Comment peut-on comprendre les récents événements du Niger à l’aune de la transformation de l’ordre mondial ?
La situation politique et sécuritaire de la région sahélo-saharienne, et au-delà jusqu’en Afrique de l’Ouest, est aujourd’hui déterminée par l’onde de choc du renversement de Mohamed Bazoum, chef de l’État nigérien. L’effet de ce putsch dépasse de loin ceux provoqués par les coups d’État au Mali et au Burkina Faso. Le coup d’État du 26 juillet 2023 perpétré par la garde présidentielle et ensuite entériné par l’ensemble de la direction militaire du Niger a suscité une levée de boucliers d’une ampleur plutôt inédite dans une région ou on ne compte plus les putschs et les violations constitutionnelles. Il s’agit bien entendu d’un grave coup porté à la mise en place d’un État de droit dans un pays qui, depuis son indépendance formelle en 1960, est sans discontinuité une néocolonie française.
De ce point de vue, il doit être condamné en tant qu’attentat à l’expression légale du peuple nigérien et il doit être exigé des autorités militaires qu’elles rendent le pouvoir aux civils au plus tôt dans un cadre non violent, ordonné et démocratique. Il ne s’agit pas d’une posture purement éthique ou d’une injonction formelle mais d’une nécessité politique qui découle autant de l’observation critique de l’histoire du continent depuis les indépendances que la situation économique et sociale du Niger lui-même. Les prises de pouvoir par les militaires n’ont que très rarement débouché sur le progrès, le développement ou la moralisation de la vie politique ; dans ce vaste pays du Sahel, le bilan de la longue dictature – plus de treize ans – du général Seyni Kountché est dans toutes les mémoires. Ces coups d’État militaires ne produisent, trop souvent, qu’une régression extrêmement coûteuse pour les nations qui en sont victimes.
Mais, manipulations ou non, tous les observateurs ont constaté un réel soutien populaire aux putschistes nigériens. Ce coup d’État, très probablement coordonné avec des forces politiques et tout aussi probablement après consultation de l’allié américain, se distingue de ceux qui l’ont précédé par la volonté très clairement exprimée de se débarrasser de la présence française, militaire et économique. Il n’est pas inutile de ce point de vue de noter qu’à la différence des coups d’État malien et burkinabé, organisés et mis en œuvre par de jeunes officiers, celui du CNSP est conduit par des généraux qui dirigent l’armée depuis plusieurs années…
Il reste que le Comité national pour la sauvegarde de la patrie s’aligne sur les positions décoloniales des juntes militaires au Mali et au Burkina Faso dans un contexte global propice aux remises en question des « règles » imposées par les tuteurs ex-coloniaux dont le double langage est aujourd’hui parfaitement décrypté par les opinions africaines. L’accès à l’information, élargi et démocratisé par les technologies numériques, a incontestablement précipité une prise de conscience de la nature hiérarchique, brutale, injuste et inégale de l’ordre du monde.
Ainsi, au-delà de son passif colonial et des exactions plus actuelles de la Françafrique, la réputation de la France forgée par les réseaux sociaux et les chroniqueurs de l’internet est, depuis plusieurs années, très sérieusement écornée. La jeunesse du continent, massivement connectée et active sur les réseaux sociaux, n’ignore rien des représentations des Africains par les médias français et sait quels traitements sont réservés aux minorités non blanches par les institutions de ce pays. La gestion impitoyable des migrants, celle, violente et trop souvent meurtrière, des jeunes d’origine africaine par une république de plus en plus repliée sur ses compulsions coloniales fait largement plus de torts à l’image de la France dans l’opinion continentale que toute propagande de pays concurrents. À cela il faut ajouter l’exaspération manifeste des opinions publiques du continent devant la relation de domination entérinée par une caste de pouvoir installée et protégée par les ex-métropoles coloniales.
