Retour à la campagne pour les migrants

Julia M. Trujillo

, par ALAI

 

Cet article a été publié initialement en espagnol dans le n° 460 (novembre 2010) de la revue América Latina en Movimiento, intitulé Migraciones : Hacia la ciudadanía universal. Il a été traduit par Charlotte Renard, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Des milliers de travailleurs migrants latino-américains ne voyagent plus seulement aux États-Unis à la recherche d’un pays d’accueil, mais également dans leur propre région et aussi dans les pays d’Europe. On compte par centaines les témoignages terrifiants de personnes parties de leur pays à la recherche de meilleures conditions de vie et d’opportunités de travail.

Selon les différentes études réalisées, les migrants sont en majorité des travailleurs des champs et de la ville, mais beaucoup sont des professionnels qualifiés.

Il y a 20 ou 30 ans, c’étaient les gens les plus décidés qui migraient, ceux qui déjà étaient en contact d’une façon ou d’une autre avec le lieu vers lequel ils se rendaient. Ces personnes avaient plus de 30 ans. Cela a bien changé aujourd’hui. Le sexe, l’âge, le statut social et l’origine des migrants sont divers. Une paysanne chef de famille, qui laisse ses enfants aux bons soins d’un autre membre de sa famille, migre tout autant que des jeunes de 18 à 20 ans.

Certains le font dans l’idée de revenir après avoir amassé un capital suffisant pour se lancer dans une activité commerciale ou productive, d’autres le font pour un certain temps et d’autres… ne souhaitent pas retourner dans leur pays natal.

De 2001 à 2004, le nombre de migrants d’Amérique centrale entrés légalement au Mexique a diminué, alors que le nombre de sans-papiers a augmenté dans la même période, selon une enquête réalisée en 2006 par Paulina Alvarado Hernández de l’Université de Monterrey. L’Institut National des Migrations (INM) a enregistré l’entrée de 144 346 personnes qui n’avaient pas sur eux de papiers, soit 6,3% du total, alors qu’en 2004, ce chiffre avait grimpé à 12,5% (204 113 entrées).

Le contexte international

L’impact des différences sociales à l’intérieur du système capitaliste mondialisé contribue à fragmenter la mémoire collective de nos peuples. Le monde moderne d’aujourd’hui tourne rapidement au rythme du développement technologique, économique, politique et social.

Nos pays se voient submergés à l’intérieur par un système capitaliste mondialisé dans lequel on signe des accords commerciaux locaux et transnationaux, et dans lequel l’abyssal fossé de l’inégalité économique interdépendante continue de s’élargir. Les pays développés s’enrichissent aux dépens de nos pays « sous-développés ».

Dans ce contexte, de plus en plus de personnes se déplacent aussi bien à l’intérieur de nos pays qu’à l’international, à la recherche de meilleures opportunités de travail leur permettant de vivre dignement.

Nos villages, et principalement les communautés rurales d’Amérique latine, en ressentent l’impact. Julio Buendía, coordinateur de la Mobilité Humaine pour Caritas Salvador, en décrit un exemple : « Cette escalade des migrations a provoqué le phénomène des villages fantômes. Beaucoup de communes de La Unión, San Miguel et Morazán sont peuplées de personnes du troisième âge qui s’occupent de leurs petits-enfants pendant que les jeunes ne font qu’attendre le saut vers le Nord. »

« Les gens de la campagne en route vers le pays attractif, ou vers une autre région de leur pays, se consacrent à la vente informelle, comme par exemple au Salvador où de nombreux nicaraguayens tiennent boutique depuis leurs charrettes sans rester aux mêmes endroits… ils se déplacent dans les rues de San Miguel, de Santa Rosa de Lima et de San Salvador. Ils sont agents de sécurité, mécaniciens ou font des travaux domestiques, et ceux que l’on trouve dans les zones agricoles s’appellent défricheurs, tous à la recherche d’un travail qui les rende dignes. », fait remarquer Buendía.

