Jouer à la guerre n’a rien d’anodin

Les jeux vidéo jouent un rôle majeur dans le maintien du complexe militaro-industriel mondial

, par Red pepper , ZUKOWSKA Marzena

Les jeux de guerre tels qu’on les connaît aujourd’hui ont depuis toujours entretenu une certaine confusion entre fiction ultra-patriotique et réalisme violent emprunté à l’univers du cinéma. La réaction du public a quant à elle généralement oscillé entre ventes records et indignation catégorique.

L’année dernière, le dernier volet en date du célèbre FPS (jeu de tir à la première personne) d’Activision, Call of Duty : Modern Warfare, a donné lieu à de nombreuses critiques pour avoir attribué à la Russie des crimes de guerre commis par les États-Unis au Moyen-Orient. Selon l’entreprise états-unienne, le jeu se déroule en fait dans un pays fictif. Malgré les critiques assassines et la désapprobation sans appel des joueurs russes, Modern Warfare a dégagé plus de 600 millions de recettes à travers le monde au cours de ses trois premiers jours de commercialisation seulement. Les ventes mondiales de la franchise dépassent aujourd’hui les recettes au box-office de l’univers Marvel de Disney et représentent le double de celles de Star Wars, deux des franchises de films les plus rentables de tous les temps. Des jeux de guerre similaires tels que Halo, Gears of War et Counterstrike occupent eux aussi régulièrement la tête des classements.

Un personnage du jeu vidéo Call of Duty : Advanced Warefare est à l’image des militaires états-uniens sur le terrain. Photo : Skall_Edit (CC BY-NC-ND 2.0)

Pour les opposant·es au complexe militaro-industriel, le succès remporté par les jeux de guerre à travers le monde soulève un certain nombre de préoccupations, même s’il n’a par ailleurs rien d’étonnant, sachant que les jeux vidéo ont longtemps été considérés comme des formes de divertissement « peu exigeantes », et les amateurs du genre comme les apôtres d’une virilité malsaine qui ne sont bons qu’à « tirer sur tout ce qui bouge ».

Ce type de clichés a conduit à sous-estimer l’influence considérable qu’ont les jeux vidéo sur les plans économique et social, laissant ainsi toute latitude aux institutions militaires pour en tirer profit pendant des dizaines d’années. Aujourd’hui, ce « complexe militaro-éducatif », comme l’appelle l’auteur de science-fiction Bruce Sterling, pèse plusieurs milliards de dollars et évolue en toute discrétion, sans se soucier des contradictions qui le caractérisent.

Le complexe militaro-éducatif

Aux États-Unis, l’armée a toujours joué un rôle moteur en matière de recherche et développement pour les nouvelles technologies, tout particulièrement en période de conflit. Selon Corey Mead, auteur de War Play, « sans la coopération d’agences comme la DARPA [Defences Advanced Research Project Agency], la base technologique sur laquelle repose l’industrie des jeux destinés au grand public n’existerait pas ». La DARPA a été créée pendant la guerre froide en réponse directe à la mise en orbite du satellite Spoutnik par l’Union soviétique. En 1962, en pleine course à la conquête de l’espace, la simulation militaire Spacewar !, mise au point par un groupe d’ingénieurs du MIT et financée par le Pentagone, a ainsi été le tout premier jeu vidéo d’inspiration militaire.

L’industrie des jeux vidéo et l’armée se sont dès lors mis à travailler main dans la main. C’est un entrepreneur du département de la Défense des États-Unis qui a mis au point en 1972 la toute première console destinée au grand public, la Magnavox Odyssey, initialement conçue en tant qu’outil de formation militaire. Elle était équipée d’un « pistolet optique » permettant à ses utilisateurs de s’entraîner au tir sur un écran de télévision.

L’armée n’a pas tardé à voir dans les jeux vidéo un bon moyen de former son personnel. En 1980, lorsque le géant des jeux d’arcade Atari a sorti le jeu en 3D Battlezone, l’institution militaire en a immédiatement profité pour l’adapter à des fins d’entraînement tactique. Une dizaine d’années plus tard, en 1994, les marines états-uniens ont fait mettre au point Marine Doom, un jeu de science-fiction qui a remporté un grand succès et qui est depuis devenu culte. En fin de compte, même si ni Battlezone ni Marine Doom n’ont été utilisés dans le cadre de la formation des soldats, d’autres simulateurs de combat numériques ont bel et bien été mis à contribution depuis l’époque de la première guerre du Golfe, ce qui a donné selon les intéressés des « résultats tout à fait satisfaisants ».

