in China », BBC News, 21 décembre 2009).
L’étude citait six grandes manifestations, qui ont réuni des dizaines de milliers de participants, et mettait l’accent sur l’écart de richesses croissant entre la ville et la campagne. La Chine a certes vu sa croissance économique atteindre des taux remarquables depuis 1990, mais il est clair que seules une frange minoritaire de la population en a bénéficié, principalement dans les villes (voir Wei Jingsheng, « China’s political tunnel », 22 janvier 2009). Et même dans ces villes, des millions de travailleurs migrants qui ont quitté leurs villages vivent misérablement et dans l’insécurité (voir « China and India : heartlands of global protest », 7 août 2008).
En Inde, la guérilla maoïste naxalite continue de grandir. Une action dévastatrice a été menée juste deux jours avant que les troupes thaïlandaises ne se déploient dans Bangkok contre les chemises rouges. Dans le district de Dantewada, dans l’état de Chhattisgarh, les militants naxalites ont utilisé un engin explosif pour détruire un bus censé transporter du personnel de sécurité armé. L’attaque a tué trente personnes, dont des civils (voir « India reviews anti-Maoist policy », BBC News, 18 mai 2010). Cet attentat succède à une attaque encore plus puissante dans le même district, le 6 avril 2010, quand les naxalites ont tué soixante-treize soldats paramilitaires d’État et leur chauffeur (voir « Chronology of Major Naxal attacks », Hindustan Times, 17 mai 2010).
Le gouvernement indien a répondu à l’insurrection par une opération militaire appelée « Green Hunt » et a déployé plus de 50 000 soldats paramilitaires dans cinq États indiens. Mais après la dernière attaque des naxalites, certains États ont demandé instamment au gouvernement de New Delhi d’aller plus loin, en mobilisant l’armée indienne et même en utilisant l’armée de l’air pour assaillir les rebelles.
Une telle escalade de violence est peu probable, car l’armée indienne ne tient surtout pas à être responsable de ce qu’elle considère comme un problème d’insécurité intérieure. Certains officiers de l’armée parmi les plus âgés, ainsi que leurs chefs politiques, ne sont que trop conscients que la révolte des naxalites trouve ses racines dans la profonde marginalisation de plusieurs millions de gens dans les communautés indiennes les plus pauvres. Dans le contexte actuel de violence, il ne serait que trop aisé de labelliser les naxalites comme terroristes (voir « India’s 21st-century war », 5 novembre 2009).
Une situation commune
Dans ces quatre pays - la Thaïlande, la Chine, l’Inde et la Grèce -, la donne n’est pas exactement la même ; cependant, leurs situations respectives illustrent l’émergence d’un schéma plus général, avec pour point commun un sentiment profond et largement partagé de marginalisation (voir « A world in revolt », 12 février 2009).
L’ampleur de la polarisation ici en cause est frappante. Dans le monde, on compte aujourd’hui 800 « milliardaires en dollars » et 7 millions de « millionnaires en dollars », alors que près de la moitié de la population mondiale, soit 3 milliards d’individus, survit avec moins de deux dollars par jour (voir Kul Chandra Gautam, « Weapons or Well-being ? », IPS TerraViva, 13 mai 2010).
Les quarante dernière années d’une économie de marché de plus en plus globalisée ont certes pu créer de la croissance économique, mais les preuves sont nombreuses qui attestent que ce modèle dominant a largement échoué en termes de justice socio-économique et de liberté, malgré tous les grands discours (voir « Beyond ‘liddism’ : towards real global security », 1er avril 2010).
Dans le même temps, on a assisté à des progrès bienvenus et largement répandus dans les domaines de l’éducation, de l’alphabétisation et des communications. Cette transformation très impressionnante dans presque la majeure partie des pays du Sud – à mettre surtout au crédit des efforts personnels de millions de personnes - a permis à son tour aux individus de prendre de plus en plus conscience qu’ils vivaient une situation commune : à savoir qu’ils se trouvent au bord du précipice, dans une insécurité permanente et même dans la misère la plus complète (voir Göran Therborn, « The killing-fields of inequality », 6 avril 2009).
Voilà ce qui relie des cas aussi disparates et aussi éloignés géographiquement que l’Inde, la Thaïlande, la Chine et la Grèce. Cela éclaire les actions de ceux qui soutiennent (par exemple) les révoltes des maoïstes au Népal et des zapatistes au Mexique. En aucun cas, ces contestations ne sont toutes vouées à la violence, même si l’un des effets de la marginalisation est l’augmentation de la criminalité dans des villes comme Rio de Janeiro (voir Rodrigo de Almeida, « Brazil : the shadow of urban war », 18 juillet 2007).
De tels phénomènes incitent certaines élites à prendre tout un arsenal de mesures sécuritaires dans le but illusoire de contrôler les masses, quand elles ne se barricadent pas dans des communautés sécurisées, comme Heritage Park, une ville de 200 hectares privés près du Cap, en Afrique du Sud, entourée d’une clôture électrique de 33 000 volt et dotée de sa propre police (voir “A tale of two towns”, 21 juin 2007).
Une vague rouge
La « révolte des marges », qui est le point commun de ces divers cas, sera encore plus significative si l’on y ajoute cet autre facteur crucial qu’est l’impact du changement climatique. Car il affectera gravement des milliards d’individus dans les pays du Sud. Les chemises rouges de Bangkok ont tiré l’alarme sur une dystopie naissante qui pourrait devenir encore plus grave avec les bouleversement environnementaux.
Si les événements d’avril et de mai 2010 à Bangkok sont un indice de ce qui pourrait advenir, ils sont aussi un avertissement : des moyens doivent être trouvés. La politique qui consiste à protéger les élites mondiales au sein des murs d’une forteresse ne peut pas aboutir. L’alternative c’est la recherche d’une sécurité durable reposant sur la justice. À ce titre, la crise thaïlandaise est un test pour l’avenir du monde.
Paul Rogers est professeur au sein du département des études sur la paix de l’université de Bradford, au Royaume-Uni. Parmi ses publications figurent "Why We’re Losing the War on Terror" (Polity, 2007) et "Losing Control : Global Security in the 21st Century" (Pluto Press, 3e édition, 2010).