La militarisation de la « Big Tech » : essor de l’industrie de la défense numérique de la Silicon Valley

, par ALAI , GONZALEZ Roberto J.

Aux États-Unis, les grandes entreprises du numérique et les forces armées joignent de plus en plus leurs forces. Défaire ce nœud devient crucial pour éviter des guerres interminables à l’étranger et mettre fin à la police militarisée à l’intérieur du pays. Ritimo vous propose une synthèse de cet article en espagnol disponible sur le site de ALAI.

En septembre 2011, la CIA et l’armée états-unienne ont conjointement lancé une attaque de drones autorisée par le président Barack Obama. Cette attaque s’est soldée par l’assassinat au Yémen de Anwar Al Awlaki, un fervent imam né aux États-Unis. Les organisateurs de l’attaque s’étaient appuyés sur les données de géolocalisation d’Awlaki, contrôlées par l’Agence de Sécurité Nationale dans le cadre d’un programme de vigilance. Deux semaines plus tard, une attaque d’avion sans équipage de la CIA tuait un autre citoyen états-unien, s’appuyant sur le même type de données : le fils d’Awlaki, Abdulrahman al Awlaki, âgé de 16 ans.

De la même façon, un certain nombre de citoyen·nes états-unien·nes, ainsi que des milliers de civils en Afghanistan, en Asie centrale et au Proche orient ont été assassiné·es par des avions sans équipage : une avancée rapide vers la guerre automatisée. Le manque de précision de ces technologies et les marges d’erreur qui caractérisent les nouveaux systèmes d’armement sophistiqués, avec des capacités totalement autonomes, ne présagent rien de bon.

L’utilisation de plus en plus massive de technologie numérique a également impliqué la récupération massive de données de millions de personnes, alimentant des algorithmes qui peuvent être utilisés par les militaires sans mandat judiciaire à des fins d’espionnage, de reconstitution de réseaux, ou encore afin de diriger des attaques mortelles contre des individus. Drones, logiciels de géolocalisation, programmes-espions et autres sont des exemples de collaborations et de connexions entre les grandes entreprises de technologie, en particulier de la Silicon Valley, et les complexes militaro-industriels. Ces interconnexions entre le monde de la technologie et de la défense remontent aux années 50. Le début du développement de la Silicon Valley a été financé par des agences de défenses et de renseignement, dont le Pentagone, pendant la guerre froide.

S’il n’y a pas de consensus sur la définition de « guerre virtuelle », l’auteur se concentre sur quatre éléments : les systèmes d’armes robotisées et automatiques ; une version de haute technologie des opérations psychologiques ; les programmes de modélisation et de simulation prédictive ; et la cyberguerre, c’est-à-dire l’attaque et la défense des infrastructures essentielles. Ces technologies ont besoin de la production, disponibilité et analyse d’une énorme quantité de données prélevées par des drones, des satellites, des caméras, des téléphones portables, des transactions électroniques, des réseaux sociaux, des emails et autres. Une sorte de guerre d’algorithmes, alimentée par le travail quotidien de nombreux scientifiques, dont le centre principal se trouve dans la Silicon Valley. Cette guerre virtuelle se situe, en un sens, dans la continuité de la Révolution dans les affaires militaires, une doctrine développée dans les années 80 et 90 s’appuyant principalement sur la technologie. Après un temps de retrait, cette doctrine revient en force avec l’essor de nations rivales comme la Chine et la Russie.

De façon notable, le secrétaire de la défense états-unienne Ash Carter a installé de façon publique un poste avancé du Pentagone à quelques kilomètres de Googleplex, le campus de Google situé en Californie, avec une Unité d’Innovation de Défense Expérimentale appelée DIUx. Ainsi, le Pentagone a créé son propre incubateur de start-ups et finance des entreprises spécialisées en intelligence artificielle, cybersécurité et analyse de données. La proximité géographique avec des industries de la défense comme Lockheed Martin ou Northrop Grumman, d’une part, et de géants du numérique comme Google, Lab126 d’Amazon, ou encore Microsoft, de l’autre, est stratégique : il s’agit de profiter de la présence des esprits les plus brillants de l’industrie du numérique au profit du Pentagone. A court terme, l’objectif est que DIUx canalise des dizaines ou centaines de millions de dollars en direction d’entreprises prometteuses qui pourraient développer des technologies utiles à la défense. A long terme, il s’agit d’exposer les hauts commandements militaires à des projets futuristes, à de nouvelles cultures et de nouvelles idées. Des ex-dirigeants d’entreprises numériques ont été nommés au Conseil de l’innovation de défense.

