Et si le problème avec « Big Tech » était dans « Big » ?

, par La Dérivation. Education populaire et enjeux numérique

Quatrième et dernière contribution aux réflexions des rencontres « Faut-il en finir avec le Libre ? », que nous avons organisées en ligne du 2 au 4 avril 2021 sous forme de forum ouvert. Nous revenons sur des aspects qui nous ont paru marquant du long essai How to Destroy Surveillance Capitalism de Cory Doctorow, publié à l’été 2020, dont une traduction française a été réalisée par la vaillante équipe Framalang et publiée sur le Framablog. Nous avons eu envie de mettre en lumière la notion d’« exceptionnalisme tech », ce qui se joue autour des monopoles, de leur régulation et des perspectives en termes de mouvement politique large que cela ouvre.

Crédit : BP Miller sous licence Unsplash

Dans son essai, Cory Doctorow prend comme point de départ les signes du niveau inquiétant de désinformation et de pensées complotistes atteint ces dernières années. Mais il refuse d’en faire porter intégralement la responsabilité sur les médias sociaux dominants :

"Mais y a-t-il une autre explication possible ? Et si c’étaient les circonstances matérielles, et non les arguments, qui faisaient la différence pour ces lanceurs de théories complotistes ? Et si le traumatisme de vivre au milieu de véritables complots tout autour de nous – des complots entre des gens riches, leurs lobbyistes et les législateurs pour enterrer des faits gênants et des preuves de méfaits (ces complots sont communément appelés « corruption ») – rendait les gens vulnérables aux théories du complot ?

Si c’est ce traumatisme et non la contagion – les conditions matérielles et non l’idéologie – qui fait la différence aujourd’hui et qui permet une montée d’une désinformation détestable face à des faits facilement observables, cela ne signifie pas que nos réseaux informatiques soient irréprochables. Ils continuent à faire le gros du travail : repérer les personnes vulnérables et les guider à travers une série d’idées et de communautés toujours plus extrémistes."

Face à cela, de nombreux gouvernements souhaitent obliger les hébergeurs et plateformes à retirer toujours plus vite les contenus « problématiques », ce qui, compte-tenu du volume, encourage l’automatisation malgré toutes les injustices que cela génère. Mais surtout, cela créé un cadre légal impossible à respecter par de petits acteurs qui n’auraient pas les moyens d’une multinationale comme Facebook. Comme le pointe Cory Doctorow :

Il manque cependant une pièce essentielle au débat. Toutes ces solutions partent du principe que les entreprises de technologie détiennent la clé du problème, que leur domination sur l’Internet est un fait permanent. Les propositions visant à remplacer les géants de la tech par un Internet plus diversifié et pluraliste sont introuvables. Pire encore : les « solutions » proposées aujourd’hui exigent que les grandes entreprises technologiques restent grandes, car seules les très grandes peuvent se permettre de mettre en œuvre les systèmes exigés par ces lois.

Il est essentiel de savoir à quoi nous voulons que notre technologie ressemble si nous voulons nous sortir de ce pétrin. Aujourd’hui, nous sommes à un carrefour où nous essayons de déterminer si nous voulons réparer les géants de la tech qui dominent notre Internet, ou si nous voulons réparer Internet lui-même en le libérant de l’emprise de ces géants. Nous ne pouvons pas faire les deux, donc nous devons choisir.

La tech n’est pas exceptionnelle

Au cœur de l’essai de Doctorow se trouve la critique d’approcher la technologie comme « exceptionnelle », comme si ce qui concernait la technologie ne concernait pas le reste du monde, et vice et versa.

L’argument était utilisé par les détracteurs du mouvement des droits et des libertés numériques à ses débuts pour balayer l’idée que le fonctionnement de la technologie avait un impact sur le « monde réel ». Depuis, Internet est devenu omniprésent, à en « disrupter » nos quotidiens.

Pour autant, comme le pointe Cory Doctorow, « l’exceptionnalisme » n’a pas disparu. Il se sert de cette notion pour critiquer certains aspects du concept de « capitalisme de surveillance » tel que défini par Shoshana Zuboff :

Elle a raison sur la menace que représente actuellement le capitalisme pour notre espèce, et elle a raison de dire que la tech pose des défis uniques à notre espèce et notre civilisation, mais elle se trompe vraiment sur la manière dont la tech est différente et sur la façon dont elle menace notre espèce.

Il pointe également l’« exceptionnalisme » qui règne chez les militant·es du numérique pour qui « le militantisme de longue date est un handicap. Occupé·es à poursuivre des luttes numériques du siècle dernier, iels sont incapables de discerner de nouvelles menaces. » [1]

Cory Doctorow souligne en quoi l’analyse de Zuboff relève d’une approche « exceptionnaliste » en revenant sur un phénomène plus vieux même que le capitalisme : la monopolisation.