L’industrie des jeux n’a en réalité fait que suivre l’exemple d’Hollywood dans le domaine de l’échange de bons procédés avec l’armée. Le film Wings, lauréat d’un oscar en 1927, avait par exemple été largement produit et financé par le gouvernement états-unien. Dans les années 1960, la compagnie Walt Disney réalisait quant à elle régulièrement des films de propagande pour le compte de divers secteurs de l’armée.

En 1999, soucieuse de consolider sa collaboration avec le secteur du divertissement et le monde universitaire, l’armée a fondé l’Institut des technologies novatrices, rattaché à l’Université de Californie du Sud. Dans les années 2000, la CIA a « collaboré » avec le scénariste du film Zero Dark Thirty, tandis que la marine américaine était créditée en tant que « productrice » de quatre films à gros budget pour la seule année 2012. Une étroite coopération de ce type permet aux studios de réduire considérablement leurs budgets de production, tout en bénéficiant d’un accès privilégié aux sites de l’armée ainsi qu’aux toutes dernières technologies. En contrepartie, l’institution militaire a toute latitude pour insuffler dans les scénarios des théories martiales et patriotiques.

Des jeux adaptés aux conflits d’aujourd’hui

Des dizaines d’années consacrées au rapprochement entre les secteurs de l’armée et du divertissement ont permis d’ancrer l’univers du jeu vidéo dans toutes les dimensions de l’armée, du recrutement aux opérations sur le terrain, en passant par le traitement des troubles post-traumatiques. En 2018, en réaction à la soudaine chute du nombre d’enrôlements, l’armée états-unienne a fait part de son intention de dépêcher une délégation officielle au sein des tournois organisés par l’industrie du jeu. Selon le site d’information Business Insider, ce secteur du « sport électronique » est appelé à peser près de 1,5 milliard de dollars d’ici 2023. Certaines plateformes de diffusion en ligne telles que Twitch et Mixer diffusent d’ores et déjà des dizaines de milliers de parties par jour et organisent des épreuves qui peuvent rapporter plusieurs millions de dollars aux vainqueurs.

Plus de 6 500 soldats se sont alors portés volontaires pour rejoindre les rangs des joueurs de l’armée états-uneinne, avec laquelle il faut désormais compter dans les tournois les plus en vue consacrés à des jeux tels que Overwatch, Fortnite ou Call of Duty. L’objectif est totalement assumé : « faire connaître et mieux comprendre nos métiers aux jeunes d’aujourd’hui ». Des chargés de recrutement sont présents à chaque rencontre.

L’armée britannique a elle aussi tenté de tirer profit de la culture du jeu vidéo. L’an dernier, la compagnie privée Capita a ainsi cherché par le biais d’une campagne publicitaire qui n’est pas passée inaperçue à encourager les « blancs-becs », les « joueurs invétérés » et les « accros au téléphone » à rejoindre les rangs de l’armée. Elle a par ailleurs publié un fascicule de 66 pages intitulé « The Locker » en guise de complément gratuit du numéro de février 2019 du magazine PlayStation, ce qui n’a pas manqué de susciter l’indignation de nombreux parents. En première page, on pouvait lire : « Mettez à profit vos talents de joueur et découvrez pourquoi l’armée s’intéresse de près à votre habileté aux manettes ». Malgré le « buzz » pourtant peu favorable déclenché par cette initiative, Capita a considéré qu’elle avait rempli son rôle.

Rien ne prouve cependant que les amateurs de jeux vidéo soient réellement sensibles à ce type de démarchage non dissimulé. Les jeux de guerre, qui ont peu à peu acquis un statut culte au fil des années, ont donné de bien meilleurs résultats en matière de recrutement. Au début des années 2000, par exemple, suite au 11 septembre et dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme », l’armée états-unienne a redoublé d’efforts en matière de mise au point de simulateurs d’entraînement en collaboration avec les développeurs de jeux vidéo, et des centaines de titres sont aujourd’hui accessibles au grand public. Ils permettent aux joueurs lambdas comme aux professionnels de l’armée d’apprendre à conduire un char d’assaut ou à piloter un avion de chasse.

Certains de ces jeux sont directement financés par le gouvernement états-unien. Le FPS America’s Army, sorti en 2002, est l’un des plus prisés. Initialement conçu à des fins de formation, l’armée a choisi de le mettre gratuitement à la disposition du public pour donner aux recrues potentielles « un avant-goût de ce qui les attend au cours de la formation de base », selon Brian Stanley, capitaine de l’armée états-unienne et responsable du recrutement.

