Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance

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Une gestion démocratique et solidaire des communs ? Banques communautaires de développement au Brésil

, par FRANÇA FILHO Genauto , GUERIN Isabelle, HILLENKAMP Isabelle , VASCONCELOS Ósia

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Face aux dérives persistantes de la financiarisation, y compris dans les politiques dites « d’inclusion de financière [1] », émerge l’idée d’élargir le concept de commun à la finance. [2] Les banques communautaires de développement (BCD), qui se sont multipliées au Brésil depuis le début des années 2000, représentent un cas d’école. [3] Dans le prolongement de cette littérature, cet article analyse les modalités de gestion de services financiers comme commun.

Une femme fait un retrait d’argent dans la Banque Palmas (État du Ceará, Brésil).
Crédit : Pmorizio (CC BY-SA 2.0)

Lors de la II e Rencontre nationale du réseau brésilien des Banques Communautaires de Développement (BCD), en avril 2007, à Caucaia (Ceará), les BCD se sont autodéfinies comme « des services financiers solidaires en réseau, de nature associative et communautaire, tournés vers la génération de travail et de revenus dans une perspective de réorganisation des économies locales, ayant pour base les principes de l’économie solidaire ». [4]

Leur origine remonte à l’expérience de la Banque Palmas, qui naît en 1998 d’un processus d’auto-organisation des habitants d’un quartier populaire dans la périphérie de la ville de Fortaleza au nord-est du pays. Elle s’inscrit dans la lutte politique pour l’émancipation de ces habitants constitués en association, face au stigmate et aux multiples déficits en services urbains et sociaux d’un territoire qui a grandi comme une favela. La constitution postérieure d’un réseau brésilien de BCD a été, dans une grande mesure, le fruit du soutien et de l’expansion des activités de la Banque Palmas, mais aussi d’une série d’institutions, principalement de la société civile, universitaires et gouvernementales.

Le réseau des BCD compte en 2017 un peu plus d’une centaine d’entités. Dans l’ensemble, les BCD naissent et sont structurées à partir de dynamiques associatives locales visant conjointement la création puis le maintien de richesses au sein de territoires marginalisés (contrairement au microcrédit qui vise des individus) et d’une culture politique démocratique, via l’auto-organisation, mais aussi le dialogue avec un ensemble d’institutions et de forces politiques environnantes. Les actions menées incluent l’offre diversifiée de microcrédit (consommation, logement, initiatives productives individuelles ou collectives, etc.), la création et la circulation de monnaies sociales, [5] y compris électroniques, l’accompagnement dans l’usage des microcrédits et la création ou le renforcement d’entreprises, la mise à disposition de « correspondants bancaires » permettant d’effectuer des opérations sur les comptes de banques publiques qui ne possèdent pas d’agences sur place, la « sensibilisation communautaire » à travers la formation des personnes, l’animation de forums locaux de discussion sur les problèmes communs, la création de réseaux de commerçants ou de producteurs, l’organisation de foires, l’accès à des marchés publics, etc. Par ailleurs, la réalisation régulière de diagnostics et cartographies sur les richesses territoriales créées facilite l’adaptation des méthodes et des outils à des contextes en transformation permanente. Le modèle est celui d’un nouvel associationnisme, articulant étroitement logiques d’action socio-économiques, sociopolitiques et socioculturelles autour d’une pratique de gestion qui peut être décrite à partir de trois grands principes : un ancrage territorial, une pratique démocratique et une finalité de solidarité.

L’ancrage territorial fait référence aux multiples formes par lesquelles une BCD s’insère dans les logiques d’action collective et dans la demande et l’offre de services de son territoire en vue de contribuer à leur développement. [...] Dans un contexte où la consommation se diversifie, tend à reproduire les modes de la classe dominante et se réalise par conséquent en grande partie hors des territoires pauvres où les BCD sont implantées, un objectif clé est de freiner cette fuite de richesses. Le soutien à l’offre locale, à travers des outils innovants comme les monnaies locales, et la création de nouvelles offres grâce à diverses initiatives productives sont deux éléments essentiels pour relocaliser la consommation. Ce faisant, les BCD cherchent à subordonner le principe de marché (vente de biens et services) à celui d’autosuffisance du territoire.

