« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul,
les humains s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde »
Paulo Freire
Résumé
Selon Paulo Freire, l’éducation doit permettre aux classes dominées d’acquérir des savoirs émancipateurs pour changer leurs conditions de vie. Toute sa vie, il a ainsi participé à construire une « éducation populaire libératrice » réunissant des « éducateurs-apprenant » et des « apprenant-éducateurs » qui dialoguent ensemble pour développer de nouveaux savoirs critiques et se conscientiser les un.es les autres. Cette « pédagogie des opprimés » a pour objectifs de lutter à la fois contre les inégalités et pour transformer la société.
Notions principales
Pédagogie bancaire : pratique éducative où l’éducateur est le sujet et l’élève est traité comme un objet, une boîte à remplir de connaissances, une machine à programmer.
Dialogue : selon Freire, une pédagogie libératrice se fonde au contraire sur des relations « dialogiques » de coopération entre des éducateurs-apprenant et des apprenant-éducateurs, se considérant tous les deux comme des sujets égaux, pour construire une conscience commune et une « co-émancipation ».
Conscientisation : vise à rendre conscient des raisons de l’oppression et de son caractère structurel et systémique. C’est la rencontre entre savoirs théoriques et savoirs pratiques issus de l’expérience personnelle de l’oppression.
Praxis : Réfléchir et agir en même temps. Formuler des théories à partir de l’expérimentation pratique, à partir des luttes et de nos conditions d’oppression. Mettre en pratiques et expérimenter les théories en même temps qu’on les construit. (S’oppose au verbalisme (réfléchir sans agir) et à l’activisme(action pour l’action, sans réflexion).
Situation limite : espace ou événement de crise dans l’existence qui nécessite d’être résolu et dépassé. Point de départ d’une enquête.
Nos Pistes pour l’action
- Les éducateurs et les éducatrices devraient enquêter aussi sur leur position dans la société et sur leurs pratiques éducatives.
- On ne peut pas changer l’éducation sans changer la recherche. On ne peut pas changer la recherche sans changer la société.
- Une éducation populaire émancipatrice devrait associer en permanence l’enquête à la pratique et l’action à la réflexion.
- Une pédagogie et une recherche émancipatrices devraient lutter contre le fatalisme, favoriser l’espoir et l’imagination d’autres possibles.
- Les opprimés.e se libèrent en devenant sujets de leur propre histoire, en construisant leur propre pensée critique et leur propres stratégies d’émancipation à l’intérieur même des luttes sociales.
- La révolution est elle-même un acte d’enquête et de pédagogie. Selon Paulo Freire, elle devrait se faire à travers un dialogue entre leadeurs et masses opprimées. Mais il nous semble que les leadeurs reproduisent des hiérarchies dont on devrait aussi se débarrasser. Ce dialogue peut avoir lieu, entre exploité·es, dominé·es et opprimé·es. Il s’agirait de devenir collectivement nos propres stratèges .
Paulo Freire, un éducateur révolutionnaire
Paulo Freire est né au Brésil en 1921 dans une famille de classe moyenne qui découvre la précarité à travers la crise des années 1930. Dès la sortie de l’enfance, il ressent un sentiment de révolte face à la pauvreté et à l’analphabétisme qui frappe les classes populaires.
Adulte, il développe une méthode d’alphabétisation qui devient célèbre dans tout le pays. Il se voit chargé de mettre en place une campagne nationale d’alphabétisation. Celle-ci doit rapidement s’arrêter lorsque l’armée brésilienne, formée aux méthodes françaises de contre-insurrection, prend le pouvoir en 1964.
Le pouvoir militaire d’extrême-droite entre en guerre contre les classes populaires et mène la chasse à tous ceux qu’il considère comme « subversifs ». Paulo Freire est arrêté, emprisonné, interrogé et expulsé du Brésil.
Pendant son exil, il organise des campagnes d’alphabétisation dans plusieurs pays. C’est en 1968 au Chili qu’il écrit Pédagogie des opprimés. De 1970 à 1980, il vit en Suisse et parcourt le monde. Son travail influence de nombreux mouvements sociaux. Il entame ainsi une campagne d’alphabétisation en Guinée-Bissau en 1975 et publie un livre à partir de sa pratique [2].