La position géographique du Niger, pays de 23 millions d’habitants en croissance démographique rapide, deux fois plus vaste que la France, en fait un pays charnière entre l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique de l’Est, l’Afrique centrale et le Maghreb. L’importance du pays est très fortement accentuée par sa position d’important producteur d’uranium au potentiel gigantesque, identifié mais encore largement inexploité. En effet, outre l’existence de ressources minières abondantes – or, fer, manganèse, etc. –, des études géologiques (américaines) ont conclu à l’existence de très considérables gisements de pétrole et de gaz naturel qui pourraient faire du Niger la nouvelle frontière de l’énergie fossile. Les Américains ne s’y sont pas trompés en prenant pied de manière de plus en plus visible dans le pays et en développant une politique de soutien à leurs compagnies pétrolières sous couvert d’aide au développement et de coopération, la Pan Sahel Initiative, au début des années 2000, en est un emblème. L’intérêt américain fondé sur la promotion d’intérêts bien compris et sur la lutte contre le terrorisme a pour objectif corollaire de contrer l’expansion chinoise dont la dynamique économique participe à la remise en cause d’un ordre néocolonial figé dans des formes de dominations d’un autre temps.
Le Niger est de ce point de vue un théâtre amplement révélateur de la prédation néocoloniale. Ce pays qui fournit une part non négligeable de son combustible nucléaire à la République française depuis 1975 via la holding Orano (ex-Areva) demeure l’un des trois ou quatre pays les plus pauvres de la planète. Le Niger dépend pour son approvisionnement électrique du Nigéria voisin qui n’a pas hésité à interrompre ce flux vital au lendemain du coup d’État.
Les pays du continent seraient ils condamnés à demeurer pour l’éternité de simples producteurs et exportateurs de matières premières cédées à vil prix ? Comment expliquer cette exploitation soutenue et continue qui n’aboutit jamais à des industries locales de transformation ?
En cinquante ans de présence et de superprofits, l’exploitation de l’uranium n’a pas donné lieu à investissement dans un secteur vital pour les populations. En toute indécence coloniale, l’uranium nigérien qui sert à produire une part substantielle de l’électricité en France est extrait d’un pays condamné à être privé d’électricité… Loin d’être profitable à la société nigérienne, cette ressource extraite dans des conditions irresponsables, dans le mépris ostensible de la vie et la santé des habitants, produit des dégâts durables et une pollution aux effets catastrophiques.
Dans le feu des menaces et des déclarations martiales, il est intéressant de relever que les va-t’en-guerre d’une CEDEAO aux indignations sélectives n’ont jamais pu se mobiliser effectivement contre les bandes armées qui sévissent dans la région, Aqmi, Boko Haram et groupes relevant du crime organisé… Le prétexte avancé par certains membres de l’organisation régionale « de restaurer l’ordre constitutionnel » est tout à fait déplacé de la part de dirigeants parvenus au pouvoir sur le dos de blindés étrangers ou manipulant ouvertement leurs propres constitutions pour se maintenir au pouvoir ad vitam aeternam. Paris, qui ne peut plus intervenir directement et ouvertement, aurait-il assuré ces États-liges aux structures fragiles de son soutien opérationnel ?
Cependant, les probabilités d’enlisement dans un conflit sanglant et de l’élargissement concomitant des zones de non-droit sont trop élevées pour être ignorées, y compris dans les cercles bellicistes. Les nombreuses fractures qui traversent tous les pays de la région pourraient se rouvrir douloureusement dans le cours d’une expédition qui a peu de chance de se transformer en brève promenade de santé. La posture guerrière de la CEDEAO, déraisonnable et déconnectée des réalités, est difficile à justifier sur le plan purement militaire et intenable sur les plans moral et juridique. Il s’agirait ni plus ni moins d’une intervention dans les affaires internes d’un pays souverain. Les menaces de guerre sont inacceptables autant que les sanctions qui frappent de manière indiscriminée une population particulièrement fragile.
Il reste que la position de la CEDEAO est loin de faire l’unanimité sur le continent. Le refus tardivement exprimé par l’Union africaine d’une invasion du Niger vient en appui des pays qui ont d’emblée condamné le recours à la force pour un hypothétique rétablissement de l’ordre constitutionnel. Outre ses alliés du Mali et du Burkina Faso, le Tchad et l’Algérie ont fermement exprimé leur opposition à toute aventure militaire. Rejoints en cela par les États-Unis et la Russie.
