Quand les économistes ferment le robinet

, par Africa is a Country , AKALLAH Jethron Ayumbah, KASINA Faith, NDUTA Irene, WILSON Adrian

L’accès à l’eau est terriblement inégal à Nairobi. La Banque mondiale, la Nairobi Water Company et les économistes du développement exploitent ce contexte injuste pour faire des expérimentations sur les Kényan·es pauvres.

Ritimo propose ici un résumé de l’article à consulter dans son intégralité en anglais sur le site de Africa’s a country.

Photographie d’une personne recueillant l’eau potable au robinet.

Deux économistes du développement étatsuniens ont publié dans un rapport conjoint avec la Banque mondiale des résultats qui ont provoqué l’indignation générale : afin de contraindre les propriétaires de Kayole-Soweto, un quartier assez pauvre de la capitale kényane, à payer leur facture d’eau, ces deux chercheurs proposent de couper l’accès à l’eau de façon aléatoire les logements à faibles revenus.

Les inégalités d’accès à l’eau au Kenya remontent à l’époque coloniale, entre quartiers riches (habités à l’époque par les colons) et quartiers pauvres. Dans ces derniers, les habitant·es doivent aujourd’hui acheter à des revendeurs de l’eau supposément potable, pendant que dans les quartiers riches, on paye une fraction de ce que les plus pauvres déboursent. Les projets d’amélioration du système de distribution de l’eau, « copier-coller » de nombreux autres projets de développement néolibéral dans les Suds, n’ont fait qu’aggraver ces inégalités.

Le projet de distribution d’eau, financé par la Banque mondiale au Kenya entre 2016 et 2018, se fonde sur l’allocation de prêts aux futur·es usager·es avec un taux d’intérêt de 19 %, payable directement par téléphone portable. Cependant, les canalisations de distribution d’eau n’ont pas été enterrées suffisamment profondément, les canalisations d’évacuation des eaux usées, trop étroites, se bouchent fréquemment ; et le remboursement du prêt accordé pour le raccordement à l’eau semble être au mieux opaque, au pire criminel : aucun reçu n’est remis, les gens payent et leur argent disparaît sans que leur facture apparaisse comme réglée. De plus, l’eau est rationnée et les usager·es n’y ont accès que quelques heures par semaine, au mieux, sans compter que la qualité de cette eau laisse à désirer (salée, trouble, etc). Les gens doivent donc payer pour un service défaillant et un « non-accès » à l’eau.

C’est dans ce contexte que l’étude des deux économistes étatsuniens intervient, afin « d’améliorer l’efficacité de la collecte des paiements ». Selon eux, le problème ne réside pas dans ce qui vient d’être détaillé plus haut, mais bien dans le non-paiement des factures par les usager·es, ce qui sape les revenus de la Nairobi Water Company et l’empêche d’assurer l’approvisionnement en eau. La méthode punitive testée par ces chercheurs : un test aléatoire sous contrôle. Cette méthode consiste à diviser la population entre un groupe qui reçoit le « traitement » (c’est-à-dire, la méthode préconisée pour résoudre le problème) et un autre « de contrôle » qui ne le reçoit pas, et de comparer les résultats – une méthode qui a été fortement critiquée pour son expérimentation sur des populations pauvres. Dans le cas kényan, les chercheurs ont coupé l’accès à l’eau pour le groupe recevant le « traitement », et pas pour l’autre. Résultat : couper l’accès à l’eau a un effet positif sur le paiement des factures.

Cette expérimentation, déjà moralement douteuse dans un contexte de service public fonctionnel, l’est encore plus dans le contexte de dysfonctionnement catastrophique de l’approvisionnement en eau dans les quartiers pauvres. Tout d’abord, la question du consentement à participer l’expérimentation se pose. Ensuite, tandis que les résultats publiés assurent qu’aucun tort n’a été causé, les témoignages recueillis à Nairobi affirment pourtant que cette coupure d’eau a signifié des conditions de vie indignes pour les habitant·es.

Ainsi, la combinaison d’injustices historiques, de projets néolibéraux financés par la Banque mondiale et d’expérimentations d’économistes qui traitent les Kényan·es pauvres comme des cobayes, est une nouvelle fois une recette désastreuse qui reflète le visage le plus laid du marché capitaliste, insensible à la détresse des plus pauvres. Depuis l’an 2000, la Banque mondiale a fait un pas de côté par rapport aux plans d’ajustement structurel imposés aux nations africaines dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui, elle se concentre sur ce genre de projets néolibéraux, centrés sur le financement par les usager·es elleux-mêmes par le biais d’emprunts auprès de banques privées. Il est effrayant, par ailleurs, de constater le niveau de pouvoir que les universitaires occidentaux sont capables d’exercer sur des populations précaires comme celles des quartiers pauvres de Nairobi, sans garde-fou éthique qui vaille.

La justice hydrique, telle qu’inscrite dans la Constitution kényane de 2010, doit devenir une réalité pour les plus pauvres, qui vivent dans les quartiers urbains précaires. Pour faire écho aux mots du Centre de Justice Sociale Mathare : « “maji ni uhai, maji ni haki”— l’eau c’est la vie, l’eau est un droit. »

Lire l’article complet en anglais sur le site de Africa’s a country

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L’article complet, dont le résumé est présenté ici par ritimo, a été publié le 11 janvier 2024 sur le site de Africa is a country sous licence (CC BY 4.0).