Paulo Freire est de retour au Brésil en 1980 et reçoit la charge du secrétariat de l’éducation de la Ville de São Paulo en 1989. Il tente de développer une gestion démocratique des écoles, basée sur un principe de co-éducation entre familles et enseignants [3].
Tout au long des années 1980-1990, il continue à transmettre à travers le monde et publie une trentaine d’ouvrages, dont la plupart n’est pas publiée en français. Il meurt au Brésil en 1997.
Un livre fondateur des pédagogies critiques
Dès sa publication en 1969 aux États-Unis puis l’année suivante dans de nombreuses autres langues, l’ouvrage circule intensément dans le monde. Il paraît en France en 1974 aux éditions Maspero suivi de Conscientisation et révolution, un autre texte de Paulo Freire. L’influence de l’éducateur en France restera limitée principalement à cet ouvrage et décline à partir des années 1980. Face à la montée en puissance du néolibéralisme et du néoconservatisme dans l’université et au sommet de la société française, les outils conçus par Paulo Freire continuent d’exister principalement dans les pratiques de militant·es des pédagogies critiques et du syndicalisme révolutionnaire.
Le livre connaît un second souffle en accompagnant, depuis les années 1990, la construction d’un mouvement international de pédagogie critique et émancipatrice. Cette dernière prend forme dans le mouvement des sans-terres au Brésil, dans les expériences éducatives des zapatistes au Chiapas (Mexique), dans les écoles autogérées d’Argentine ou à travers des pratiques d’auto-organisation communautaire dans les quartiers pauvres des États-Unis. Le livre influence aussi l’émergence de pédagogies interculturelles, décoloniales, queer et intersectionnelles dans la première partie du XXIe siècle.
Sa charge révolutionnaire est aussi perçue du côté des classes dominantes. A partir de 2010, il est interdit dans les écoles publiques d’Arizona et devient notamment la cible de la nouvelle extrême-droite brésilienne. Cette dernière diffuse le slogan « Basta de Paulo Freire » dans des manifestations contre Dilma Roussef en 2015. Cette haine de Paulo Freire et des pédagogies critiques arrive au sommet de l’État brésilien à travers le gouvernement Bolsonaro en 2019.
La pédagogie des opprimés reste l’un des ouvrages les plus cités au monde dans le domaine des sciences sociales. C’est le troisième selon une étude réalisée en 2016 [4]. Il constitue une malle à outils fondatrice pour des pratiques d’éducation populaire émancipatrice et de recherche-action coopérative.
Plan détaillé [5]
(en italique, nous proposons des analyses personnelles).
Avant-propos :
Subjectivité et objectivité ne s’opposent pas mais se conjuguent de manière dialectique (c’est-à-dire en se confrontant l’une à l’autre puis en se dépassant) pour fournir une connaissance liée à l’action et de l’action issue de la connaissance.
Le futur n’est pas reçu mais créé par les êtres humains.
Les sectaires souffrent d’une absence de doute.
« [Le radical] ne craint pas de faire face ni d’entendre, il ne redoute pas le dévoilement du monde. Ni la rencontre avec le peuple. Il n’appréhende pas le dialogue avec lui, qui a pour effet d’accroître le savoir de chacun [6]. Il ne se sent pas maître du temps, ni des êtres humains, ni libérateur des opprimés. Il s’engage avec eux, dans le temps, pour lutter à leurs côtés. » (p.10)
I. Justification de la pédagogie de l’opprimé. La contradiction oppresseurs/opprimés. Son dépassement
Les oppresseurs ne libèrent pas les opprimé·es, ils mettent en scène leur générosité. Ce sont les opprimé·es qui peuvent rompre les systèmes d’oppression. Elles et ils libèrent ainsi opprimé·es et oppresseurs. La transformation de la société est la vraie générosité, elle provient de la praxis de recherche menée par les opprimé·es. C’est un « acte d’amour ».(p.15)
La pédagogie de l’opprimé « doit se forger avec lui et non pour lui ». (p.16) Elle doit prendre pour objet les causes de l’oppression.
