Résister au coup d’État numérique : stopper la progression de la surveillance numérique

, par Association pour le progrès des communications (APC) , MULA Vanessa (trad.)

Il y a un an, lorsque l’armée myanmaraise a envoyé des tanks dans les rues, et rassemblé des fonctionnaires et des militants, elle a coupé l’accès à internet, aux réseaux de téléphonie mobile, fait fermer la radio, ainsi que les chaînes de télévision. Pendant que ses actions plongeaient le pays dans un désert communicationnel, la junte a lancé des actions concertées contre les mesures de protection en ligne, déjà affaiblies, dans le but de restreindre la liberté d’expression ainsi que l’échange informationnel. Aujourd’hui, l’armée redouble d’efforts pour resserrer le contrôle autoritaire de la sphère internet, tout en usant de mesures de répression, et en commettant des violations graves des droits de l’homme. C’est un coup d’État digital, et le monde doit résister.

Des manifestants levant trois doigts à Yangon
Crédits : Maung Sun via Wikimedia Commons, (CC BY-SA 4.0)

Les coupures internet continuent d’être utilisées comme moyen de dissimuler les violations graves des droits de l’homme. Peu de temps après le coup d’État, pendant presque 3 mois, l’armée a imposé une coupure internet quasi-totale dans tout le pays – avec entre autres, la suspension des communications nocturnes et des médias en ligne ainsi qu’une restriction d’accès aux plateformes de messagerie. Les Myanmarais ne pouvaient plus communiquer avec leurs proches, partager des informations, témoigner des violations des droits de l’homme, ou demander de l’aide en cas d’urgence. En violation des principes de neutralité du Net et de l’Internet ouvert, la junte n’a pas appliqué cette coupure à sa propre « liste blanche » d’organisations et de sociétés, leur donnant accès à internet, pendant que le reste du pays devait faire face aux conséquences de ces coupures discriminatoires et arbitraires. L’armée continue de procéder à des coupures régionales – en particulier dans les zones où ont lieu des conflits armés, pour tenter de dissimuler les centaines de témoignages d’agressions, de tueries, d’arrestations, de détentions, de disparitions forcées, de mauvais traitements, de tortures, de mises à mort par le feu, et de violences à caractère sexuel commis par la junte.

Le contrôle des opérateurs de télécommunication et le recours abusif aux technologies de surveillance permet de contrôler et de cibler plus largement les individus. Reuters a récemment rapporté que l’armée myanmaraise avait approuvé en privé la vente de Telenor Myanmar à M1 Group et au groupe Shwe Byain Phyu, qui a des liens avec l’armée – ce dernier étant l’actionnaire majoritaire. Si la vente a lieu, trois des quatre opérateurs de télécommunication de Myanmar seront directement contrôlés par la junte – parmi lesquels Myanmar Posts and Telecommunications (MPT) et Telecom International Myanmar Company Limited (MyTel). D’après une déclaration de Telenor, son départ serait dû à des pressions insistantes faites aux opérateurs pour qu’ils activent leur équipement et leur technologie de surveillance par interception pour le compte des autorités de Myanmar. Cela peut faire supposer, que, par la suite, tous les opérateurs du pays – y compris le quatrième, Ooredoo – vont activer leur technologie de surveillance sur leurs réseaux. Grâce à la surveillance mise en place et d’autres actions en ce sens, ces efforts ciblés permettront à l’armée d’avoir la mainmise sur tous les services réseaux et d’intensifier les violations du droit à la vie privée et à la sécurité. Pourtant, de façon troublante, aucun acteur du secteur des télécommunications n’a mis en place les mesures d’urgence indispensables à la protection des données et à la vie privée des utilisateurs. Le groupe Telenor, en particulier, avait gagné la confiance des gens grâce à son engagement passé pour les droits de l’homme ainsi que ses révélations publiques concernant les coupures et les ordres donnés par l’armée. Ces utilisateurs - dont des militants, des journalistes et d’autres personnes exposées - risquent de voir leurs données transférées à un groupe proche de l’armée à cause de la cession irresponsable des activités commerciales de Telenor au Myanmar.

Les moyens légaux sont détournés afin d’étouffer la liberté d’expression, d’information et le droit à la vie privée des personnes. En amendant la loi sur la radiodiffusion (Broadcasting Law) et en ressortant une loi de cybersécurité (Cybersecurity Law) antérieurement rejetée, l’armée va intensifier la censure en ligne. La loi sur la radiodiffusion permet en effet de criminaliser tout discours considéré comme inadmissible par l’armée sur un large éventail de médias - entre autres, la radio, la télévision, les réseaux sociaux vidéo ou audio, et les sites internet - avec une peine pouvant aller jusqu’à 3 ans d’emprisonnement. Pendant ce temps, le projet de loi sur la radiodiffusion accorde aux autorités – dont le ministre de la Défense, détenant un triste record de violations menant à des crimes internationaux graves – des pouvoirs de réglementation démesurés leur permettant de censurer des contenus en ligne, d’exiger des fournisseurs d’accès qu’ils communiquent des données personnelles, et de contrôler les plateformes et les services en ligne par le biais de souscriptions et de conditions de licence exagérées et obligatoires. Les arrestations de plus en plus nombreuses sous le prétexte d’utilisation illégale d’un réseau privé virtuel ne semblent pas suffisantes pour l’armée, puisque le projet de loi propose de pénaliser cette utilisation avec une peine maximale de 3 ans d’emprisonnement, portant plus encore atteinte à l’un des derniers outils de protection et de sécurité existant encore pour les Myanmarais. 

