Faire d’Internet un monde meilleur

Les coûts sociétaux de la publicité en ligne

, par La Quadrature du Net

(Re)définir la publicité

La page Wikipédia la concernant est éloquente, elle commence ainsi « La publicité est une forme de communication de masse, dont le but est de fixer l’attention d’une cible visée (consommateur, utilisateur, usager, électeur, etc.) afin de l’inciter à adopter un comportement souhaité  : achat d’un produit, élection d’une personnalité politique, incitation à l’économie d’énergie, etc. » [1]. Elle ne s’éloigne pas des définitions plus classiques où l’on retrouve toujours le fait « d’inciter », de « promouvoir », « d’exercer sur le public une influence, une action psychologique afin de créer en lui des besoins, des désirs » [2]... 

Il est important de poser ces définitions pour sortir des chaussetrappes où la publicité serait entendue, dans son sens étymologique, comme le fait de rendre quelque chose « public », de le faire connaître et serait assimilée à de la simple communication, voire à de l’information du public. Non, la publicité n’est pas là pour échanger ni pour informer, elle est là pour inciter. Elle agit sur nos schémas cognitifs, nos pensées et nos rêves, sur nos « temps de cerveaux disponibles » [3] pour les modifier, majoritairement dans des logiques de consommation commerciale voire de propagande politique.
Ainsi, une personne qui tire des revenus de la publicité tire des revenus de la modification des processus cognitifs des individus et donc quasi systématiquement de leurs manipulations dans des actes de consommation potentiellement inutiles et néfastes.

Le deuxième point important à rappeler est que la publicité ne crée pas en soi de valeur et toute l’énergie qui y est investie peut être perçue comme gaspillée. Elle est susceptible de créer des besoins ou peut réorienter des pratiques, mais cela sans faire appel à des choix conscients ou informés. Elle joue sur les désirs, sur les fonctionnements cognitifs, sur nos peurs, etc. 
À l’échelle sociétale, la publicité est un surcoût de paiement. On subit la publicité dans la rue comme sur Internet et on paye ces influences mentales, majoritairement non souhaitées, quand on achète un bien ou un service.
La publicité est donc payée aussi bien cognitivement que monétairement.

Une définition sarcastique en creux de la publicité pourrait donc être : le symptôme d’une société malade qui paye une industrie parasite pour se faire manipuler.

Pour en résumer brièvement quelques-uns, la publicité a pour coût sociétaux : 

  • La modification des comportements orientée par des logiques mercantiles et adressée surtout aux personnes qui sont les plus vulnérables à ces influences, et notamment aux enfants ;
  • La création de besoins et les conséquences notamment environnementales et sociales qui les accompagnent, par la surconsommation de biens (nouvel ordiphone, voiture…) ;
  • Des utilisations à des fins de propagande politique et donc de perversion de l’idéal des logiques démocratiques ; 
  • Des liens de contrôle des médias, dont les informations seront influencées par ce lien de dépendance [4] ;
  • La construction ou la reproduction de normes sociales par des pratiques de communication de masse qui viennent influencer et polluer nos imaginaires.

Malheureusement, la publicité a trouvé avec Internet un terrain de jeu sans égal qui n’a fait que renforcer ses conséquences.

