C’est l’histoire d’une valse à trois temps qui est en train de devenir l’hymne d’une jeunesse arabe. « Telk Qadeya » (« Ceci est une cause ») est le dernier single de Cairokee, groupe de rock égyptien « avec une touche de fantaisie » (« with a twist »), selon leur propre expression. La chanson est sortie le 30 novembre 2023, presque deux mois après le début de la guerre génocidaire sur Gaza. L’annonce en a été faite sur les comptes officiels du groupe sans fioriture ni discours grandiloquent. Mais la chanson a fait plus d’un million de vues sur la seule chaîne YouTube du groupe, et a été reprise fin décembre par la chaîne libanaise Al-Mayadeen, illustrée par des vidéos de bombardements à Gaza. Si les mots « Gaza » ou « Palestine » ne figurent nulle part dans le texte, tout le monde sait bien de quoi il est question, et quel ordre mondial — mis à nu par la situation dans les territoires occupés — cette chanson vient pointer du doigt.
Largement partagé depuis sa sortie, le titre se retrouve sur les comptes des réseaux sociaux des Palestiniens de Gaza, adopté par ceux-là mêmes dont il souhaitait porter la voix. Le groupe a d’ailleurs été invité à l’interpréter sur scène durant la cérémonie de clôture du festival égyptien du film d’El-Gouna, le 21 décembre 2023, où, contrairement au Red Sea Film Festival de Djeddah programmé quelques jours plus tôt, l’actualité palestinienne était fortement présente.
De la révolution égyptienne à la Palestine
À travers son nouveau titre « Telk Qadeya », Cairokee renoue ainsi avec sa tradition de chanson politique. Formé en 2003 au Caire, le groupe a commencé à connaître un large succès en 2011, en signant la chanson qui deviendra la bande originale de la révolution du 25 janvier 2011, « Sout Al Horeya » (« La voix de la liberté »), en collaboration avec l’acteur et chanteur Hany Adel, à l’époque membre du groupe Wust El Balad. Le clip a été filmé sur la place Tahrir au lendemain du départ de Hosni Moubarak.
Depuis, Cairokee a connu de nombreux succès sans cependant échapper à la censure, notamment pour son album No’ta Beeda (« Point blanc ») en 2017 qui n’a pas été commercialisé en Égypte. Car contrairement à d’autres, le groupe a refusé toute compromission avec le régime du président Abdel Fattah Al-Sissi. Et c’est dans la fidélité à ses premiers engagements que sort aujourd’hui la chanson « Telk Qadeya », dont les paroles sont signées Mostafa Ibrahim, le « poète mélancolique de la révolution égyptienne ».
Exclus de l’espèce humaine
Au fil des vers, la chanson dresse un état des lieux cru de la situation politique pour souligner l’étendue du fossé qui s’est creusé depuis le 7 octobre :
Être un ange de blanc vêtuAvec une moitié de conscienceFaire cas du mouvement des libertésFaire fi des mouvements de libérationAux morts prodiguer son affectionSelon leur nationalitéÇa c’est une choseEt ça c’en est une autre
Les paroles ne se contentent pas de relever l’indignation sélective et les doubles standards d’un monde occidental qui a exclu les Palestiniens de l’espèce humaine, « comme si la terre qui les revêt/Ne venait pas de la planète terre ». Elles pointent également la logique inhérente à cette partie du monde qui se gargarise de combats sociétaux devenus les marqueurs d’une évolution morale dont l’Occident aurait l’exclusivité, tout en restant insensible au sort d’êtres humains en dehors de sa sphère culturelle. « Ça c’est une chose/Et ça c’en est une autre », martèle la chanson face à celui qui va « secourir des tortues marines/Et tuer des animaux humains » [1], ou à cet autre qui appelle « son concierge "gardien" Aux côtés d’une armée qui abat des écoles » [2].
Rupture consommée
La bande originale de ce constat est servie par la voix grave et posée du leader du groupe Amir Eid qui, pendant la première partie du morceau, interpelle l’Autre. Mais à mesure que la musique va crescendo, qu’un rythme oriental vient se mêler à celui de la valse et que les violons entrent en scène, la voix du chanteur monte dans les aigus. Son interlocuteur change d’identité : il ne s’adresse plus à celui qui « renvoie dos à dos/La victime et le bourreau/En tout honneur, intégrité/Et en toute neutralité » — référence sarcastique au discours médiatique qui se drape d’objectivité pour justifier l’invisibilisation des massacres en cours —, il parle avec celui qui « surgit des décombres » et lui dit :
Tu rassembles tes restes et tu te batsEt tu montres à ce monde hypocriteComment fonctionne la loi de la junglePar où passe le chemin de la libertéEt par où on attaque un char
En faisant explicitement référence à la lutte armée, la chanson interroge les normes légales que l’Occident a lui-même mises en place, et qu’il est le premier à contester. Elle entérine le refus de dépendre des détenteurs d’un discours creux n’ayant que de piètres condamnations à présenter « pour arrêter le carnage ».
Il n’est nullement question ici d’appeler à la démission. Juste ne plus rien attendre du camp d’en face : « Qu’importe que le monde se taise/Tu mourras libre et sans te rendre ». Deux paradigmes s’opposent, « Car ça c’est une chose/Et là c’est un combat », conclut la voix du chanteur, avant de s’évanouir dans un solo à la guitare électrique empreint de notes de blues.
Dès la sortie de « Telk Qadeya », la traduction anglaise du poème a été diffusée par Cairokee avec la chanson. L’image illustrant le single montre un buste de la statue de la Liberté à deux têtes, dénotant le double discours, au milieu d’un tableau rouge sang. Un message on ne peut plus limpide pour qui veut bien l’entendre.
Traduction du texte de la chanson "Telk Qadeya" par Nada Yafi :Secourir des tortues de merTuer des animaux humainsÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreÊtre un ange de blanc vêtuAvec une moitié de conscienceFaire cas du mouvement des libertésFaire fi des mouvements de libérationAux morts prodiguer son affectionSelon leur nationalitéÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreComment être civiliséSatisfaire à tous les critèresAvoir un langage mesuréSe plaire à embrasser les arbresAppeler son concierge « gardien »Aux côtés d’une armée qui abat des écolesSe voir éclaboussé de sangEt dire que tout le monde est victimeÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreComment puis-je croire en ce mondeQui vous parle d’humanitéQuand une mère pleure son enfantMort de faimOu sous les bombesUn monde qui renvoie dos à dosLa victime et le bourreauEn tout honneur, intégritéEt en toute neutralitéÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreComment pourrais-je dormir en paixComment me boucher les oreillesLorsqu’une famille entièreEst enterrée dans sa maisonEt qu’on empêche les secoursComme si la terre qui les revêtNe venait pas de la planète terreÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreHabiter une vaste prisonAux cellules de feu et de cendresEt pouvoir surgir des décombresEn s’arrachant à ses blessuresPour rendre gorge à l’assaillantPour dire à ce monde hypocriteC’est là votre loi de la jungleTrouver la voie de la libertéSavoir pulvériser un charÇa c’est une choseEt ça c’en est une autreQu’importe que le monde se taiseTu mourras libre et sans te rendrePour que des générations à venirApprennent à défendre une causeÀ quoi bon adjurer le mondePour qu’il dénonce et qu’il condamneIl peut condamner à sa guiseMais pour arrêter le carnageRéduire la poudre et le fracasRamener la lumière du matinCondamner ne suffira pasCar ça c’est une choseEt là c’est un combat