Ce jeu, toujours incontournable aujourd’hui dans le cadre des campagnes de recrutement, fait bien souvent l’objet de critiques de la part du grand public, mais aussi des universitaires ou des vétérans de l’armée. En 2007, par exemple, 90 membres de l’association Iraq Veterans Against the War ont protesté contre le fait que les recruteurs y aient eu recours pour attirer des jeunes de la communauté afro-états-unienne à l’occasion d’une importante rencontre consacrée à l’orientation organisée dans le Missouri.

En 2009, le Royaume-Uni a aussi lancé son propre jeu de recrutement destiné au grand public, Start Thinking Soldier, lequel n’a pas manqué de donner lieu à des plaintes auprès de l’organisme d’autorégulation de l’industrie de la publicité du pays en raison du fait que le jeu faisait « passer la guerre pour quelque chose de ludique » et qu’il prêtait donc à « confusion ». L’organisme a toutefois estimé que ce n’était pas le cas et a donc décidé de ne pas faire enquête sur la campagne.

Pourtant, d’important moyens sont mobilisés par certaines franchises comme Call of Duty pour que les jeux de guerre aient l’air « réels », même s’ils reposent sur des scénarios invraisemblables. Les éditeurs paient bien souvent des droits aux fabricants d’armes pour être en mesure de reproduire certains modèles, et il n’est pas rare que des vétérans de l’armée interviennent en tant que consultants pour garantir l’authenticité des univers de jeu. « Par conséquent, toutes les armes et tous les véhicules qui y sont reproduits sont fondés sur les dernières connaissances en matière d’armement », comme l’affirme Keith Stuart du journal britannique The Guardian. En échange, certaines figures du secteur comme Dave Anthony, auteur et producteur de Call of Duty, apportent leurs éclairages aux autorités états-uniennes sur « le devenir de la guerre ».

Préparer le terrain

Bien que l’on s’efforce à les rendre le plus réalistes possible, ces jeux ne parviennent pas tout à fait à reproduire les situations réelles de combat et ne permettent pas aux joueurs de savoir comment se servir de véritables armes. Ils permettent tout au plus d’acquérir les fondamentaux en matière de logistique militaire. Comme l’a confié le capitaine Stanley au site Ars Technica en 2008 : « Les enfants en savent bien davantage que nous sur l’armée... Et ils tirent une grande partie de ces connaissances des jeux vidéo ».

Les accessoires de jeu permettent également des rapprochements entre les univers réels et virtuels. Certaines manettes comme la Wiimote de Nintendo ou la manette Xbox 360 de Microsoft sont utilisées par les militaires états-uniens et britanniques pour piloter des drones et des robots dans le cadre d’opérations de déminage depuis 2008, à tout le moins. Cela n’a rien d’étonnant puisque cette technologie est déjà accessible au grand public et qu’il a été démontré – par le biais de nombreux tests effectués par les sociétés de jeux vidéo elles-mêmes – qu’elle revêt un caractère très intuitif. En fait, selon les études menées par Mary Cummings, professeure associée au MIT, le grand public est maintenant tellement habitué à l’architecture des jeux que de nombreuses personnes peuvent maintenant apprendre en trois minutes à piloter un drone dans le cadre d’une mission de surveillance (et sans le faire s’écraser), rien qu’à l’aide d’une application iPhone.

Quelle que soit la façon dont on y joue, la guerre engendre de réelles conséquences, lesquelles se font sentir bien au-delà des champs de bataille et des zones de conflit. Comme l’a fait valoir l’historien Nick Turse, l’utilisation de drones – et de toutes les autres techniques de combat à distance – tend à déconnecter les hostilités du réel et à les rendre plus acceptables, ce qui donne lieu à un « nombre incalculable de conflits simultanés » dont on n’imagine pas les conséquences sur le plan humain.

En ce qui concerne les soldats, la réalité de la guerre peut mener au suicide, à des invalidités, ou encore au fameux syndrome de stress post-traumatique. Depuis les années 1990, des chercheurs ont recours à des casques de réalité virtuelle en parallèle des thérapies pour traiter les troubles de stress post-traumatique chez les vétérans de guerre dans le cadre d’un programme appelé « Virtual Vietnam ». Plus récemment, le psychologue Skip Rizzo de l’Institute for Creative Studies a mis au point le programme « Virtual Iraq » en se basant sur le célèbre jeu Full Spectrum Warrior.