Le développement local de nos villages et la souveraineté alimentaire

Pour la Vía Campesina, la seule alternative dans le contexte actuel pour éradiquer la faim et réduire la pauvreté est de passer par le développement économique local. Une façon d’atteindre ce développement dans les zones rurales est de créer des circuits locaux de production et de consommation dans lesquels les familles des agriculteurs vendent leurs produits et achètent ce qui est indispensable dans leurs propres localités. L’argent circule plusieurs fois dans l’économie locale, générant de l’emploi dans les villages et permettant aux agriculteurs de gagner leur vie. Si au contraire, ce que produisent les agriculteurs est exporté, aux prix du marché international (prix bas), et si ce qu’ils achètent est majoritairement importé (à prix élevés), tous les bénéfices du travail sont soustraits à l’économie locale et contribuent uniquement au développement des économies éloignées. Par conséquent, la souveraineté alimentaire, et l’accent qu’elle implique sur les économies et les marchés locaux, est essentielle pour lutter contre la faim et la pauvreté.

Les familles des ouvriers agricoles et des petits producteurs vivent dans des conditions de pauvreté, marquées par une alimentation insuffisante, un logement précaire, une santé menacée, une éducation déficiente, des loisirs dénaturés par l’alcool, un machisme exacerbé, l’absence de tout sécurité sociale, une mentalité dépendante, une migration constante, etc.

Nous sommes conscients que notre héritage historique de modèle capitaliste agro-exportateur dépendant est difficile à dépasser à court terme.

Les causes de la pauvreté à la campagne sont structurelles et sont liées à la répartition des revenus, au manque d’accès aux technologies, aux services de base et aux infrastructures productives, au manque d’accès direct aux marchés et à l’absence de participation aux bénéfices de la valeur ajoutée dans les filières.

Quelques propositions à développer

Sauver la culture de la vie et du travail de nos grands-parents paysans, qui parvenaient à vivre jusqu’à cent ans, en consommant suffisamment de produits frais, variés et sans polluants chimiques, en conservant leurs propres semences paysannes, avec une diversification de leur production et une exploitation rationnelle des eaux, des sols et des espèces, constitue un réel défi. Nous proposons pour cela de revenir vers les connaissances et les expériences des paysans qui préservent encore ou se rappellent de cette culture traditionnelle du travail et de la vie, pour réaliser des échanges entre les familles et les communautés elles-mêmes.

Développer au niveau local un modèle de production, de collecte et de commercialisation des aliments de base que consomme la population dans une approche de souveraineté alimentaire et de genre, en partant du renforcement de l’organisation et de l’appropriation de la gestion de petits/es producteurs/trices organisés en coopératives constitue un second défi. Ces liens doivent être basés sur une économie solidaire, avec la participation de femmes qui y joueraient un rôle essentiel de production, de collecte et de distribution.

Beaucoup de familles paysannes voient dans la mise en place d’initiatives entrepreneuriales la seule réponse au manque de travail. Cependant, tout comme ce qui se passe dans le secteur agricole, le manque de capital d’investissement ainsi que le manque d’assistance technique et de formation commerciale rend réellement difficile la mise en œuvre et la durabilité de nombreuses entreprises familiales et/ou communautaires.

Par conséquent, la création de fonds spéciaux de crédit revêt une importance primordiale pour les producteurs, les techniciens, les professionnels, les femmes, les retraités, les jeunes entrepreneurs qui, à la campagne, produisent des aliments et génèrent des emplois aux salaires dignes, échangent des connaissances, diversifient la production agro-écologique, développent les associations paysannes et renforcent les organisations paysannes.

Il est également indispensable de développer des programmes éducatifs dans tous les chefs-lieux, comme des baccalauréats techniques agricoles écologiques et des jardins scolaires dans les écoles primaires de toutes les communautés. Chaque école devrait pouvoir compter sur au moins un technicien agricole ayant le soutien des institutions de l’État et des universités, chargé du jardin et de donner des informations techniques aux enfants, et également chargé de soutenir les petits producteurs des alentours.