Pour y participer, les opprimés doivent découvrir de quelle manière ils hébergent l’oppresseur en eux-mêmes et la pédagogie des opprimés est aussi le moyen de cette découverte. Freire parle d’« adhésion » des opprimé·es à l’oppresseur et d’« immersion » dans la réalité oppressive, faisant de l’opprimé un « sous-oppresseur ». (pp.16-17)
Jusque pendant la révolution, les opprimés qui prennent le pouvoir peuvent reproduire des pratiques oppressives. Ils « introjectent » « l’ombre » de l’oppresseur. Pour désigner ce phénomène, Paulo Freire parle de « peur de la liberté » (p.19). A la place, il s’agit selon lui de construire « l’autonomie » directement avec les opprimé·es.
Un nouvel être humain doit naître de « la libération de tous et toutes ».(p.21)
Pour se libérer, il ne suffit pas de prendre conscience de la relation d’oppression mais de s’engager dans une praxis de libération.(p.22)
Pour l’oppresseur qui voudrait devenir un allié des opprimés, Paulo Freire écrit :
« Se découvrir dans la position de l’oppresseur, même si l’on en souffre, ne suffit pas à devenir solidaire des opprimés. […] La solidarité ne consiste pas à avoir conscience d’exploiter et donc à "rationaliser" son sentiment de culpabilité d’une façon paternaliste. […] La vraie solidarité est de lutter avec les opprimés pour changer la réalité objective qui fait d’eux des "êtres vivant pour un autre" ». (p.23)
Il s’agit d’éviter de ne considérer que l’objectivité (« objectivisme ») ou que la subjectivité (« subjectivisme ») pour se concentrer sur la confrontation permanente de l’objectivité et de la subjectivité, de la pratique et de la réflexion.(p.25)
« La question n’est pas tant d’expliquer aux masses que de dialoguer avec elles de leur action. »
Freire assume une position d’extériorité avec les classes dominées et il l’intègre dans sa théorie. Il parle d’ailleurs des opprimé·es à la troisième personne. Il ne s’inclue pas dedans. On pourrait dépasser cette perspective en imaginant un dialogue interne aux différentes strates des classes populaires et opprimées, qui deviendraient leurs propres éducatrices-apprenantes.
Paulo Freire distingue deux phases dans la pédagogie des opprimés :
1. Les opprimés découvrent le monde de l’oppression et s’engagent, par la praxis, dans sa transformation.
2. Une fois l’oppression transformée, cette pédagogie inscrit les nouvelles femmes et hommes dans un processus de libération permanent.(p.31)
La révolution doit abattre la « culture de la domination » (p.32) sinon le nouveau pouvoir reconstruit une « bureaucratie » répressive. (p.36)
La situation concrète d’oppression et les oppresseurs
Le système d’oppression fabrique les oppresseurs à travers la pratique de la violence. Il forge chez eux une « conscience extrêmement possessive » et « nécrophile » [7] (qui aime la mort) (p.38)
« La terre, les biens, la production, le bétail des autres, les femmes et les hommes eux-mêmes, le temps dans lequel ils se trouvent, tout se réduit à devenir l’objet de leur autorité »(p.38)
Les oppresseurs voient les opprimés comme des « ingrats et des jaloux », « ils sont toujours regardés comme potentiels ennemis à observer et surveiller. » (p.39)
Les dominants ne croient pas au « peuple » (Ici Paulo Freire désigne les classes populaires) bien qu’ils en parlent tout le temps.
« Et croire au peuple est une condition préalable, indispensable au changement révolutionnaire » (p.41)
« Il est indispensable pour celles et ceux qui s’engagent avec authenticité envers le peuple de se remettre constamment en question.[…] Adhérer à cette cause et se considérer propriétaire du savoir révolutionnaire, qui doit donc être offert ou imposé au peuple, revient à maintenir le statu quo.
Se dire engagé pour la libération et être incapable de communier avec le peuple, que l’on continue de considérer comme absolument ignorant est une erreur affligeante. » (p.42)
La situation concrète d’oppression et les opprimés
Lorsqu’ils restent « immergés » et ne réussissent pas à analyser le système d’oppression, les opprimé.es agressent leurs propres camarades opprimé·es [8]. Ils restent fascinés par l’oppresseur, ils veulent lui ressembler et donc ils l’imitent. Ils n’ont pas confiance dans leur capacité propre d’analyse critique. Ils sont en « dépendance affective » (p.48)
Tout cela change à mesure qu’ils s’engagent dans la praxis de libération.
