Inde : femmes, communs et patriarcat

, par WRM

Un point de vue féministe sur les communs révèle que l’accumulation s’oppose aux principes de base du partage et de la durabilité : bénéficier de l’abondance de la nature se fait en s’assurant que les besoins (et non les désirs ou la cupidité) définissent l’étendue de l’extraction. Pour que les communs existent, les besoins doivent être guidés par l’abondance et non pas par la rareté.

Karanjphen, Maharashtra, India. Photo : ptwo prise le 4 mars 2019 (CC BY 2.0)

Les communs servent de base aux moyens de subsistance et déterminent les rythmes de vie d’une grande partie de la population en Inde, en particulier pour ceux qui vivent en marge de l’économie capitaliste dominante. Les usagers des communs, les commoners, représentent une partie importante de la population indienne et la majorité dépendent des forêts et de la petite agriculture. Les responsables du développement cherchent à insérer les commoners dans l’économie moderne pour leur permettre de bénéficier d’avantages économiques, mais ils accordent peu d’attention au fait que les communs sont un mode de vie et que les processus de développement font peser une menace sur ceux qui dépendent de la nature et des interrelations de leurs modes de vie avec, par exemple, les forêts, en faisant l’hypothèse que les communs et leurs habitants ont besoin d’un changement de paradigme vers un mode de vie plus « civilisé ». Les multiples traditions qui restent vivantes, se maintiennent et préservent la vie qui les entoure, sont enracinées à l’intérieur des communs et de la diversité inhérente à ses forêts, ses prairies, ses plans d’eaux, etc. Elles sont basées sur une réciprocité symbiotique de protection et de renouvellement, sur des connaissances et des pratiques qui ont évolué au cours de siècles d’être et d’agir.

Les femmes jouent un rôle central dans ces communautés qui pratiquent et protègent les communs. Ces pratiques naissent d’une tradition du donner et du recevoir et, ensuite, de la création de « l’abondance ».

Certaines féministes défendent l’idée que, puisque ce sont les femmes qui donnent naissance aux enfants, le statut de dispensatrices de soins leur est « naturellement » attribué. D’autres féministes, au contraire, considèrent que l’attribution de ces rôles est une construction sociale. Le degré de reconnaissance et d’attention accordée aux femmes et leur contribution à la protection des sociétés varient selon les régions et les cultures. Cependant, ceux-ci sont de plus en plus restreints et assujettis par la structure socio-économique capitaliste, patriarcale et hiérarchique de la société, caractérisée par un contrôle oppressif sur le travail et la domination de la nature et du travail des femmes.

Le travail des femmes au foyer, dans les champs ou dans la forêt, dans l’élevage des animaux ou dans la collecte des combustibles, de la nourriture, de l’eau ou des herbes n’est ni considéré comme un « travail » dans le paradigme dominant actuel ni rémunéré ou respecté. Les droits des femmes à la terre et aux moyens de subsistance sont toujours les plus précaires. La violence généralisée contre les femmes dans toutes les sociétés est une expression de la domination et du contrôle du travail des femmes et de leurs capacités, autant que de la domination de la nature qui va de pair avec les technologies poursuivant ce but : l’exploitation minière, l’exploitation forestière, le chalutage, etc. [1]

En Inde, les éleveurs, souvent nomades, constituent une partie importante de la population. Ils ont pratiqué la chasse et la cueillette dans les forêts et ont eu des siècles d’apprentissage pour faire évoluer « un mode de vie » qui l’harmonisation de leurs besoins avec ceux de la nature, dont ils se sentent partie intégrante. Plusieurs de ces sociétés tribales ont eu une histoire matrilinéaire (où les descendants sont identifiés via la lignée de la mère), que l’on pense être ancrée dans la centralité des femmes pour maintenir des relations synergiques avec les communs (par exemple les Khasis dans l’État du Meghalaya, dans le Nord-Est, les tribus du district de Sirmor dans l’Himachal Pradesh, dans le nord de l’Inde, etc.). D’autres sociétés tribales, cependant, ont mis en place des modèles de survie et de subsistance dans des structures moins égalitaires et se tournent de plus en plus vers des modes de gouvernance patriarcaux rigides.