Le modèle publicitaire, le péché originel d’Internet

Internet n’a pas été pensé et spécialement conçu pour des pratiques économiques. Facilité de transmission de l’information et de son partage, pratiques décentralisées, numérisation des contenus et reproduction à coût marginal... En dehors des coûts d’accès à Internet qui étaient eux onéreux (matériel informatique et abonnements liés au débit), la navigation en ligne et même les premiers services numériques ne requéraient aucun paiement. Les premiers temps d’Internet témoignent ainsi de nombreuses pratiques bénévoles, amatrices, libres, d’expérimentation, de partage, etc. un certain idéal paradisiaque [5] pour nombre des premiè·res internautes. La déclaration d’indépendance du cyberespace [6] de John Perry Barlow témoigne de cet enthousiasme et on peut pourtant voir un certain tournant symbolique dans le fait qu’elle ait été réalisée dans le cadre du Forum économique mondial de Davos.
Les entreprises ont ensuite saisi l’importance de ce nouveau média et ont commencé à l’investir. Elles se sont toutefois confrontées à un problème : un rejet majeur de toute possibilité de paiement en ligne dû aussi bien à des craintes (plutôt justifiées) liées à la sécurité des données bancaires, mais aussi, et surtout, à des pratiques déjà ancrées d’accès gratuit. Pourquoi payer pour une information alors qu’elle est déjà présente en accès libre sur un autre site ? Pourquoi débourser une somme pour un service alors que tel prestataire me l’offre « gratuitement » ?
Assez naturellement de nombreuses personnes se sont tournées vers la publicité pour obtenir des revenus en ligne, le modèle était connu et malgré quelques premières réticences des annonceurs les audiences étaient en pleine croissance et ils se sont ainsi laissés convaincre.
Le développement de la publicité sur Internet n’a pas été exempt de tout heurt, le tout premier mail publicitaire (spam) en 1978 a, par exemple, connu une vive réaction d’indignation. [7] De la même façon, les bloqueurs de publicité, petits outils qui bloquent techniquement les différents affichages publicitaires sont apparus et ont été rapidement adoptés au moment où la publicité a commencé à inonder de nombreux sites pour maximiser les « impressions publicitaires ». L’invasion publicitaire est devenue trop forte et les internautes avertis se protègent ainsi des multiples « popups », affichages conduisant vers des sites malveillants, renvois et rechargements intempestifs, etc.

Le déluge publicitaire a envahi ce « paradis » et l’a durablement déséquilibré. La gratuité bénévole et altruiste des débuts a été remplacée par une apparence de gratuité. Rares sont les services en ligne (et très spécifiques) qui réussissent, même aujourd’hui, à obtenir un paiement direct de la part de leurs utilisateurs-clients face à la distorsion de concurrence induite par ce trou noir de la gratuité publicitaire et l’exploitation des biais psychologiques des utilisateurs-produits par la publicité.

Cela a pu faire dire à Ethan Zuckerman, chercheur sur les questions touchant aux libertés à l’ère du numérique et activiste, mais qui a également participé à la création du popup publicitaire : « L’état de déchéance de notre internet est une conséquence directe, involontaire, de choisir la publicité comme modèle par défaut pour les contenus et services en ligne. » [8]
Ce noir constat s’appuie aussi sur les conséquences de la deuxième vague du développement publicitaire en ligne : la publicité « ciblée ».

Les dérives illégales de la surveillance publicitaire

Citant Ethan Zuckerman, Hubert Guillaud résume ainsi les conséquences néfastes de la publicité en ligne [9] :

  • « La surveillance et le développement de la surveillance (comme le dit Bruce Schneier, la surveillance est le modèle d’affaires d’internet  [10]) ;
  • Le développement d’une information qui vise à vous faire cliquer, plutôt qu’à vous faire réfléchir ou à vous engager en tant que citoyens ;
  • Le modèle publicitaire favorise la centralisation pour atteindre un public toujours plus large. Et cette centralisation fait que les décisions pour censurer des propos ou des images par les entreprises et plates-formes deviennent aussi puissantes que celles prises par les gouvernements :
  • Enfin, la personnalisation de l’information, notre récompense, nous conduit à l’isolement idéologique, à l’image de la propagande personnalisée [...] »

On en ajoutera quelques-unes, mais la plus importante est désormais bien connue. Pour sortir des logiques inefficaces de matraquage publicitaire, des entreprises ont fait le choix de développer des outils permettant de surveiller les internautes au travers de leurs navigations pour mieux les profiler et ainsi leur fournir des publicités plus « ciblées », au meilleur endroit au meilleur moment pour ainsi essayer de les manipuler le plus efficacement possible dans des actes de consommation. [11]
C’est une évolution relativement logique de « l’économie de l’attention », pour éviter la perte d’attention induite par la surmultiplication publicitaire, on a développé des outils pour les rendre beaucoup plus efficaces. 