Le capitalisme de surveillance est le résultat d’un monopole. Le monopole est la cause, tandis que le capitalisme de surveillance et ses conséquences négatives en sont les effets. […], je dirai simplement que l’industrie technologique s’est développée […] en fusionnant avec des rivaux, en rachetant les concurrents émergents et en étendant le contrôle sur des pans entiers du marché.

L’analyse de Zuboff pointe les dangers de la surveillance de masse en ce qu’elle permet, entre autres, de manipuler l’opinion à une large échelle. Après avoir rappelé que nous étions sûrement plus difficiles à manipuler que ce que promet le marketing des géants de la tech, Cory Doctorow souligne que, pour lui, ce danger de manipulation est davantage lié aux monopoles des géants qu’à leur capacité technique :

La prédominance de Google sur la recherche (plus de 86% des recherches effectuées sur le Web […]) signifie que son classement des résultats de recherche a un impact énorme sur l’opinion publique. Paradoxalement, c’est la raison que donne Google pour ne fournir aucune transparence sur ses algorithmes : sa prédominance implique que le classement des résultats est trop important […] car si un acteur malveillant découvrait une faille dans [le] système, alors il l’exploiterait pour pousser son point de vue jusqu’au début du classement. Il existe un remède évident lorsqu’une entreprise devient trop grosse pour être auditée : la diviser en fragments plus petits.

Zuboff parle du capitalisme de surveillance comme d’un « capitalisme voyou » dont les techniques d’accumulation de données et de machine learning nous privent de notre libre arbitre. Mais, tandis que les effets de campagnes visant à fausser nos croyances préexistantes sont limités et temporaires, ceux d’une monopolisation des moyens d’information sont massifs et durables. Contrôler les résultats des recherches du monde entier signifie contrôler autant l’accès aux arguments qu’à leurs réfutations et, par conséquent contrôler une grande partie des croyances de la planète. Si nous nous préoccupons de savoir comment des entreprises nous empêchent de nous faire notre opinion et de déterminer notre avenir, l’impact de la prédominance dépasse de loin celui de la manipulation et devrait être au centre de notre analyse et de notre recherche de solutions.

Cory Doctorow poursuit plus loin sa réflexion sur cette question des moteurs de recherche et du besoin de leur multiplicité, comme d’une extension de la pluralité des sources qui sont une nécessité pour pouvoir recouper une information :

Beaucoup des questions que nous posons aux moteurs de recherche n’ont pas de réponses correctes qui pourraient être déterminées empiriquement. « Où devrais-je aller dîner ? » n’est pas une question objective. Même pour les questions qui ont des réponses objectives (« Les vaccins sont-ils dangereux ? »), ces réponses n’ont pas de source qu’on pourrait empiriquement déterminer comme supérieure à une autre. De nombreuses pages confirment l’innocuité des vaccins, laquelle mettre en premier ? Dans un contexte de concurrence, les consommateur·ices peuvent choisir parmi de nombreux moteurs de recherche et préférer celui dont les décisions algorithmiques lui conviennent le mieux. Mais en contexte de monopole, chacun·e d’entre nous va chercher ses réponses au même endroit.

La constitution des monopoles

C’est à partir de ces constats que l’analyse de Cory Doctorow offre de nouvelles pistes de luttes. Il revient sur les mécanismes de monopolisation et souligne qu’au moins aux États-Unis, des dispositifs législatifs ont existé pour lutter contre ces mécanismes, avant d’être affaiblis dans les années 1980.

La prédominance de Google dans le domaine de la recherche n’est pas une simple question de mérite : pour atteindre sa position dominante, l’entreprise a utilisé de nombreuses tactiques qui auraient été interdites sous les normes antitrust en place avant Reagan. Après tout, il s’agit d’une entreprise qui a développé deux produits majeurs : un très bon moteur de recherche et un assez bon clone de Hotmail. Tous ses autres grands succès – Android, YouTube, Google Maps, etc. – ont été obtenus par l’acquisition d’un concurrent émergent. De nombreuses branches clés de l’entreprise, comme la technologie publicitaire DoubleClick, violent un principe historique anti-monopole, celui de la séparation structurelle qui interdit aux entreprises de posséder des filiales rentrant en concurrence avec leurs clients. Par exemple, on a empêché les sociétés de chemins de fer de posséder des sociétés de fret, qui auraient sinon concurrencé les transporteurs dont elles acheminaient le fret.