La gouvernance démocratique est au cœur du modèle associationniste auquel les BCD prétendent contribuer, à partir de mécanismes visant essentiellement la participation et la délibération. Notons ici la continuité avec le processus de redémocratisation du Brésil des années 1980. Au niveau de la gestion des ressources financières, ce principe démocratique implique la participation active des clients – souvent des femmes – au Comité d’évaluation des crédits des BCD. Il va toutefois bien au-delà, se traduisant par un usage quotidien de la discussion et de la délibération, à la fois pour décider des modalités de mise en œuvre d’actions complémentaires aux services financiers et pour résoudre des problèmes ou conflits pouvant affecter l’ensemble de la population locale. La gouvernance démocratique est également présente à une autre échelle, celle du réseau national des BCD. Cet espace peut être qualifié d’« espace public intermédiaire » au sens où il permet la mutualisation d’expériences et d’informations, la formation, ainsi que des débats et décisions collectives sur les choix stratégiques en matière de financement, des positions à tenir à l’égard des pouvoirs publics, etc.

Le principe de solidarité, enfin, fait référence au choix de soumettre les actions et les décisions stratégiques des BCD aux valeurs de confiance, de coopération et de réciprocité. Ces valeurs sont présentes dans les critères d’octroi des crédits utilisés par les comités d’évaluation, lesquels peuvent faire prévaloir la nécessité sociale du demandeur de crédit sur sa seule capacité de remboursement. Ces valeurs sont présentes également dans le calcul du « juste prix » des services financiers offerts par les BCD ainsi que dans des choix stratégiques, comme les priorités d’investissement sur le territoire. Le principe de solidarité s’exprime dans les BCD par la priorité accordée aux relations de proximité. La capacité de médiation sociale est une compétence essentielle des agents de crédit. La durabilité de la gestion des ressources se fonde sur ce type de relation pour renégocier la grande majorité des crédits en retard [6] et éviter les défauts de paiement tout en protégeant les clients du surendettement.

Gérer la finance comme un commun dans une perspective démocratique et solidaire est un processus complexe qui suppose des efforts permanents d’articulation et de compromis entre des principes d’action et d’interdépendance différents et potentiellement conflictuels. L’analyse empirique du fonctionnement des BCD met en évidence des constructions sous tension, tant dans la gestion interne que dans les relations avec l’extérieur, qu’il s’agisse des populations locales, des organes de pouvoir (plus ou moins formels et institués) ou des partenaires des BCD, notamment leurs financeurs. Ces tensions sont latentes ou révélées, mais elles sont incessantes. Les avancées réalisées par les BCD et leur durabilité dépendent précisément de leur capacité à imaginer et mettre en œuvre des méthodes de gestion de ces tensions. Les espaces de délibération jouent ici un rôle déterminant.

Les tensions sont de nature à la fois socio-économique et sociopolitique

Les tensions sociopolitiques renvoient à la difficulté de créer une culture démocratique de gestion dans un environnement fortement tendu par des dynamiques de solidarité hiérarchique découlant notamment du clientélisme politique, mais aussi de fortes hiérarchies de classe, de race et de genre. Les tensions socio-économiques renvoient à la difficulté de subordonner la mobilisation de ressources plurielles à une logique solidaire. Ces deux dimensions sont intimement entremêlées.

[...] L’observation des espaces de discussion des comités de crédit, où sont évaluées des demandes anonymes par les habitants, quels que soient leur sexe, leur milieu social ou leur âge, témoigne du rôle du dialogue, de l’argumentation, mais aussi des désaccords dans la création d’une culture commune. Discuter de cas concrets est l’occasion de débattre du sens de la solidarité et des exigences de soutenabilité. C’est aussi l’opportunité de discuter du sens du juste et de l’injuste et, ce faisant, de questionner la légitimité de règles de distribution basée sur l’allégeance personnelle, le favoritisme et l’arbitraire.

