Lula et le cordial « fascisme à la brésilienne »

José Arbex Jr

 

Ce texte, publié originellement en portugais par Caros Amigos, a été traduit par Isabelle Miranda, traductrice bénévole pour rinoceros.

 

Du calme. On ne prétend pas affirmer, ici, que Luiz Inácio Lula da Silva préside un gouvernement fasciste, ni qu’il sympathise personnellement avec Adolf ou Benito.

C’est bien plus compliqué que cela. Au lieu d’atténuer les caractéristiques fascistoïdes de l’Etat brésilien, le gouvernement Lula les a accentuées indépendamment de ses intentions, à l’inverse de ce que suggèrent les apparences. Nous vivons la barbarie au quotidien, mais nous sommes satisfaits d’acheter une nouvelle voiture, une télé 42 pouces et la dernière version de l’iPhone. Et en secret, nous allons même jusqu’à croire que le futur proche du Brésil sera radieux. Ça ne va pas du tout.

Les statistiques sur l’extrême violence policière, associées à l’action des escadrons de la mort et des milices contre les populations de jeunes et de travailleurs qui vivent dans les favelas et les périphéries, constituent une manifestation indiscutable de barbarie. Si, en octobre 1992, le massacre de 111 détenus de la prison de Carandiru, à São Paulo, a suscité beaucoup d’émotion, aujourd’hui le nombre des exécutions s’élèvent à un Carandiru par jour, selon des estimations de l’ONU. Les faits sont sans précédent. L’État brésilien pratique une politique de terrorisme contre les travailleurs et les jeunes de la ville et de la campagne, et ce de façon directe et indirecte (non seulement à travers la violence physique mais aussi par des mesures typiques de régimes racistes, comme l’utilisation de l’expédient inconstitutionnel du « mandat de perquisition collectif » dans les favelas).

Bien sûr, il n’est pas juste d’attribuer au gouvernement Lula la mise en place de ce cadre général de terrorisme d’État. Il est partie intégrante de l’histoire du pays - des 4 siècles d’esclavage officiel à l’actuelle pratique d’esclavage officieux, en passant par les massacres de Palmares et de Canudos, les politiques « hygiéniques » du début du 20e siècle, les actions de la Gestapo de Filinto Müller sous la dictature de Vargas, et la dictature militaire de 1964 à 1985. OK. Mais il est juste d’affirmer que le gouvernement Lula a reculé de manière inacceptable devant les attaques de la droite fascistoïde, en particulier en ce qui concerne le Plan national des droits humains, notamment sur les items relatifs à la recherche et au châtiment des responsables de tortures et assassinats sous la dictature. Le même appareil répressif, ainsi assez souvent que les mêmes assassins et les mêmes tortionnaires, sont derrière les morts et exécutions actuelles.

Il ne s’agit pas « seulement » d’un problème moral, aussi répugnant soit-il, mais aussi d’un problème politique. Lula a fait marche arrière parce que son gouvernement est un gouvernement de conciliation des classes. Plus précisément, c’est un gouvernement ancré d’un côté dans le capital financier, et soutenu de l’autre côté par des classes et secteurs sociaux qui, tout au long de l’histoire, ont été considérés comme une espèce de « déchet humain », le « sous-prolétariat » selon la définition de Paul Singer : un contingent de travailleurs non qualifiés, sans titre professionnel et aux très faibles revenus, qui constitue la moitié de la population économiquement active.

S’il y avait une enquête sur les responsables des crimes de la dictature, la Justice devrait condamner une grande partie des actuels défenseurs du gouvernement Lula, parmi lesquels les grands patrons qui ont financé l’Opération Banderantes, ainsi que les politiques qui aujourd’hui font partie de l’alliance au pouvoir (à commencer par José Sarney, président de l’ARENA, le parti de la dictature).

Le jeu orchestré par Lula, qui mobilise avec efficacité les deux extrémités du spectre social (le capital financier et le « sous-prolétariat »), représente quelque chose de nouveau dans la politique brésilienne : l’ouverture d’une possibilité apparente d’améliorer la répartition des revenus et d’étendre la démocratie, dans le cadre de l’ordre et du respect des règles du jeu financier international. Cette caractérisation est le fait du sociologue André Singer (porte-parole du gouvernement Lula lors de son premier mandat), dans son texte « Les bases sociales du lulisme », publié en décembre 2009.

Le « lulisme », dit Singer, a été une réaction face aux trois défaites électorales successives subies par Lula (en 1989, 1994 et 1998), lorsqu’il devint clair que ni lui ni le Parti des Travailleurs (PT) ne bénéficiaient du soutien du « sous-prolétariat ». Ces secteurs, à l’inverse de ce que l’on pourrait imaginer, étaient hostiles au PT, à la Centrale Unique des Travailleurs (CUT) et aux mouvements grévistes, parce qu’ils estimaient qu’ils aggravaient la crise économique et, en conséquence, leurs propres conditions de vie (Singer démontre méticuleusement cette hypothèse par des études, sondages et votes réalisés à l’époque.)

Lula en personne admettait que la base de soutien électoral du PT était constituée de fonctionnaires, de la classe moyenne instruite et des ouvriers qualifiés (ayant un contrat de travail). En 1989, le « sous-prolétariat » a voté pour Fernando Collor de Mello, « le chasseur des maharajas », davantage par méfiance envers le discours socialiste de Lula ainsi que par sentiment général de vengeance « contre les riches », que Collor avait promis de punir. En 1994 et en 1998, ce sont la stabilité du « Plan Real » et l’idée d’ordre de Fernando Henrique Cardoso (bénéficiant toujours du soutien du capital financier et des précieux services des médias, en particulier celui du groupe Rede Globo) qui ont séduit le « sous-prolétariat » et une partie de la classe moyenne pour mettre en échec le candidat du PT.

Le « petit Lula de paix et d’amour » de la « Lettre aux Brésiliens » de 2002, qui affirmait son engagement inébranlable envers le capital financier, démontrait déjà son éloignement du programme initial du PT. Son complément, le Programme Zéro Faim, était destiné au « sous-prolétariat ». L’essence de ce que serait son administration a été révélée lors de son discours de prise de fonction, le 1er janvier 2003, au Congrès National : sur un total de 3 824 mots, le terme « travailleurs » n’apparaît que trois fois. Il n’y a, dans son discours, pas un seul appel à la mobilisation populaire, remplacée par les idées de « collaboration », de « générosité du peuple », de « foi dans le lendemain », de « joie de vivre », de « patience », de « persévérance », etc. Les travailleurs sont encouragés à maintenir une posture passive et résignée, tandis que les initiatives de la vie politique sont entre les mains des chefs de Brasilia.