En France même, des voix bien plus mesurées se font entendre pour mettre en avant les risques d’un conflit, direct ou indirect, à la lumière des échecs désastreux des interventions précédentes fondées sur des prétextes « humanitaires » au nom d’un inacceptable « droit d’ingérence ».
Il n’existe évidemment aucune solution militaire extérieure à une crise politique interne. La guerre ne peut produire que des effets dévastateurs qui ne seront pas limités au Niger. Et c’est bien le point central des divergences de l’Algérie et d’autres pays, y compris ses alliés traditionnels, avec la France.
En tout état de cause, il appartient au peuple nigérien seul, à ses élites politiques et intellectuelles de trouver des solutions politiques et institutionnelles à la crise ouverte par le putsch du 23 juillet 2023. Le rôle des pays voisins et amis consiste dans cette perspective à favoriser tout ce qui peut contribuer à une sortie pacifique acceptable par la majorité des Nigériens.
En quoi la situation du Niger peut-elle affecter les relations de l’Algérie avec les acteurs extracontinentaux de la crise ?
S’agissant du Niger, la France et l’Algérie, dont les relations sont tendanciellement à la détérioration, adoptent des positions diamétralement opposées. Le pouvoir français constate avec dépit sa perte d’influence rapide dans ce qui fut, il n’y a pas si longtemps, son pré-carré exclusif et envisage toutes les hypothèses pour ne pas perdre pied au Niger et abandonner une source stratégique d’approvisionnement pour ses dispositifs nucléaires, civils et militaires. C’est ainsi qu’il faut comprendre les pressions de Paris pour l’intervention militaire de la CEDEAO.
L’Algérie ne peut à l’évidence que s’opposer à une autre guerre, quelles que soient sa forme et son intensité, à ses frontières méridionales. La période de glaciation des relations bilatérales devrait donc se maintenir, voire s’aggraver, avec l’ascension politique de courants de droite et d’extrême droite, anti-arabes et islamophobes, dont le soubassement idéologique, raciste et revanchard, est très largement déterminé par l’héritage, jamais soldé, de la guerre de libération algérienne.
La crise nigérienne place la Ve République française, elle-même issue d’un pronunciamento militaire en 1958, face à une alternative décisive : maintenir coûte que coûte l’approche néocoloniale dans le droit fil d’une Françafrique encore très active ou opter pour un aggiornamento courageux, pour des rapports plus équilibrés et respectueux avec ses anciennes colonies africaines. De fait, la relation de Paris avec ses anciennes colonies profite exclusivement à une caste d’affairistes et de politiciens véreux, Français et Africains, en garantissant stagnation et répression aux pays inféodés. Beaucoup en France luttent depuis des années pour transformer radicalement une relation inégale qui porte préjudice au peuple français, complice malgré lui d’une gestion destructrice du continent.
Les États-Unis, qui n’ont pas de passif colonial africain, connaissent les potentialités du sous-sol nigérien, mesurent avec pragmatisme son rôle de carrefour régional. Tissant une relation de plus en plus dense avec l’armée nigérienne, Washington y a installé depuis plus d’une décennie trois bases militaires très importantes qui font partie d’un dispositif stratégique (avec deux autres points d’appuis majeurs au sud de l’Espagne et en Sicile) qui encadre le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et le Sahel.
Le putsch a donc été pris très au sérieux par Washington, sans doute informé au préalable, qui a dépêché à Niamey Victoria Nuland, personnalité controversée mais très influente sous-secrétaire d’État, pour souligner toute la signification que les États-Unis donnent à leurs relations avec le Niger. Il est ressorti, en substance, des échanges de la diplomate avec le CNSP que si les États-Unis demandent le rétablissement dans ses fonctions du président déchu Mohamed Bazoum, ils n’ont pas de préjugés ni de réserves à l’encontre des putschistes. Les officiels américains condamnent rituellement le putsch mais ne posent aucun ultimatum ni de réelles conditions à des interlocuteurs qu’ils connaissent bien. De fait, il apparaît clairement que Washington n’envisage nullement de soutenir, et encore moins de s’y associer, une entreprise militaire de rétablissement de la démocratie.