Améliorer le rendement de la production agricole dans les zones rurales :
 Récupérer et revaloriser les savoirs traditionnels de production agricole.
 Introduire des pratiques de productions adéquates et d’agriculture durable.
 Développer des techniques et des pratiques de conservation des sols et de reforestation pour réduire la vulnérabilité environnementale et l’érosion.
 Inclure l’approche de genre, comme moyen pour dépasser l’exclusion et la discrimination des femmes.
 Promouvoir l’accès aux sources de financement, à l’assistance technique spécialisée et aux matières premières agropastorales.
 Améliorer et renforcer les structures des organisations paysannes autour de la production.
 Renforcer les institutions locales et nationales pour la formulation et l’impulsion de politiques de développement rural.
 Améliorer l’intervention et renforcer les entités locales de la société civile qui travaillent avec la population pour le développement économique local.
Pour faciliter l’accès aux produits alimentaires de base pour la population des zones urbaines périphériques :
 Promouvoir l’alliance entre les entités destinées à la commercialisation, les coopératives, les institutions locales et les consommateurs/trices, pour la consolidation et diversification de l’offre de produits agricoles du panier alimentaire de base.
 Promouvoir la recherche et l’ouverture de canaux alternatifs de commercialisation sans perdre de vue les marchés traditionnels.
 Soutenir la création d’associations civiles autour du thème de la consommation des céréales de base dans les zones urbaines marginales.
 Soutenir les associations de vendeurs/euses et commerçants de céréales de base.
 Promouvoir les activités destinées aux consommateurs/trices organisés/ées pour faire prendre conscience de la consommation de produits nationaux et insister sur cela.

À l’absence de canaux de commercialisation s’ajoute la dépendance excessive envers les grandes entreprises ou envers un large secteur d’intermédiaires, ce qui a provoqué la pénurie artificielle sur les marchés urbains, et l’augmentation des prix pour le consommateur (jusqu’à 300%) lors des périodes critiques. L’absence de groupes de consommateurs/trices organisés dans les quartiers des villes liée à ce problème des canaux de commercialisation des produits du panier alimentaire de base laisse le champ libre aux usuriers et aux entreprises intermédiaires sans scrupules.

Il est ainsi nécessaire de développer le commerce équitable, où les producteurs associés en confédération sont en relation directe avec les consommateurs organisés en coopératives de consommation, syndicats, églises, etc. C’est un travail sur le court terme que nous devons développer à partir des organisations locales. Il faut pour cela établir des Centres de Distribution Communautaire, à travers une planification de l’offre et de la demande des produits de consommation de base, autogérés par les habitants eux-mêmes.

Nous devons de la même façon créer des entreprises paysannes associatives pour mettre en place des usines de transformation des produits agricoles afin que le producteur direct bénéficie de la valeur ajoutée dans toute la chaîne de valeur. Le producteur ne sera ainsi plus le seul à produire des matières premières à des prix inférieurs aux coûts de production.

Une autre tâche qu’on ne peut pas repousser est d’encourager la participation et l’appropriation des femmes dans ces processus, pour renforcer leur condition et leur position dans les chaînes de l’économie solidaire.

Il faut favoriser, à travers les écoles des organisations paysannes, l’apprentissage et la formation des coopératives agricoles, sur entre autres les droits des travailleurs/euses de la campagne, le renforcement de l’organisation et la gestion de leurs coopératives, le droit à la souveraineté alimentaire, les droits des femmes paysannes, l’égalité des sexes, la terre et le territoire, la production technique dans une approche agro-écologique, etc.

Le développement économique local consiste fondamentalement à favoriser les sources de richesse et les ressources existantes dans les territoires, en général à l’échelon municipal. On peut le définir comme un processus organisé, planifié et concerté d’accumulation locale ou de création de richesses dans une localité. Le principal objectif du développement économique local à la campagne est d’accroître le bien-être de la population des territoires ruraux à travers la dynamisation et la recherche de la compétitivité. On doit créer des opportunités pour améliorer l’économie familiale et locale à travers la mise en œuvre de stratégies de développement qui permettent la réussite d’un développement effectif et équilibré, à partir du local et pour le local.

Julia M. Trujillo est la directrice de l’ Escuela Campesina Francisco Morazán de Nicaragua (l’Ecole Paysanne Francisco Morazán du Nicaragua).