Au fil des années, les montants investis par l’industrie de la défense dans le secteur de la technologie et du numérique a explosé, facilitant le passage de technologie du secteur privé aux services de renseignements et aux agences militaires états-uniennes. In-Q-tel - créé au départ par la CIA afin de capitaliser sur les innovations numériques – en est le meilleur exemple, avec le développement du programme Keyhole, capable de créer des cartes de haute résolution dans le monde entier, et qui a été un appui central aux troupes états-uniennes en Irak. C’est ce programme qui a été racheté par Google afin de créer Googlemaps. Plus récemment, les activités d’In-Q-Tel se sont orientées vers l’extraction de données sur les réseaux sociaux et autres plateformes.

L’argument principal en faveur de l’action conjointe de l’industrie du numérique et de l’armée états-unienne, tient à la menace que représente la Chine, qui déploie des technologies comparables contre ses propres citoyen·nes au Xinjiang. Cependant, dans le cas des États-Unis, les interminables guerres à l’étranger et la militarisation de sa police sont très inquiétantes.

Le projet Maven créé en 2017 et auquel auraient participé d’importantes entreprises du numérique (dont supposément Google), visait à recueillir des données photographiques afin d’entraîner des algorithmes – sans que les employé·es de ces entreprises sachent à quoi iels travaillaient. Huit mois plus tard, les militaires utilisaient ces algorithmes pour diriger les drones contre Daech en Irak et en Syrie. Lorsque des emails concernant le projet Maven ont circulé parmi les employé·es de Google, les ingénieur·es se sont indignés. En quelques mois, 4000 chercheur·ses ont signé une lettre adressée au PDG Sundar Pichai, exigeant l’annulation du contrat Maven. Une dizaine d’employé·es ont démissionné suite à cette affaire. Google a donc été contraint d’annoncer la fin du projet Maven et de formuler une série de « principes de l’IA » interdisant la production d’intelligence artificielle à des fins d’armement qui puisse violer les droits humains. Cette promesse était trop belle pour être crédible : en 2019, des preuves ont surgi, indiquant que Google continuerait de collaborer avec les militaires. De plus, d’autres entreprises développent, pour le compte du Pentagone, des programmes comme celui qui détecte la présence de personnes qui tentent de traverser la frontière états-unienne. Des analyses détaillées montrent ainsi que de nombreuses entreprises, via des contrats gardés secrets, jouent un rôle dans le développement de ces technologies. Cependant, les grèves des ingénieur·es contre la collaboration avec les militaires s’étend, comme cela a été le cas des employé·es de Microsoft en 2019, ou d’Amazon en 2018. Ce sont bien les dirigeants exécutifs qui vendent sans mauvaise conscience leur marchandise au Pentagone.

L’idée qu’une invention peut être utilisée à des fins pacifiques ou militaires, c’est-à-dire la notion de technologie à usage double, s’est généralisée. Google earth peut s’utiliser pour la cartographie et la recherche géographique, mais également être mobilisée par les Forces Spéciales dans des attaques ciblées. Les consommateurs les plus rentables sont souvent les militaires. On peut reprocher une certaine naïveté aux scientifiques qui produisent ces technologies ; il est possible que ces chercheur·ses accordent une confiance démesurée aux dirigeants de leurs entreprises. Il est difficile de penser comme un prolétaire lorsqu’on gagne un salaire annuel à six chiffres avec des avantages si importants. Les débats sur l’usage militaire de ces technologies a contribué à une prise de conscience de classe latente.

Cependant, la séparation entre le Pentagone et la Silicon Valley n’est pas bien plus qu’un mythe, et ce, depuis la Guerre Froide. Les militaires ont toujours été une des principales sources de financement et d’emploi dans le secteur technologique, selon l’historien Thomas Heinrich. La division se fait moins en termes de secteur, que de classe : il semblerait que le futur de la guerre virtuelle et des champs de bataille numériques se trouve entre les mains de ces ingénieur·es rebelles.

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