Cette orientation a été ultérieurement confirmée en termes diplomatiques par le secrétaire d’État Anthony Blinken. Les États-Unis se satisfont donc de l’état de fait à Niamey, ne sont pas favorables à une initiative armée de la CEDEAO et de la France, leur préoccupation première est de conserver leurs bases tout en tenant à distance le groupe militaire privé russe Wagner et de contrer l’influence chinoise… Les États-Unis admettent ainsi que leurs intérêts sont mieux protégés par le statu quo que par une plongée dans un inconnu guerrier aux conséquences imprévisibles. L’Algérie ne peut qu’espérer que le suzerain de l’Occident collectif finisse par imposer sa vision politique au détriment de toute posture agressive.
Le danger pour l’Algérie d’une déstabilisation d’un pays avec lequel elle partage une frontière de près de mille kilomètres est plus qu’évident. En cas de conflit, il est plus que probable que les tensions, anciennes mais toujours vives, au nord du Mali pourraient évoluer négativement, affectant les régions adjacentes au Niger. L’extension du champ d’action des groupes takfiristes ainsi que le développement des activités purement criminelles de bandes organisées, favorisés par l’effondrement de l’État nigérien, est une perspective des plus préoccupantes pour l’Algérie, qui se retrouve de facto progressivement encerclée par des pays en crise. Qu’ils soient en état de décomposition, à l’image de la Libye, en très grave crise économique, comme la Tunisie, très fragilisée comme la Mauritanie ou expansionniste et directement hostile comme la monarchie marocaine. Et bien entendu la question des migrations qui taraude les Européens prendrait un caractère d’urgence ingérable. Quid des flux additionnels de réfugiés dans l’hypothèse d’un conflit majeur au Sahel ? Il est inacceptable de continuer à faire subir, en les aggravant, au Maghreb les contrecoups humains et politique des aventures destructrices occidentales en Afrique.
Le Sahel est depuis de nombreuses années le théâtre de manœuvres stratégiques impliquant, directement ou via des relais locaux, des acteurs extracontinentaux. Les enjeux multiples, d’une grande importance, expliquent la prolifération de ces acteurs étrangers à la région. Dans un océan de misère et d’abandon de populations réduites à la survie, prospèrent des mouvements terroristes takfiristes et des féodalités armées, financés et soutenus par des États extracontinentaux – du golfe Persique notamment – qui maintiennent le Sahel, une grande partie de la Libye, le Soudan et des pays de la façade est-africaine dans des conditions de déstabilisation structurelle.
Outre les ex-métropoles coloniales ou les grandes puissances militaires ou économiques, l’action d’États sous-traitants est particulièrement ressentie. Ainsi, les Émirats arabes unis, fer de lance des féodalités arabes historiquement installées par l’impérialisme anglais, qui craignent par-dessus tout l’éveil démocratique des sociétés arabo-musulmanes, participent à l’exacerbation des tensions régionales. Les EAU ont pris le relais de l’Arabie saoudite dans le rôle d’opérateur central de la réaction arabe, hier anticommuniste et wahhabite, aujourd’hui antidémocratique, takfiriste et pro-israélienne. La posture offensive des EAU ne s’embarrasse pas de formes : fournisseur d’armements de l’armée royale marocaine – ouvrant même un consulat dans les territoires occupés du Sahara occidental –, ce pays alimente la subversion en Libye en soutenant le « maréchal » Haftar, au Soudan ou Abu-Dhabi finance et arme le général Dogolo « Hemetti », ex-leader des Janjawid et chef de la Rapid Support Force en guerre contre l’armée soudanaise. Au Sahel les Émirats arabes unis sont, depuis longtemps, plus que soupçonnés de soutenir, sous couvert d’aide humanitaire, des groupes terroristes, séditieux ou séparatistes.
Agissant de concert avec Israël, les interventions de cette principauté du Golfe prennent ces derniers mois la forme de pressions directes au Maghreb, exercées à l’encontre de la Tunisie et de la Mauritanie pour amener ces pays à souscrire aux accords « d’Abraham » de normalisation (de soumission serait plus conforme à la réalité) avec Tel Aviv. L’encerclement de l’Algérie n’est pas une vue de l’esprit.