Personne ne se libère tout seul : les êtres humains se libèrent ensemble
« Le dialogue critique et libérateur, qui induit donc forcément l’action, doit être mené avec les opprimés, quel que soit leur stade dans la lutte de libération »(p.49)
Le contenu de ce dialogue doit changer en fonction des conditions historiques et de la perception qu’ont les opprimés de leur réalité.
Paulo Freire définit l’« anti-dialogue ». Il cite les slogans, la verticalité, les communiqués qui prétendent « libérer les opprimés avec des instruments de "domestication" ».
« Vouloir leur libération sans leur réflexion dans cet acte de libération, c’est les transformer en objets qu’on devrait sauver d’un incendie. C’est les faire tomber dans le piège du populisme et les transformer en masses malléables. »(p.49)
Paulo Freire insiste auprès des « leadeurs révolutionnaires » pour qu’ils dialoguent en permanence avec les opprimés, sans se positionner au-dessus d’eux, qu’ils ne pensent pas sans eux, mais il considère que ces « leadeurs » extérieurs aux classes opprimées restent nécessaires pour mener la révolution.
« Nous devons être persuadés que convaincre les opprimés de lutter pour leur libération n’est pas un don octroyé par des leaders révolutionnaires mais le résultat de leur prise de conscience. » (p.51)
Selon Paulo Freire, la révolution est elle-même un acte de pédagogie.
« L’éducation que doivent pratiquer les leadeurs révolutionnaires devient co-intentionnalité. Educateurs et éduqués (leaders et masses), tournés vers la réalité, se retrouvent dans l’accomplissement d’une tâche dont tous sont acteurs, chargés non seulement de décrypter cette réalité et d’en acquérir ainsi une connaissance critique, mais aussi de recréer ce savoir. » (p.55)
« Plus qu’une pseudo-participation, la présence des opprimés dans la quête de leur libération est ainsi ce qu’elle doit être : un engagement. » (p.55)
II. La conception « bancaire » de l’éducation comme instrument de l’oppression. Ses présupposés, sa critique.
Dans l’éducation bancaire, « la narration, dont le sujet est l’éducateur, conduit les élèves à la mémorisation mécanique du contenu narré. Plus encore, elle les transforme en "vases", en récipients que l’éducateur doit "remplir". » (p.58)
Paulo Freire se répète beaucoup dans cette partie. Nous conservons ce qui semble fondamental et nouveau.
La conception problématisatrice de l’éducation. Ses présupposés
La conception « bancaire » et la contradiction éducateur/élève
« L’éducation libératrice, qui problématise, ne peut plus être l’acte de déposer, de narrer, de transférer ou de transmettre des "connaissances" et des valeurs aux élèves, simples patients, à l’instar de l’éducation "bancaire" […] elle pose d’emblée l’exigence du dépassement de la contradiction éducateur/élèves. » (p.75)
Personne n’éduque personne, personne ne s’éduque soi-même, les êtres humains s’éduquent entre eux, médiatisés par le monde
Grâce au dialogue, « s’opère le dépassement aboutissant à un nouveau rapport : il n’y a plus d’éducateur de l’élève et inversement, il y a un éducateur-élève et un élève-éducateur. »
Paulo Freire maintient une sorte de hiérarchie entre savoirs théoriques de l’éducateur-élève et savoirs pratiques de l’élève-éducateur. On pourrait imaginer des communauté d’enquête critique où toutes et tous, avec leurs savoirs théoriques et pratiques, issus de la recherche et de l’expérience de vie, conçoivent ensemble des connaissances et des pratiques d’émancipation collective.
Mais Paulo Freire est très proche de cette perspective :
« L’éducateur qui problématise refait, en continu, son acte cognitif à travers le potentiel de cognition des élèves qui, au lieu d’être des récipients dociles, sont des chercheurs critiques, en dialogue avec l’éducateur, chercheur critique lui-aussi.(p.78)
La connaissance critique issue de la pédagogie des opprimés, engage toujours plus l’opprimé dans une pratique de connaissance et de libération.