Bien qu’un certain nombre d’études indépendantes aient démontré l’efficacité de la réalité virtuelle dans le cadre du traitement des troubles post-traumatiques, le professeur John Derby, de l’université du Kansas, fait remarquer que les comptes-rendus de Rizzo aboutissent à des conclusions pour le moins inquiétantes puisque cette thérapie, en effet brève et peu coûteuse, pourrait ne simplement servir qu’à redéployer les soldats plus rapidement. Outre l’ironie qui découle du fait d’avoir recours à des jeux vidéo pour remédier aux conséquences néfastes des conflits ou encore pour recruter et former les soldats, il convient de souligner que des profits et des économies sont réalisés par les deux parties dans le cadre de cet échange de bons procédés.

De véritables héros

En rendant ludique, en simplifiant et en banalisant la guerre, les jeux vidéo permettent à la doctrine militaire états-unienne – et donc occidentale, par extension – de s’immiscer dans l’esprit du grand public. Ce n’est pas une coïncidence si, depuis le 11 septembre, on assiste à une recrudescence d’amateurs de FPS et d’aventures héroïques et immersives du genre Call of Duty : Modern Warfare qui se déroulent « dans toute l’Europe et le Moyen-Orient, pour mettre un terme la guerre mondiale généralisée ».

Matthew Payne, auteur de Playing War : Military Video Games after 9/11, soutient pour sa part que les jeux de guerre contribuent à apaiser certaines angoisses nationales en donnant l’impression aux joueurs de pouvoir maîtriser des conflits idéologiques apparemment difficiles ou impossibles à remporter. « Les films de guerre vous invitent à être spectateurs du conflit, tandis qu’avec les jeux de guerre, vous y participez », comme l’explique le journaliste. Les joueurs passent dès lors de spectateurs passifs d’un conflit auquel leur pays prend part à des héros directement impliqués dans la « guerre contre le terrorisme », prenant ainsi la tête du camp du bien (le monde occidental) contre le camp du mal (que ce soit la Russie, le Moyen-Orient ou encore des « envahisseurs venus de l’espace »).

Ces schémas idéologiques sont également à l’œuvre dans des jeux qui se déroulent sur le territoire national. Dans Battlefield : Hardline – publié peu après l’assassinat de Michael Brown par un policier à Ferguson, événement qui a donné naissance au mouvement Black Lives Matter –, les gentils sont incarnés par des policiers militarisés investis dans la « guerre contre le milieu de la drogue ».

Puisque la guerre ne connaît pas de frontières, on applique ce type de scénarios partout dans le monde. En 2001, l’éditeur de jeux syrien Dar al-Fikr a sorti un FPS intitulé Under Ash dans le but de contrecarrer la représentation des Arabes dans les jeux vidéo occidentaux, en présentant les Palestiniens comme de « gentils » combattants pour la liberté faisant face aux forces armées israéliennes. En 2011, le gouvernement chinois a quant à lui fait paraître Glorious Mission, un jeu similaire à Call of Duty dans lequel les forces ennemies revêtent la tenue militaire états-unienne. Ces jeux ne présentent toutefois rien de réellement nouveau puisque personne ne semble vraiment vouloir – ou pouvoir – s’émanciper des scénarios de type « nous contre eux ».

Ainsi, en 2010, Medal of Honour avait prévu qu’il serait possible aux joueurs d’incarner les combattants talibans dans un contexte afghan contemporain. L’armée britannique s’y est opposée, et le ministre de la Défense de l’époque, Liam Fox, a réclamé l’interdiction du jeu à la vente. Même Full Spectrum Warrior, un jeu destiné à l’entraînement militaire, a vu son cadre original d’Europe de l’Est modifié après le 11 septembre et l’invasion de l’Irak en faveur d’une « esthétique moyen-orientale ». Si les ennemis sont interchangeables, les héros doivent rester les mêmes.

Les jeux de guerre tels qu’on les connaît aujourd’hui ne sont que des simulations et ne reflètent pas les atrocités réelles des conflits. Les relations qui existent entre les campagnes militaires et l’industrie des jeux vidéo n’ont par ailleurs rien d’anodin : elles sont foncièrement liées à la recherche de profits et d’intérêts idéologiques. À une époque où la xénophobie et le nationalisme d’extrême droite se renforcent partout dans le monde, l’ambiguïté de certains jeux comme Call of Duty sur le plan moral accentue l’effet de déshumanisation de « l’autre » en nous coupant de la terrible réalité des champs de bataille.

Lire l’article original en anglais sur le site de Red Pepper

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Marzena Zukowska (Londres) est écrivaine, organisatrice événementielle et chercheuse. Retrouvez-la sur Twitter @marzenazukowska

Cet article, initialement paru en anglais sur le site de Red Pepper le 28 avril 2020, a été traduit vers le français par Laura Doucede et Damien, traducteur·rices bénévoles pour ritimo.