Cette menace contre un régime qui n’a pas totalement renié les principes forgés au cours de la lutte de libération, est fondamentalement dirigée contre la Nation algérienne en tant que telle. C’est bien l’esprit de résistance de la société algérienne que ces ennemis de la liberté voudraient définitivement briser et c’est bien le peuple algérien résistant que ces féodalités liberticides souhaitent parquer dans le camp de la soumission au libéralisme mondialisé, suprématiste et exploiteur, dont ils sont les serviles exécutants.
Comment l’Algérie peut-elle défendre son intégrité territoriale face aux multiples bouleversements internationaux ?
L’ensemble de ces éléments forme un tableau éloquent. Malgré sa corruption, sa médiocrité et les signaux conciliants qu’il émet régulièrement, le régime comprend que la fragilisation des États voisins, l’apparition de l’armée sioniste aux côtés de celle du Makhzen et l’activisme émirati, de plus en plus ouvertement hostile, sont autant de menaces dirigées contre un pays dont les populations, vues comme irrédentistes, rejettent les options principales de la réaction arabe, en Palestine d’abord, et refusent l’ordre que l’impérialisme entend imposer en Asie de l’Ouest et au Maghreb.
Les guerres de l’Otan et les agissements golfiques en Irak, Libye, Syrie et au Yémen sont perçus par tous, régime compris, comme autant de démonstrations que l’Occident ne respecte aucune règle et n’a aucune considération pour les États – et les peuples – qu’il entend soumettre. Les concessions faites aux Occidentaux, jusqu’à la compromission parfois, sont loin d’assurer la stabilité des relations et de prémunir contre des retournements opportunistes et les trahisons en bonne et due forme. L’Irak de Saddam Hussein ou la Libye de Mouammar Kadhafi ont vécu, sous des formes diverses, toute la gamme des instrumentalisations pour être finalement détruits par ceux-là mêmes qui les avaient encouragés à emprunter des voies sans issues.
Les conflits avec intervention assumée des armées de l’Otan ou de ses alliés et les guerres indirectes « par procuration » sont autant d’enseignements pour l’élaboration de stratégies d’adaptation aux risques contemporains. Les éléments de doctrine énoncés çà et là n’importent que marginalement, il est clair que l’objectif premier de toute défense nationale d’un pays du Sud face à un adversaire plus puissant est de dissuader toute velléité d’agression. Il s’agit donc pour l’Algérie de disposer d’une armée dont les capacités de réponse soient suffisamment avérées pour décourager tout protagoniste dans le cadre de confrontations asymétrique par définition.
L’histoire de l’Algérie, sa position géographique et les contraintes d’un environnement instable ou, a fortiori, hostile déterminent naturellement ses options de défense et de sécurité. Le dispositif défensif doit être construit autour de capacités quantitatives et qualitatives compte tenu de la dimension du pays, de la longueur de ses frontières et de la nature des menaces. Il est nécessaire de déployer des moyens humains et matériels à la hauteur des défis stratégiques et des mutations technologiques, ce qui impose un fardeau budgétaire conséquent. En effet, les nouvelles conflictualités sont décisivement caractérisées par le recours à des armes nouvelles et coûteuses qui requièrent la formation massive de spécialistes capables de les maîtriser. L’armée d’aujourd’hui, et encore plus celle de demain, est une force combattante formée d’ingénieurs et de techniciens encadrés par des stratèges.
S’il n’existe pas de substitut aux fournisseurs étrangers d’équipements de haute technologie, une défense nationale pérenne ne peut se concevoir que dans la perspective de la réduction progressive de la dépendance aux arsenaux extérieurs. La fragilité capitale de l’Algérie sous cet aspect essentiel réside pour une large part dans sa très faible production industrielle conjuguée à l’incapacité structurelle à ramener l’excessive dépendance alimentaire à des niveaux plus acceptables.
Combien de temps l’Algérie, prisonnière de la rente pétro-gazière, pourrait-elle tenir si elle devait faire face à un blocage de ses approvisionnements essentiels ? Au même niveau de priorité que la recherche d’une couverture optimale des besoins alimentaires par des ressources propres, la construction d’une base industrielle diversifiée capable de produire une part croissante des équipements et des consommables est un impératif existentiel. Il ne s’agit nullement de promouvoir des logiques d’autarcie mais de parvenir à un niveau de production suffisant pour assurer au pays un plus grand degré d’autonomie et une place qualitative dans des partenariats stratégiques multidimensionnels.