L’être humain, inachevé, conscient de son incomplétude, et sa recherche permanente du plus-être
Paulo Freire considère pourtant comme nécessaires des leadeurs révolutionnaires guidant les masses :
« Si cette éducation |libératrice] ne peut être réalisée, en termes systématiques, que par la société qui a fait la révolution, cela ne signifie pas que les leaders révolutionnaires doivent attendre d’arriver au pouvoir pour l’appliquer. » (p.87)
III. Le dialogue, essence de l’éducation comme pratique de la liberté
Education dialogique et dialogue
« La prononciation du monde, qui est un acte de création et de recréation, est impossible sans l’amour qui l’inspire. Fondement du dialogue, l’amour est, lui-aussi, dialogue. » (p93)
Le dialogue commence par la recherche du contenu du programme éducatif
Pour la pédagogie des opprimés, il n’y a pas de contenu ou de programme éducatif donné ou imposé et qu’il faudrait « déposer » chez les élèves, « mais un retour organisé, systématisé et enrichi des éléments que le peuple lui a remis de façon déstructurée [9]. » (p.100)
« Pour le véritable éducateur humaniste ou révolutionnaire, l’objet de l’action est la réalité, et non pas les êtres humains. La réalité qui doit être transformée par lui avec eux ». (p.101)
« Il incombe au révolutionnaire de libérer et de se libérer avec le peuple, et non de le conquérir. » (p.102)
Les relations êtres humains-monde, les thèmes générateurs et le contenu des programmes de cette éducation
Le contenu du programme d’action éducative et politique doit être déterminé à partir de « la situation présente, existentielle, concrète, reflétant l’ensemble des aspirations du peuple ». (p.104)
« Notre rôle n’est pas de parler au peuple de notre vision du monde, ou d’essayer de la lui imposer, mais de dialoguer avec lui sur la sienne et sur la nôtre. Nous devons êtres convaincus que leur vision du monde, qui se manifeste sous différentes formes d’action,reflète sa situation dans le monde, monde où il se constitue. » (p.104)
Les « situations limites » ne sont pas des « barrières infranchissables » mais des situations qui poussent à leur propre dépassement.
Les « actes limites » « visent le dépassement et le refus de ce qui est donné, au lieu d’impliquer l’acceptation docile et passive. » (p.110)
La recherche des thèmes générateurs et leur méthodologie
Les situations existentielles sont « codées », il s’agit de les décoder.
Les « thèmes générateurs » doivent être déterminés collectivement. Et si les opprimés restent silencieux, c’est que le thème générateur est le silence.
« Rechercher le thème générateur c’est, nous le répétons, examiner la réflexion des êtres humains sur la réalité, étudier leur action sur la réalité, qui est leur praxis. »
« Plus les êtres humains recherchent activement leur thématique, puis l’explicitent, plus ils approfondissent leur prise de conscience autour de la réalité et se l’approprient » (p.123)
La signification conscientisatrice de la recherche des thèmes générateurs. Les différents moment de la recherche
« Je ne peux étudier la pensée des autres, en rapport au monde, si je ne pense pas. Mais je ne pense pas authentiquement si les autres ne pensent pas non plus. Seulement je ne peux pas penser à la place des autres, ni pour eux ni sans eux. La recherche de la pensée du peuple ne peut se faire sans lui, mais avec lui, comme sujet de sa pensée. Et si sa pensée est magique ou naïve, ce sera en réfléchissant à sa pensée, dans l’action, qu’il se dépassera lui-même. Et ce dépassement ne se réalisera pas dans l’acte de consommer des idées, mais dans celui de les produire et de les transformer par l’action de la communication. » (p.127)
Les éducateurs-apprenant doivent établir une « relation de sympathie et de confiance mutuelle » avec les « apprenant-éducateurs ». Ils peuvent « stimuler pour faire émerger, au sein du groupe, celles et ceux qui voudront participer directement au processus de recherche en tant qu’auxiliaires. Ces volontaires pourront fournir toute une série d’informations sur la vie dans l’aire étudiée, nécessaires à sa compréhension. Mais leur présence active sera bien plus importante que la collecte de ces données. » (p.131)
On perçoit dans la persistance de cette extériorité de « l’éducateur-apprenant », une posture ethnographique qui nous semble elle-même problématique. Ce problème semble résider dans la hiérarchisation des savoirs et de la relation d’enquête.