Ces outils ont toutefois un coût sociétal colossal : ils impliquent une surveillance de masse et quasi constante des internautes dans leurs navigations. La publicité a financé et continue de financer le développement de ces outils de surveillance qui viennent cibler les consommateurs et les traquer. Les deux entreprises championnes de cette surveillance sont incontestablement Google/Alphabet et Facebook [12] dont la quasi-totalité des revenus proviennent de la publicité et qui représentent à elles deux désormais bien plus de 50% de tout le secteur de la publicité en ligne. Ce ne sont (malheureusement ?) pas les seuls acteurs de ce système et bien d’autres (géants du numérique, courtiers en données, etc.) cherchent à se partager le reste du gâteau. Le développement de ces nombreuses entreprises s’est ainsi totalement orienté vers la captation de données personnelles par la surveillance et vers la maximisation de l’exploitation des temps de cerveaux disponibles des internautes.

Ce problème est ainsi résumé par la chercheuse Zeynep Tufekci : « on a créé une infrastructure de surveillance dystopique juste pour que des gens cliquent sur la pub » [13]. Cette infrastructure est colossale, les outils de surveillance qui ont été développés et le marché de la surveillance publicitaire en ligne sont d’une grande complexité [14] et n’hésitent pas à utiliser la moindre faille possible. [15] Le système publicitaire a su pleinement tirer profit de l’informatique pour automatiser la surveillance des individus et les manipuler. Il espère même maintenant pouvoir importer cette surveillance dans nos rues avec les panneaux numériques. [16] 
Sans insister ici sur ce point, cette surveillance a assez naturellement attiré la convoitise des différents gouvernements qui ne pouvaient rêver d’un tel système de surveillance et ne se privent pas d’essayer d’en bénéficier à des fins de contrôle et de répression dans ce que l’on pourrait appeler un « partenariat public-privé de la surveillance. » [17]

Il y a là une atteinte majeure au droit au respect de la vie privée des personnes, une liberté pourtant fondamentale, ainsi qu’à la législation européenne sur la protection des données personnelles. Ainsi, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) couplé à la directive e-privacy impose un consentement « libre, éclairé, spécifique et univoque » pour la majorité des opérations de collecte de données personnelles à des fins publicitaires. Or, la quasi-totalité de ces outils de surveillance ne satisfont pas à ces critères qui impliqueraient par défaut que les données ne soient pas collectées. C’est seulement si l’internaute acceptait volontairement et spécifiquement d’être traqué à des fins publicitaires qu’il pourrait l’être. C’est pourquoi La Quadrature du Net a lancé [18], dès l’entrée en application du RGPD, des plaintes collectives contre les fameux « GAFAM » pour leurs violations de ces règles. Malheureusement, plus d’un an et demi après ces plaintes, ces pratiques continuent de proliférer et seul Google a été sanctionné d’une timide amende de 50 millions d’euros qui ne s’appuyait malheureusement pas sur tous les griefs. Même aux États-Unis la législation COPPA (Children’s Online Privacy Protection Act), interdit la collecte à des fins publicitaires sur des enfants de moins de 13 ans et n’a fait jusqu’en 2019 [19] qu’être assez sciemment contournée face à la manne publicitaire de la manipulation des plus jeunes...
Malgré l’illégalité flagrante, ces pratiques de surveillance continuent donc de violer chaque jour nos libertés.
Si les internautes avertis peuvent configurer certains outils, dont leur bloqueur de publicités, pour limiter ces abus (par exemple en suivant les informations sur https://bloquelapub.net/) c’est encore dans une guerre continue entre l’ingéniosité pervertie [20] des ingénieurs publicitaires pour contourner ou bloquer les bloqueurs de pubs et celles des hackeur·ses qui y résistent. Quoi qu’il en soit, la publicité et la surveillance publicitaire demeurent pour la majorité des personnes.