Car il est évident que parmi les paramètres objectifs de la définition d’une défense nationale opérationnelle figure celui des alliances extérieures. Sous la pression des événements, les dirigeants actuels, à moins de renier complètement l’histoire et de prendre le risque de s’exposer, sont contraints de revenir aux principes fondateurs de la politique étrangère nationale énoncées par la Révolution algérienne dans l’appel du 1er Novembre 1954 et proclamées sur la scène internationale en 1955 lors du sommet de Bandung.
La souveraineté nationale fondée sur des capacités propres est confortée par la réaffirmation des principes du non-alignement, de résolution des conflits par des moyens pacifiques et, au même titre, par la consolidation d’alliances de sécurité avec des partenaires indépendants, en particulier ceux dont la fiabilité est éprouvée par l’histoire. Ce dernier facteur revêt une importance cruciale dans un contexte politique global dominé par la remise en cause de l’architecture des relations internationales édifiée après la Seconde Guerre mondiale.
Ces dimensions stratégiques, matérielles et diplomatiques sont nécessaires mais insuffisantes pour assurer la sécurité du pays. En définitive, les paramètres matériels, d’organisation, d’options de politique étrangère et d’alliances externes ne sont que périphériques au regard des conditions politiques qui déterminent la défense nationale. Une armée puissante doit pouvoir s’appuyer sur un peuple libre dont les opinions sont respectées et prises en compte. Pour se convaincre de l’importance du préalable politique, il n’est que d’observer les effondrements militaires des dictatures irakienne et libyenne ainsi que les performances ineptes des armées suréquipées des principautés golfiques dans leur guerre criminelle contre le peuple du Yémen.
En Algérie, l’asphyxie des libertés nourrit la stagnation politique et intellectuelle d’une société ainsi coupée de ses élites bâillonnées. L’emprisonnement de journalistes ou d’activistes est intolérable et contribue à aggraver dangereusement un climat social étouffant ou la seule issue pour la jeunesse est la fuite dans l’illégalité vers une Europe hostile. Le tropisme paranoïaque d’un régime inculte en quête d’ennemis intérieurs ne produit paradoxalement que ce qu’il prétend combattre. L’autoritarisme rentier, dans l’exhibition permanente de ses insuffisances, est organiquement improductif et sa gestion, désordonnée et incohérente, est sans effets probants. L’unanimisme de façade imposé par les polices du régime est autant une insulte à l’intelligence créative de centaines de milliers de cadres marginalisés qu’une atteinte à la dignité du peuple tout entier. Dans sa stérilité chronique, la défaillance de son administration en témoigne, le régime, sans autre base que ses clientèles, est la matrice des vulnérabilités du pays.
L’absence de libre débat affaiblit, dès ses prémisses, l’élaboration d’un concept proprement national de sanctuarisation du territoire et de préservation de l’autonomie de décision dans un monde en mutation. La contestation de l’hégémonie occidentale par d’autres centres civilisationnels émergents annonce des temps troublés. Les lignes de conflit entre un Occident décidé à maintenir sa prééminence et les pays qui entendent défendre leur souveraineté et leur sécurité vont de l’Est européen au détroit de Taiwan en passant par l’Asie de l’Ouest, du golfe Persique à la Palestine. Dans ces arcs de crise, les tensions sont de plus en plus vives. La guerre, par Ukraine interposée, entre l’Otan et la Russie est l’élément précurseur de confrontations qui pourraient concerner toute la planète. Les menaces grandissantes sur la paix mondiale et la multiplication des foyers de tension annoncent des fractures violentes qui n’épargneront probablement pas les contextes régionaux, Méditerranée occidentale, Maghreb, Sahara et Sahel, dans lesquels l’Algérie se situe. Il est donc primordial d’envisager toutes les éventualités en créant les conditions nécessaires pour consolider en la renouvelant la relation entre le peuple et l’armée. En gardant à l’esprit que si l’armée est l’instrument dédié à la protection du pays, le peuple souverain et l’État de droit forment le socle inébranlable de toute politique de défense de la Nation.