« Ce seront les habitants de l’ère étudiée, tout aussi sujets que les spécialistes du traitement de ces données, qui rectifieront et ratifieront l’interprétation des résultats émise par les spécialistes » (p.144)
« Une fois que le programme a été élaboré, et la thématique réduite et codée, on confectionne le matériel didactique : photographies, diapositives, films, affiches, textes de lecture... » (p.151)
Paulo Freire invite aussi à employer des scénettes de théâtre, la lecture et la discussion d’articles de revues, journaux, chapitres et extraits de livres, qu’il s’agit de présenter puis à partir desquels il est possible de débattre.
IV. la théorie de l’action anti-dialogique
« Si les leadeurs refusent la véritable praxis aux opprimés, ils se dépossèdent de la leur. Ils ont alors tendance à imposer leur parole, ce qui en fait une fausse parole, de nature dominatrice. » (p.159)
« Les leadeurs révolutionnaires non dialogiques avec les masses gardent donc "l’ombre" du dominateur "en" eux, ou bien, étant prisonniers d’un sectarisme indéniablement morbide, ils se trompent complètement. Dans les deux cas, ils ne sont pas révolutionnaires.
Il se pourrait même qu’ils arrivent au pouvoir, mais nous émettons des réserves quant à la révolution qui résulterait de cette action anti-dialogique. » (p.160)
Si les « masses opprimées » s’engagent dans la révolution en ne se considérant pas comme sujets de la révolution, cela favorise un « climat qui conduit aisément à la constitution des "bureaucraties" qui minent la révolution ». [...] Elles peuvent saboter leur "participation" à cause d’un esprit plus revanchard que révolutionnaire. » (p.161)
« Nous sommes convaincus que le dialogue avec les masses populaires est une exigence radicale de toute révolution authentique. C’est ce qui en fait une révolution. Il serait naïf d’attendre des coups d’État qu’ils établissent un dialogue avec les masses populaires. Ce qu’on peut en attendre, tout au plus, c’est un leurre pour se légitimer ou la force répressive. » (p163)
Même s’il s’oppose à la révolution comme coup d’État, on voit comment l’hypothèse d’une révolution menée par des leadeurs amène Paulo Freire a considérer la « participation » des masses à la révolution plutôt qu’une révolution complètement menée par les masses elles-mêmes. Il analyse pourtant le fait que c’est bien de cette « participation » et non d’une complète prise en main, que la bureaucratisation contre-révolutionnaire émerge.
L’action et la réflexion ne sont pas deux étapes.
« L’action et la réflexion ont lieu en même temps. » (p.163)
La révolution « ne peut être faite pour le peuple par les leaders, ni par le peuple pour les leadeurs, mais par tous deux, dans une solidarité qui ne saurait être brisée. (p.164)
« On n’apprend pas à nager dans une bibliothèque mais dans l’eau » (p.177)
La théorie de l’action anti-dialogique et ses caractéristiques : la conquête, la division pour maintenir l’oppression, la manipulation et l’invasion culturelle
Pour les envahisseurs culturels, « il est essentiel que les êtres envahis voient la réalité de leur point de vue à eux et non par eux-mêmes. Car plus les êtres envahis feront preuve de mimétisme, plus grande sera la stabilité des envahisseurs. » (p.203)
Dans un système d’oppression, les familles et les écoles « fonctionnent comme des agences formant de futurs envahisseurs » culturels.
« Plus ces relations de nature autoritaire se développent entre parents et enfants, plus les enfants introjectent peu à peu, dans leur enfance, l’autorité paternelle. » (p.205)
« Cette influence de la famille se prolonge dans l’expérience de l’école. Les élèves ont tôt fait d’y découvrir que comme à la maison, pour obtenir une récompense, ils doivent s’adapter aux préceptes verticalement établis. Et l’un de ces préceptes est de ne pas penser. » (p.206)
« Bien souvent, tout comme l’élite dominatrice, les leaders essaient de conquérir les masses, se font messianiques, usent de manipulation et exercent l’invasion culturelle. Et par ces biais, qui sont des voies de l’oppression, soit ils ne font pas la révolution, soit, s’ils la font, elle n’est pas véritable. »(p.224)
La théorie de l’action dialogique et ses caractéristiques : la co-opération, l’union, l’organisation et la synthèse culturelle
Pour la pédagogie des opprimés, « les sujets se retrouvent en co-opération pour transformer le monde ».(p.225)
« Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour les leaders révolutionnaires. Cela signifie simplement que les leaders, pour important que soit leur rôle – il faut reconnaître qu’il est fondamental et indispensable -, ne sont pas propriétaires des masses populaires. »(p.226)
Paulo Freire persiste à voir dans la révolution des « fonctions » et des « responsabilités » différentes entre masses et leaders.