Un des intérêts de l’argumentation de Cory Doctorow, c’est qu’elle se prête bien à être entendue par les pouvoirs en place habitués à raisonner en termes de « démocratie de marché » :

Les idéologues du marché les plus fanatiques sont les seuls à penser que les marchés peuvent s’autoréguler sans contrôle de l’État. Pour rester honnêtes, les marchés ont besoin de chiens de garde : régulateurs, législateurs et autres représentants du contrôle démocratique. Lorsque ces chiens de garde s’endorment sur leurs lauriers, les marchés cessent d’agréger les choix des consommateurs parce que ces choix sont limités par les activités illégitimes et trompeuses que ces entreprises pratiquent sans risques car personne ne leur demande de comptes.

Pour revenir plus spécifique sur le cas Google :

Si nous craignons que les entreprises géantes ne détournent les marchés en privant les consommateurs de leur capacité à faire librement leurs choix, alors une application rigoureuse de la législation antitrust semble être un excellent remède. Si nous avions refusé à Google le droit d’effectuer ses nombreuses fusions, nous lui aurions probablement aussi refusé sa prédominance totale sur le domaine de la recherche. Sans cette prédominance, les théories fétiches, les préjugés, les erreurs (et les bonnes décisions aussi) des ingénieurs et des chefs de produits de Google n’auraient pas un effet aussi disproportionné sur les choix des consommateurs.

Une concurrence devenue impossible

Cory Doctorow passe également les autres GAFAM [2] au prisme de son analyse :

Cela vaut pour beaucoup d’autres entreprises. Amazon, l’entreprise type du capitalisme de surveillance, est évidemment l’outil dominant pour la recherche sur Amazon, bien que de nombreuses personnes arrivent sur Amazon après des recherches sur Google ou des messages sur Facebook. Évidemment, Amazon contrôle la recherche sur Amazon. Cela signifie que les choix éditoriaux et intéressés d’Amazon, comme la promotion de ses propres marques par rapport aux produits concurrents de ses vendeurs, ainsi que ses théories, ses préjugés et ses erreurs, déterminent une grande partie de ce que nous achetons sur Amazon. Et comme Amazon est le détaillant dominant du commerce électronique en dehors de la Chine et qu’elle a atteint cette domination en rachetant à la fois de grands rivaux et des concurrents émergents au mépris des règles antitrust historiques, nous pouvons reprocher à ce monopole de priver les consommateurs […] de leur capacité à façonner les marchés en faisant des choix raisonnés.

Tous les monopoles ne sont pas des capitalistes de surveillance, mais cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas capables de façonner les choix des consommateurs de multiples façons. Zuboff fait l’éloge d’Apple pour son App Store et son iTunes Store. Le fait de pouvoir y mettre des prix a, appuie-t-elle, été le secret pour résister à la surveillance [comme modèle économique] et, du coup, créer de nouveaux marchés. Mais Apple est le seul revendeur autorisé sur ses plateformes, et c’est le deuxième plus grand fournisseur de mobiles au monde. Les éditeurs qui mettent en vente des logiciels sur la plateforme d’Apple accusent l’entreprise des mêmes pratiques malsaines de surveillance qu’Amazon et d’autres grands revendeurs : espionner leurs clients pour trouver de nouveaux produits lucratifs à lancer, utilisant ainsi gratuitement les éditeurs indépendants comme autant d’études de marché, avant de les exclure de ceux qu’ils auraient découvert.

[…] les clients des mobiles d’Apple n’ont pas légalement le droit de changer leur iPhone pour basculer vers un autre revendeur d’applications. Apple, évidemment, est seul à pouvoir décider du classement des résultats de recherche sur ses Stores. Ces décisions garantissent que certaines applications seront fréquemment installées (parce qu’elles apparaissent dès la première page) et que d’autres ne le seront jamais (parce qu’elles apparaissent sur la millionième page). Les décisions d’Apple en matière de classement ont un impact bien plus important sur les comportements des consommateurs que les campagnes publicitaires des robots du capitalisme de surveillance.

À celles et ceux qui lui répondraient que les situations de monopoles seraient liées aux marchés technologiques, Cory Doctorow revient sur le piège de « l’exceptionnalisme » :

L’exceptionnalisme technologique est un péché, qu’il soit pratiqué par les partisans aveugles de la technologie ou par ses détracteurs. Ces deux camps sont enclins à expliquer la concentration monopolistique en invoquant certaines caractéristiques particulières de l’industrie technologique, comme les effets de réseau ou l’avantage du premier arrivé. La seule différence réelle entre ces deux groupes est que les apologistes de la technologie disent que des monopoles sont inévitables et que nous devrions donc laisser la technologie s’en tirer malgré ses abus alors que les autorités de la concurrence des États-Unis et de l’UE disent que les monopoles sont inévitables et que nous devrions donc punir la technologie pour ses abus, sans pour autant essayer de briser les monopoles.