Histoires au féminin : cycles et abondance

Les connaissances et les histoires, les vies et les cycles saisonniers des communautés pastorales et des peuples autochtones sont de plus en plus documentés. Cependant, une grande partie de cette documentation est basée sur des histoires racontées par des hommes et fondées sur une mentalité patriarcale et capitaliste. Cela s’est traduit par la mise en avant de certaines activités et processus par rapport à d’autres ; la représentation d’expériences qui dépeignent et mettent l’accent sur des aspects particuliers de l’économie et les relations qui y sont intégrées ; la mise en évidence de valeurs spécifiques qui créent des images d’un certain style de vie et mettent l’accent sur certains choix plutôt que sur d’autres – une tentative de valider la légitimité d’un monde ancré dans la cupidité plutôt que dans le besoin, un monde dans lequel la domination et l’esprit de compétition sont des attributs naturels. Dans le même temps, les histoires qui sont le fondement de multitudes de communautés mais ne servent pas à l’accumulation dans des modes de production capitalistes, ont été ignorées.

Des tentatives plus récentes de documenter les histoires de ces communautés du point de vue des femmes illustrent les nuances de leur existence. Ces histoires mettent en lumière les expériences des communautés qui vivent et maintiennent leurs moyens de subsistance grâce à des modes d’existence simples et pourtant intimement liés à la nature. Ce sont principalement des récits et des analyses de sites de déplacement de populations ou de crise climatique, des luttes contre les assauts d’un développement destructeur et d’une industrialisation agressive, etc. Dans chacune d’entre elles, il existe invariablement des expériences de femmes qui font ressortir les nuances, les expressions qui guident les mouvements de protestation et les corps de femmes qui se retrouvent la plupart du temps en première ligne de la résistance. Et donc, ce sont aussi elles qui sont des cibles faciles pour le pouvoir agressif masculin des développeurs capitalistes de l’industrie, qui travaillent en alliance avec l’État.

Les communs, en tant qu’espace et à travers le temps, en tant que « culture » et « mode de vie », font partie intégrante des façons de faire, de savoir et d’être des femmes commoners. L’espace des communs définit et est défini par un entrelacement infini de leurs existences en tant qu’entités intégrées dans ces sphères, attribuées par le rythme de la nature. Ce sont les histoires et les traditions orales qui permettent le mieux d’en dévoiler le rythme et la nuance. Par exemple, l’apparition de nouvelles feuilles sur une espèce particulière de plantes, un oiseau ou la floraison sur un manguier, laissent augurer une bonne mousson. Les économies des communs dans une perspective de genre représentent un cycle quotidien d’équilibrage entre des besoins de survie et de soins et des processus d’abondance et de rareté. Les prélèvements dans les communs se font en fonction de la nécessité de les reconstituer pour maintenir un équilibre basé sur les cycles et les saisons. Le jhuming (culture itinérante) et le nomadisme ont suivi un rythme de ce type à travers l’espace et le temps.

Alors que plusieurs économies cherchent à redécouvrir ou à réimaginer les communs comme mode de vie, de nombreuses sociétés dans plusieurs régions du Sud ont réussi jusqu’à maintenant à maintenir une vie basée sur les communs, sous la forme d’un ensemble de principes et de rythmes définis contextuellement, mais aussi universel dans ses racines idéologiques de partage et d’abondance.

Travail et production

Malgré les importants changements actuels dans les sociétés tribales sous l’influence d’une économie ambiante oppressive et dominante, on constate encore que les droits des femmes aux ressources communautaires y restent reconnus. Pourtant, ces droits sont restreints dans le domaine des droits des ménages à la propriété foncière, un système qui est issu de pratiques de non-commoners ancrées dans les notions de propriété privée.

Bien que les femmes restent dans une plus large mesure les détentrices des connaissances en matière de nourriture, de plantes et de pratiques médicinales, disposant des connaissances et capacités nécessaires pour rechercher, cueillir, récolter et effectuer d’autres travaux à partir d’un héritage de compétences et de connaissances acquises, ce travail est pour l’essentiel invisible et manque de reconnaissance. Ce travail est devenu le fardeau des femmes lorsque la classification du travail est apparue : le travail à valeur de subsistance (attribué aux femmes qui l’effectuent en fonction de leur conviction vis-à-vis de sa valeur) a été séparé du travail à valeur économique (attribué d’abord et principalement aux hommes qui aspirent à acquérir une valeur économique grâce au travail salarié ou d’autres formes de liens avec le marché). À partir de cette classification, des hiérarchies ont été créées, le travail à valeur économique étant rémunéré et en conséquence, une valeur plus élevée lui étant attachée.