Cette gouvernance démocratique, qui reste un défi, s’appuie sur une large palette d’outils et de méthodes d’éducation populaire (mise en commun de savoirs, animation culturelle, parole libre) hérités notamment de la théologie de la libération promue par des courants de l’église catholique progressiste dès le milieu du siècle dernier. Cet apprentissage (incessant) de l’exercice démocratique repose aussi sur des efforts soutenus de formation continue (facilités par diverses mesures prises sous le gouvernement de Luiz Lula da Silva pour démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur), l’accès à des postes à responsabilités pour des habitants issus de milieux populaires et racialisés, y compris les femmes. La volonté de dé-hiérarchiser les savoirs est aussi au cœur des modalités d’interaction avec les incubateurs universitaires, via, là encore, le recours permanent à des séances d’échanges et de débats.

[...] Une autre tension majeure est liée aux modes de financement. La politique publique d’appui à la finance solidaire du Secrétariat national à l’Économie solidaire, négociée par le réseau des BCD et dont on mesure ici le rôle politique, a joué un rôle déterminant, sous la forme de financement d’infrastructures et d’événements, de rémunération des agents et de formations. Concernant l’activité financière proprement dite, n’ayant pas le statut d’institution financière, les BCD ne peuvent mobiliser l’épargne et se financent par le biais de prestations de services (taux d’intérêt sur les crédits, activité de correspondant bancaire) ou de subventions, publiques ou privées. Or, construire et maintenir une relation financière solidaire et démocratique est un défi permanent face à des financements obéissant à des principes ayant souvent un double biais, bureaucratique et marchand.

Par exemple, les contraintes imposées ces dernières années à la Banque Palmas dans la gestion des lignes de crédit gouvernementales se révèlent difficilement compatibles avec le maintien de relations de proximité, notamment le recours au dialogue et à la concertation pour le suivi des impayés – dont le taux a pourtant toujours été relativement faible, surtout en comparaison avec les banques commerciales. [...] Selon Melo Neto, la disparition d’espaces de dialogue et de discussion avec l’État, espaces qui existaient jusqu’au tournant des années 2010, est allée de pair avec la bureaucratisation et la marchandisation des financements étatiques. Face à de telles tensions – que le gouvernement actuel risque de renforcer –, la création d’une monnaie électronique offre une alternative possible. Plusieurs BCD disposent déjà d’e-dinheiro, qui combine monnaie sociale et application mobile permettant d’effectuer les transactions par téléphone portable. Non seulement le caractère électronique élargit considérablement les services proposés jusque-là, que ce soit pour les consommateurs ou les commerçants et prestataires de services (facilité de paiement, dépassement des frontières territoriales), mais le fait que les BCD disposent de leur propre plateforme de gestion est une nouvelle source de rémunération, [7] qui laisse entrevoir à terme une perspective d’autonomie financière et une réappropriation par les populations locales des montants habituellement prélevés par le secteur bancaire. Face à la concurrence croissante d’opérateurs privés à but lucratif de monnaie électronique, il dépendra toutefois de la capacité des BCD à conserver et élargir leur légitimité afin d’attirer et de fidéliser davantage d’adhérents.

[...] Ainsi, notre analyse des BCD met en évidence une conception singulière de la gestion des ressources financières comme communs, répondant non seulement aux critères de durabilité identifiés par Elinor Ostrom, mais aussi à une recherche permanente d’interdépendance dans l’égalité, dont la solidarité et la démocratie constituent les pierres angulaires. Une telle construction représente un équilibre fragile du fait des différences entre les principes économiques qu’elle recouvre et des tensions que ces différences suscitent.

Au-delà du cas singulier des BCD, notre étude attire l’attention sur l’importance, pour l’analyse de l’économie sociale et solidaire, d’une compréhension multidimensionnelle (socio-économique et socio-écopolitique), critique (tenant compte des différences de point de vue et de pouvoir des acteurs) et contextualisée des conditions concrètes et changeantes de subordination des principes marchands et bureaucratiques à ceux de solidarité et de démocratie.