S’il fallait une preuve que les géants ne sont pas indéboulonnables, on peut prendre comme exemple l’essor récent de l’application de messagerie Signal. En janvier 2021, Facebook a annoncé un changement dans la politique de captation et d’utilisation des données de son application de messagerie WhatsApp – par ailleurs développée par un concurrent puis rachetée par Facebook en 2014. La Réglementation européenne Générale de Protection des Données a obligé Facebook à recueillir le consentement explicite des utilisateur·ices de WhatsApp pour ses nouveaux traitements. Plutôt que de se soumettre, de nombreuses personnes sont parties à la recherche d’alternatives, et beaucoup sont arrivées sur Signal, une solution sûre et développée par une organisation sans but lucratif. Il est légitime d’imaginer que davantage de législation en défaveur des géants de la tech puisse favoriser des exodes similaires.

Capacité de lobbying et verrous idéologiques

Le problème est qu’il est malheureusement très difficile de faire passer la moindre législation contraignante. Comme le souligne Doctorow :

Beaucoup des préjudices causés par le capitalisme de surveillance sont le résultat d’une réglementation trop faible voire inexistante. Ces vides résultent du pouvoir des monopoles à résister à des réglementations plus strictes et à adapter les réglementations existantes afin de continuer à exercer leurs activités telles quelles.

Cette tolérance, ou indifférence, à l’égard de la collecte et de la conservation excessives des données peut être attribuée en partie à la puissance de lobbying des plateformes. Ces plateformes sont si rentables qu’elles peuvent facilement se permettre de réaffecter des sommes colossales pour lutter contre tout changement réel – c’est-à-dire tout changement qui les obligerait à internaliser les coûts de leurs activités de surveillance.

Cette puissance de lobbying est renforcée par le fait que les tentations sécuritaires des États leur donne intérêt à la concentration en ce qu’elle rend plus facile la surveillance :

Un secteur technologique centralisé qui travaille avec les autorités est un allié beaucoup plus puissant dans le projet de surveillance massive d’État qu’un secteur fragmenté composé d’acteurs plus petits.

Enfin, l’autre problème est que la concentration produit une uniformité idéologique, parce que les quelques mêmes personnes passent d’un géant à l’autre, et sont également les seules à même de travailler sur la réglementation :

Ils ont même de bons arguments pour ça : après tout, quand il n’existe que quatre ou cinq grandes entreprises dans un secteur industriel, toute personne qualifiée pour contrôler la réglementation de ces entreprises a occupé un poste de direction dans au moins deux d’entre elles. De même, lorsqu’il n’y a que cinq entreprises dans un secteur, toute personne qualifiée pour occuper un poste de direction dans l’une d’entre elles travaille par définition dans l’une des autres.

Cory Doctorow explique en quoi des lois antitrust plus fermes pourraient diminuer les moyens de lobbying de ces structures et produire davantage de diversité idéologique :

Les industries compétitives sont fragmentées : dans une industrie compétitive les entreprises s’entre-déchirent en permanence et rognent sur leurs marges respectives dans l’espoir de se voler leurs meilleurs clients. Ce qui leur laisse beaucoup moins de capitaux à utiliser pour du lobbying et demande beaucoup plus de travail pour convaincre toutes les entreprises de mettre des ressources en commun pour le bien de l’industrie toute entière.

Des marchés concurrentiels affaibliraient le pouvoir de lobbying des entreprises en réduisant leurs profits et en les opposant les unes aux autres au sein des instances de régulation. Cela donnerait aux clients d’autres endroits où aller pour leurs services en ligne. Les entreprises seraient suffisamment petites pour être réglementées et cela ouvrirait la voie à des sanctions significatives en cas d’infraction. Cela permettrait à des ingénieurs, hors du dogme de la surveillance, de lever des capitaux pour concurrencer les géants en place.