Le système de travail à valeur économique est toujours exécuté pour « l’étranger » – un entrepreneur ou une personne de la région qui fait allégeance au monde extérieur aux communs – pour des motifs autres que la subsistance. La probabilité que les hommes soient attirés par le système de travail à valeur économique est plus élevée parce qu’ils sont moins impliqués dans le travail lié à leurs communs et qui vise à entretenir sa philosophie. Les hommes ont également commencé à dominer les espaces de prise de décision et d’élaboration des règles qui déterminent les conditions de coopération des uns avec les autres et avec l’autre monde, le monde extérieur du marché (du travail à valeur économique). De ce fait, bon nombre de ces sociétés ont tendance à adopter et à renforcer les pratiques et les cultures dominantes, notamment les idéaux patriarcaux.

Les débats sur la nécessité de reconnaître le travail des femmes comme un travail à valeur économique, en le compensant par des mesures financières, ont trouvé un écho en Inde chez certains décideurs politiques et chez des féministes libérales occidentales. Bien que cela puisse sembler un objectif altruiste, cela porte en fait atteinte à la dignité d’un tel travail : Cela réduirait le travail de protection des femmes à une profession pour laquelle est dû le paiement d’un salaire qui solderait les comptes. L’acte de partager, d’entretenir et de protéger les communs pour la création de l’abondance est annulé quand on le considère simplement comme une marchandise à rémunérer. Mais, cette fonction n’étant pas partagée, elle se limite au domaine des femmes et ignore la structure sociale et culturelle qui y est intégrée.

Le « travail » dans une perspective féministe sur les communs

Dans la gestion de la nourriture pour le ménage, par exemple, les femmes prennent des décisions discrètes sur la nature et la quantité de ce qu’il faut collecter. Elles choisiront vraisemblablement ce qui est le plus abondant parce que c’est probablement ce qui se renouvellera le plus rapidement et le plus facilement, plutôt que des herbes, des tubercules, des racines ou des écorces intérieures particulières qui seront utiles comme produits alimentaires de secours en période de maladies ou si un risque pèse sur l’abondance. Le rôle de ces choix discrets est rarement reconnu ou compris dans le maintien d’un équilibre entre utilisation et renouvellement à l’intérieur des cycles de la nature et n’entre donc pas dans la prévision des besoins alimentaires ou la gestion des crises.

Pourtant, on voit souvent des planificateurs, des bureaucrates et des responsables des programmes d’État et d’aide, plongés dans la mise en place d’une recette particulière de prestations et de programmes de développement, déplorant que les communautés ne semblent pas appliquer une approche de planification pour résoudre leurs problèmes ni épargner en prévision des périodes de crise.

Une perspective féministe sur les communs révélerait que le fait d’être ancré dans les cycles et les rythmes de la nature rend la contrainte d’accumulation contradictoire avec les principes de partage et de soins. Que bénéficier de l’abondance dépend aussi du fait de s’assurer que les besoins (et non les désirs ou la cupidité) définissent l’ampleur de l’extraction, afin de permettre aux autres et à eux-mêmes de compter sur sa disponibilité à de futures occasions. Ces communautés se sont abstenues d’une culture d’accumulation, car c’est l’abondance et non la rareté qui guide leurs besoins. La simplicité des besoins est intégrée dans une fine texture de relations de réception et de réciprocité afin que le besoin d’accumulation et de conflit ne se pose pas. Et si cela devait se produire, on sait que de nombreuses communautés disposent aussi de normes pour redresser une telle situation.

Le problème ne réside donc pas dans leur réticence à accumuler ou à stocker, mais dans les processus qui menacent le maintien de l’abondance dont elles ont besoin. Le « travail » d’un point de vue féministe sur les communs doit intégrer les actions et les processus entrepris dans un contexte d’abondance de la nature et de processus de production partagés au profit de l’ensemble du bien-être. Le travail à valeur économique, en revanche, est une coercition dérivant du sentiment de rareté, qui oblige les individus à rechercher des bénéfices économiques pour eux-mêmes, indépendamment de la façon dont ces tâches peuvent affecter la nature et les autres êtres.

Le travail considéré comme travail à valeur économique ignore donc les processus enracinés dans des contextes sociaux et culturels complexes. Il rend invisibles le travailleur et la pertinence sociale et l’empreinte écologique de ce travail. Les mouvements de femmes s’efforcent de faire reconnaître ce travail, non pas en tant que « travail de femmes », mais comme un travail qui est fondamental pour le bien-être des sociétés. Les féministes s’efforcent également de partager ce travail ainsi que les rétributions – que ce soit en termes économiques ou dans les relations que ce travail implique. Si ce travail doit être partagé, les hommes et les femmes pourraient alors contribuer ensemble de manière plus globale à la construction de sociétés et de communs protecteurs.

Lire l’article original sur le site wrm.org