RÉFÉRENCES
(Pour la bibliographie complète, se référer à l’article original paru dans Revue
internationale des études du développement n° 233)

  • Doligez F., Bastiaensen J., Bédécarrats F. et al., 2016, « L’inclusion financière : aider les exclus ou servir les financiers ? », Revue Tiers Monde, n° 225, https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2016-1-p-9.htm (consulté en octobre 2017).
  • Guérin I., 2015, La microfinance et ses dérives. Émanciper, discipliner ou exploiter ?, Paris/Marseille, Demopolis/IRD Éditions.
  • Hudon M., Meyer C., 2016, « A Case Study of Microfinance and Community Development Banks in Brazil : Private or Common Goods ? », Nonprofit and Voluntary Sector Quarterly, vol. 45, n° 4S, p. 116S-33S.
  • Leal L. P., 2013, « Gestão coletiva dos bens comuns na experiência dos BancosComunitários de Desenvolvimento : o caso de Matarandiba », Dissertação de mestrado, Salvador, UFBA, p. 147, http://www.adm.ufba.br/sites/default/files/publicacao/arquivo/dissertacao_final_mestrado_npga_eaufba1.pdf (consulté en octobre 2017).
  • Leal L. P., Santos Almeida S. C., 2016, « Incubação de iniciativas de finanças solidárias : Perspectivas da gestão coletiva dos bens comuns no Banco comunitário Olhos d’Água em Igaci, Alagoas », Revista NAU Social, vol. 7, n° 12, p.143-162, http://www.periodicos.adm.ufba.br/index.php/rs/article/viewFile/555/439 (consulté en octobre 2017).
  • Melo Neto J. J., Magalhães S., 2007, Bancos comunitários de desenvolvimento : uma rede sob o controle da comunidade, Fortaelza, Arte Visual.
  • Paranque B., 2016, « La finance comme commun : un idéal-type pour des émancipations », Revue de la régulation, n° 20, https://regulation.revues.org/12031 (consulté en octobre 2017).

Notes

[1Voir : Doligez et al., 2016 ; Guérin, 2015 ; Servet, 2015.

[2Voir : Saiag, 2015 ; Servet, 2015 ; Paranque, 2016 ; Périlleux et Nyssens, 2017.

[3Voir : Leal, 2013 ; Hudon et Meyer, 2016 ; Leal et Santos Almeida, 2016.

[4Voir : Melo Neto et Magalhães, 2007.

[5Pour la monnaie sociale en papier, les BCD remplacent la monnaie officielle, mise en réserve, par un bon qui circule exclusivement sur le territoire, à l’équivalence de la monnaie courante et convertible. Pour la monnaie électronique, voir infra.

[6Les taux de retard de paiement à un jour sont en moyenne de 10 %.

[72 % de chaque transaction est prélevée, 1 % revenant à la plateforme et 1 % à la BCD.

Commentaires

Ce texte constitue un extrait de l’article publié dans la Revue internationale des études du développement n° 233, 2018-1, p. 163-181. Le lecteur intéressé notamment par le cadre théorique pourra se référer au texte intégral de cet article. https://doi.org/10.3917/ried.233.0163

 Genauto França Filho est professeur de l’École d’administration de l’université fédérale de Bahia et coordonne l’Incubateur technologique d’économie solidaire et de gestion du développement territorial (ITES/UFBA). Isabelle Guérin est directrice de recherche à l’IRD/CESSMA. Le cœur de ses recherches porte sur la financiarisation ‘par ses marges’, ce que celle-ci génère en termes d’exploitation et de paupérisation, mais aussi de résistances et d’alternatives. Socioéconomiste, docteure en études du développement, Isabelle Hillenkamp est chargée de recherche à l’IRD/CESSMA. Ses recherches actuelles portent sur l’économie solidaire en Bolivie et au Brésil, à partir d’enquêtes qualitatives visant à situer les pratiques économiques dans les rapports sociaux, en particulier de genre. Doctorante au Cnam, Ósia Vasconcelos est actuellement enseignante titulaire au sein du départementde sciences humaines et sociales appliquées de l’université fédérale du Reconcavo de Bahia (UFRB), au Brésil.