Une lourde addition des coûts sociétaux de la publicité en ligne

La surveillance publicitaire est la dérive la plus flagrante de la publicité, elle est inacceptable et il est nécessaire de la combattre pour la faire disparaître si l’on veut caresser l’espoir de retrouver des pratiques commerciales plus saines sur Internet, mais cela semble loin de suffire. La publicité en elle même est un problème : elle induit une dépendance économique aux annonceurs, mais aussi technique aux systèmes publicitaires.
Les problématiques liées à la dépendance économique publicitaire sont très claires quand la publicité constitue la seule source de revenus d’un acteur. Cette problématique est aussi mise en valeur avec les vidéastes qui s’appuient sur la plateforme de Google « Youtube » qui sont devenu·es de fait totalement dépendant·es du bon vouloir de celle-ci pour leurs revenus ou encore avec les éditeurs de presse qui ne font depuis plus de 10 ans que de subir des revers pour obtenir les miettes des revenus publicitaires de Google.
Côté dépendance technique, pour les gestionnaires de site Internet, insérer un système publicitaire revient à laisser une porte ouverte à des acteurs tiers et constitue donc une faille en puissance. Il y a là un réel coût de confiance et de dépendance. L’encart publicitaire peut être utilisé pour faire exécuter des éléments de code d’un prestataire publicitaire ou d’un tiers qui l’aurait compromis, on ne contrôle pas nécessairement le contenu des publicités qui s’afficheront... 
La publicité est également un surcoût énergétique dans l’affichage de la page, qui peut rester faible, mais peut aussi largement alourdir une page si l’on parle par exemple de publicité vidéo [21] ou de multiplication des traqueurs et dispositifs de contrôle.
Le gaspillage énergétique, les dépendances multiples des acteurs dont le modèle économique repose sur la publicité, la dystopie de surveillance, l’influence mentale subie des personnes qui voient leurs pensées parasitées pour leur faire consommer plus ou voter autrement... 
La publicité apparaît bien comme une cause majeure de perversion d’Internet vers plus de centralité, plus de contrôle et de surveillance des géants du numérique, plus de contenus piège à clic et de désinformation au lieu de productions de qualité et de partage...
L’addition des conséquences sociétales de la publicité en ligne est salée comme la mer d’Aral [22]. La supprimer en même temps que la surveillance publicitaire participerait très largement à résoudre de nombreuses atteintes aux libertés fondamentales et aux équilibres démocratiques.

Twitter a annoncé fin octobre 2019 [23] supprimer les publicités politiques de son réseau social et en explique les raisons : 
« Nous avons pris la décision d’arrêter toutes les publicités politiques sur Twitter. Nous pensons que la portée d’un message politique doit se mériter, pas s’acheter. »
La démarche est louable, mais pour arrêter les publicités politiques sur Twitter ne faut-il pas arrêter la publicité tout court ? Edward Bernays (neveu de Freud, considéré comme le père de la propagande politique et des « relations publiques ») comme Cambridge Analytica [24] avaient bien compris que la publicité a les mêmes effets qu’il s’agisse de biens de consommation ou d’idées. Mais au-delà de ça, « tout est politique » : les publicités sexistes ou pour des véhicules polluants, des nouveaux gadgets technologiques, des voyages lointains, de la nourriture de mauvaise qualité... jouent largement sur de grands enjeux politiques [25]. La publicité est en soi une idéologie politique [26], adossée au capitalisme, qu’il soit de surveillance ou non.

À La Quadrature du Net nous refusons l’exploitation de ces temps de cerveaux disponibles et de profiter de ces revenus publicitaires, même quand ils sont si « gentiment » proposés par des sociétés telles que Lilo, Brave ou Qwant [27] qui derrière une vitrine d’« éthique » restent dans cette logique d’exploitation et ne servent qu’à faire accepter ces logiques publicitaires.

Nous refusons ces manipulations et espérons des pratiques saines où les biens ou des services sont vendus directement pour ce qu’ils valent, nous souhaitons avoir une liberté de réception sur les informations auxquelles nous accédons et que les plus riches ne puissent pas payer pour être plus entendus et modifier nos comportements.

Nous ne voulons plus que nos cerveaux soient des produits !
https://bloquelapub.net/