Le phénomène de concentration est partout

En se distanciant une nouvelle fois d’une approche « exceptionnaliste », Cory Doctorow relève à quel point ce mouvement de concentration concerne l’ensemble des industries :

À l’appui de cette théorie, je propose de considérer la concentration que tous les autres secteurs ont connue au cours de la même période. Du catch aux biens de consommation emballés, en passant par le crédit-bail immobilier, les banques, le fret maritime, le pétrole, les labels de musique, la presse écrite et les parcs d’attractions, tous les secteurs ont connu un mouvement de concentration massif. Il n’y a pas d’effets de réseau évidents ni d’avantage de premier arrivé dans ces secteurs. Cependant, dans tous les cas, ils ont atteint leur statut de concentration grâce à des tactiques qui étaient interdites [auparavant] : fusion avec les concurrents les plus importants, rachat de nouveaux venus innovants, intégration horizontale et verticale, [3] et une série de tactiques anticoncurrentielles qui étaient autrefois illégales mais ne le sont plus.

Dans les séries de tactiques anticoncurrentielles sur lequel il revient mais que nous ne développerons pas ici, se trouvent les abus autour des brevets, l’extension toujours plus longue du droit d’auteur, et toutes les législations empêchant la rétro-ingénierie.

Après quarante ans à ignorer scrupuleusement les mesures antitrust et leur mise en application, il n’est pas surprenant que nous ayons presque tous oublié que les lois antitrust existent, que la croissance à travers les fusions et les acquisitions était largement interdite par la loi, et que les stratégies d’isolation d’un marché, comme par l’intégration verticale, pouvait conduire une entreprise au tribunal.

Une des armes antitrust sur lesquelles Cory Doctorow revient également est l’interopérabilité, la capacité pour un produit de pouvoir fonctionner avec un autre. Il revient entre autres sur l’exemple des cartouches d’imprimante fabriqués par des tiers, et les mécanismes déloyal et contraire aux intérêts des consommateur·ices des fabriquant d’imprimante. Obtenir une législation qui, a minima, interdit aux fournisseurs de mettre en place de tels dispositifs serait déjà un pas en avant. Mieux, on peut imaginer obliger les fabricants à produire les documents et outils nécessaires à l’interopérabilité. Dans le cas des médias sociaux, ce type de législation semble crucial pour empêcher les monopoles.

Un front commun

Pour les anti-capitalistes convaincu·es, l’approche que propose de Cory Doctorow peut tenir du pansement sur une fracture ouverte. Pour autant, face à un mouvement de concentration ayant traversé tous les secteurs de l’industrie, on peut imaginer un mouvement de lutte associant en retour de nombreux secteurs militants.

Pouvons-nous retrouver cette volonté politique ?

James Boyle, un universitaire spécialisé dans le copyright, a analysé comment le terme « écologie » a marqué un tournant dans le militantisme pour la sauvegarde de l’environnement. Avant que ce terme soit adopté, les personnes qui voulaient protéger les baleines ne considéraient pas forcément combattre pour la même cause que celles qui voulaient protéger la couche d’ozone ou celles qui luttaient contre la pollution de l’eau ou contre les pluies acides.

Mais le terme « écologie » a regroupé ces différentes causes en un seul mouvement, dont les membres se sont montrés solidaires les un·es des autres. Ceux qui se souciaient de la pollution de l’eau ont signé les pétitions diffusées par celles et ceux qui voulaient mettre fin à la chasse à la baleine, et les opposant·es à la chasse à la baleine ont défilé aux côtés de celles et ceux qui réclamaient des mesures contre les pluies acides. Cette union autour d’une cause commune a radicalement changé la dynamique de l’environnementalisme et ouvert la voie au militantisme climatique actuel et au sentiment que garder la planète Terre habitable relevait d’un devoir commun.

Je crois que nous sommes à l’aube d’un nouveau moment « écologique » consacré à la lutte contre les monopoles. Après tout, la technologie n’est pas la seule industrie concentrée, ni même la plus concentrée.

On trouve des partisans du démantèlement des trusts dans tous les secteurs de l’économie. On trouve partout des personnes abusées par des monopolistes qui ont ruiné leurs finances, leur santé, leur vie privée, leur parcours et la vie de leurs proches. Ces personnes partagent la même cause que ceux qui veulent démanteler les géants de la tech et ont les mêmes ennemis. Lorsque les richesses sont concentrées entre les mains d’un petit nombre, presque toutes les grandes entreprises ont des actionnaires en commun.

Pour résumer, et si le problème dans « big tech », c’était surtout « big » ? Et si cela valait aussi pour « big pharma », « big agro », la finance, la presse, l’énergie et de nombreux autres secteurs ? Et si cela pouvait constituer la base d’un large front commun ? Cela ne serait sûrement pas la solution à tous nos problèmes, mais diminuer le pouvoir du capital, calmer les abus les plus criants, retrouver du pouvoir démocratique et apprendre a se connaître, ça semble déjà un bon plan pour commencer, non ?

Lire l’article sur dérivation.fr