Le prix monte et les exigences contraignantes en matière de données rendent l’accès à internet de plus en plus difficile. En décembre 2021, dans une tentative de rendre l’accès au télécommunication inabordable pour le peuple, l’armée a forcé les opérateurs de télécommunication à augmenter les prix de façon significative en matière de consommation de données et d’appels, doublant le prix des données mobiles, et augmentant le coût des appels téléphoniques de presque 25 % – impactant sensiblement une population déjà confrontée à une crise du secteur bancaire. En janvier 2022, la junte a aggravé la hausse du coût de la connectivité par le biais d’une augmentation de 10 % de la taxe sur les fournisseurs de données mobiles – ce qui a ensuite augmenté plus encore le prix payé par les clients – et d’une taxe commerciale de 20 000 kyats (11 dollars américains) sur les activations de carte SIM, les conditions pour l’enregistrement de nouvelles cartes SIM devenant ainsi encore plus contraignantes. Au moment où, confrontés à un coup d’état et une pandémie, les habitants du pays ont le plus besoin de connectivité, ces manipulations érigent des barrières infranchissables en matière d’accès internet pour le Myanmarais moyen.

Le harcèlement et la diffusion d’incitation à la violence en ligne répandent la peur et l’insécurité. On rapporte toujours l’activité grandissante des membres de l’armée ou de personnes liées à l’armée sur les plateformes de réseaux sociaux, qu’ils s’approprient pour poster des messages de haine et inciter à la violence contre les personnes soutenant l’opposition au coup d’état. Même avant le coup d’État, les échecs de modération des contenus sur des plateformes telles que Facebook et YouTube ont favorisé les discours haineux et l’incitation à la violence en ligne. Sous la pression de la société civile, Facebook a désactivé des centaines de comptes liés à l’armée et a renforcé ses mesures de modération. Après avoir été bloqués de Facebook, de plus en plus de militaires et de figures liées à l’armée détournent maintenant des services et des plateformes moins contrôlés pour amplifier un régime de peur et d’agression en ligne, passant notamment par des menaces de mort sur TikTok, et la divulgation de données personnelles sur Telegram. Par contre, la junte procède à des contrôles sur des personnes dont ils fouillent les appareils, ce qui mène souvent, en toute impunité, à des arrestations, des détentions et à des agressions. Pendant que les plateformes technologiques tergiversent en matière de modération, les atteintes à la vie privée et à la sécurité prolifèrent.

Après un an d’efforts concertés destinés à contrôler et manipuler la vie en ligne et hors ligne de millions de Myanmarais, la junte a préparé le terrain, et son coup d’État digital est aujourd’hui plus violent et agressif que jamais – visant à écraser les derniers vestiges déjà éprouvés des droits associatifs, d’expression, à la vie privée, à l’information et à la sécurité. Sous les yeux du monde, l’armée de Myanmar est très près d’atteindre son but, qui consiste à s’arroger un contrôle absolu des espaces digitaux. 

La communauté internationale, les entreprises technologiques, les plateformes, et les opérateurs de réseau doivent soutenir les Myanmarais et résister au coup d’état digital. Nous devons déclarer l’armée de Myanmar responsable de violations graves des droits de l’homme, violations qu’elle continue de commettre. La communauté internationale doit :

  • Condamner publiquement les attaques continuelles lancées par la junte myanmaraise sur les espaces civiques et réagir contre les violations de droits – parmi lesquels la liberté d’expression, d’information, associative, le droit à la vie privée et à la sécurité.
  • Soutenir les appels aux sanctions ciblées contre l’armée ainsi que contre les personnes et sociétés liées à l’armée, dont celles ayant pour objectif de restreindre la vente et la fourniture de technologies pouvant être utilisées comme moyens de surveillance.
  • Pousser les entreprises à imposer le respect des normes internationales aux sociétés responsables.
  • Maintenir et étendre le soutien à la société civile, humanitaire et aux autres acteurs travaillant à la défense des droits de l’homme au Myanmar.

Les entreprises de télécommunications et technologiques de Myanmar doivent :

  • Immédiatement mettre en place des mesures de protection des données ainsi que de la vie privée pour résister aux actions de plus en plus nombreuses visant à étendre la surveillance, la censure, et la violation de droits.
  • Faire preuve de la diligence requise en observant l’engagement public sincère à respecter le droit international en matière de droits de l’homme lors de la création ou d’un changement de politique notamment sur la protection des données et la modération de contenus.
  • Mettre en place des politiques guidées par l’engagement public sincère et basées sur le droit international en matière de droits de l’homme. 

Tous les jours, le peuple de Myanmar continue d’endurer des attaques croissantes sur fond de répression et de violence. Le coup d’État est à la fois en ligne et hors ligne. La communauté internationale et les entreprises doivent résister. L’inaction perpétuelle coûte des vies.

Voir l’article original en anglais sur le site APC

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Cet article, initialement publié en anglais le 8 février 2022 sur le site d’APC sous licence Creative Common (Attribution 4.0 International - CC BY 4.0), a été traduit par Vanessa Mula et relu par Virginie de Amorim, traductrices bénévoles, pour ritimo.
Il est également disponible en anglais sur notre site.