« Il est vrai que sans leaders, sans discipline, sans ordre, sans décisions, sans objectifs, sans tâches à accomplir ni comptes à rendre, il n’y a pas d’organisation et que sans celle-ci, l’action révolutionnaire se dilue. Mais rien de tout cela ne justifie la manipulation des masses populaires, leur "chosification" ». (p.243)
« La théorie dialogique de l’action refuse l’autoritarisme aussi bien que le chaos. Elle affirme l’autorité et la liberté. Elle reconnaît qu’il n’y a pas de liberté sans autorité et inversement ». (p.244)
Ces dernières affirmations nous semblent problématiques. Les luttes des opprimé.es et des exploité.es démontrent constamment leur capacité d’auto-organisation. Les formes d’organisation verticales des mouvements révolutionnaires sont généralement la base de la bureaucratisation contre-révolutionnaire et de la formation d’un capitalisme d’Etat. En revanche , nous pouvons construire collectivement des moyens de coordonner nos forces et de conduire des stratégies victorieuses à partir de l’auto-organisation des opprimé.es.
« Les leadeurs révolutionnaires ne peuvent se constituer en dehors du peuple, délibérément : cela les conduirait à une inévitable invasion culturelle. » (p.251)
« Il ne faut accepter ni l’invasion des leaders dans la vision populaire du monde ni l’adaptation des leaders aux aspirations, bien souvent naïves, du peuple. » (p252)
Paulo Freire était-il lui-même occupé par des traces de « peur de la liberté » et du peuple ? Il semble avoir conçu une critique libertaire depuis sa pratique éducative tout en essayant de la conjuguer avec une base théorique où persistent des conceptions autoritaires.
Paulo Freire conclut :
« Nous serions donc heureux si, venant des potentiels lecteurs et lectrices de cet essai, surgissaient des critiques à même de rectifier des erreurs et confusions, d’approfondir certaines affirmations et de remarquer ce que nous n’avons pas vu. » (p255)
C’est la marque de la profonde sincérité révolutionnaire de Paulo Freire.
Depuis nos pratiques militantes et d’enquête, nous croyons à la nécessité de nous passer de « leadeurs révolutionnaires » et d’éducateurs professionnels. Il nous semble fondamental de réussir à fondre ces figures dans des groupes d’enquête auto-organisés, formés de dominé.es issu.es de différents horizons et parcours, et qui se conscientisent ensemble en confrontant des savoirs pratiques et théoriques. Ces groupes peuvent ainsi établir et coordonner leurs propres stratégies révolutionnaires.
Et à notre tour, nous serons heureuses et heureux si cette analyse est dépassée pour être améliorée par d’autres groupes d’enquête dans le sens d’une émancipation universelle et permanente.
Quelques pistes pour mieux connaître la vie et l’oeuvre de Paulo Freire
- https://alencontre.org/ameriques/amelat/bresil/bresil-il-y-a-100-ans-naissait-paulo-freire-la-conscientisation-et-lacte-de-lire.html
- Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé.e.s, Paris, Libertalia, 2017.
- Irène Pereira, préface à Paulo Freire, La pédagogie des opprimé.e.s, Paris, Agone, 2021.
Irène Pereira y fait notamment la synthèse des réponses de Paulo Freire aux critiques reçues après la publication de La pédagogie des opprimés et qu’il avait publiées dans Pédagogie de l’espoir, non-traduit en français. - Françoise Garibay, Michel Séguier (Coord.), Pratiques émancipatrices. Actualités de Paulo Freire, Syllepse, 2009.
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