Depuis octobre 2017, le Cameroun est en proie à un conflit meurtrier qui oppose l’armée aux forces séparatistes des deux régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ses origines remontent à la colonisation de ce pays par les gouvernements français et britannique.
Entre 1919 et 1961, ces deux régions, alors sous administration coloniale britannique, étaient connues sous le nom de Cameroun britannique méridional. Après un référendum organisé par les Nations unies le 11 février 1961, leurs habitants ont opté pour la « réunification » avec le Cameroun français, le 1er octobre 1961.
Mais tout ne s’est pas bien passé après cette réunification. Les deux régions anglophones, qui représentent environ 20 % de la population, se sont plaintes à plusieurs reprises de discrimination et d’exclusion. Des manifestations organisées pendant toute l’année 2016 dans les régions anglophones du Cameroun ont dégénéré en guerre civile en 2017.
Presque cinq ans plus tard, le conflit continue de faire rage. Selon des estimations récentes, il a déjà causé la mort de plus de 4 000 civils et le déplacement de plus de 712 000 personnes à l’intérieur des régions anglophones. Plus de 1,3 million de personnes ont besoin d’aide humanitaire.
Le président Paul Biya, qui dirige le Cameroun depuis 1982, se dit déterminé à poursuivre cette guerre vaine contre les groupes séparatistes, qu’il qualifie de « terroristes ».
Malheureusement, à ce jour, il n’existe aucun agenda clair et crédible pour des négociations, ce qui rend la paix et la réconciliation problématiques. Il est cependant évident que les griefs des anglophones sont profonds et sont restés longtemps sans réponse.
En tant qu’anthropologue-politique ayant longuement étudié la situation des anglophones camerounais, je considère que la manière dont l’élite et les groupes marginalisés sont définis sur la base de leur langue constitue l’élément moteur de ce conflit.
Les griefs des anglophones
Les origines immédiates de la crise remontent à la répression violente, par le gouvernement, des manifestations organisées en 2016 par des syndicats d’avocats et d’enseignants.
En octobre 2016, les syndicats d’enseignants et d’avocats anglophones ont organisé des protestations pacifiques contre la « négligence » et la « marginalisation » des deux régions anglophones. Des groupes de populations ont massivement pris part aux manifestations qui ont duré un an. Elles dénonçaient tout spécialement la nomination d’enseignants, de procureurs et de juges francophones dans les régions anglophones. Les dirigeants syndicaux y voyaient la manifestation d’un processus graduel de « francophonisation » de l’État.
Dans les régions francophones, telles que Douala et Yaoundé, qui accueillent d’importantes communautés d’anglophones, le français est souvent la seule langue qui peut être utilisée pour accéder aux services publics essentiels. Les anglophones mécontents sont remontés contre le fossé entre une réalité qui les voit cantonnés à un statut de citoyens de seconde zone et les affirmations officielles selon lesquelles le Cameroun est un État bilingue. Les obstacles auxquels ils sont confrontés en raison de la langue en sont la preuve.
Les Camerounais anglophones se plaignent depuis longtemps de la domination quasi totale de la vie publique par leurs compatriotes francophones. Les élites de ce groupe auraient usé de leur pouvoir pour marginaliser les régions anglophones lors de l’allocation de ressources pour le développement économique.
Cette marginalisation chronique a conduit à des appels à un mouvement séparatiste.
La République d’Ambazonie
Les séparatistes se décrivent comme un mouvement pour la « restauration » de la « République d’Ambazonie ». Le nom Ambazonia est dérivé de la baie d’Ambas, dans le golfe de Guinée. L’invention de ce nom, au milieu des années 1980, est attribuée à un avocat anglophone dissident, Fon Gorji Dinka.
Le ressentiment à l’égard du régime autoritaire exercé par les dirigeants du pays, majoritairement francophones, est l’une des principales raisons de l’appel à la séparation lancé par les anglophones. Et chaque fois que les Camerounais anglophones ont protesté, ils ont été fortement réprimés. Cela s’est produit d’abord sous l’administration d’Ahmadou Ahidjo (1960-1982), puis sous Paul Biya (à partir de 1982).
Depuis 1990, les manifestations dans les régions anglophones se sont souvent heurtées à une réaction violente, rapide et mortelle. Il en a été de même lors des manifestations de 2016-2017. Des manifestants non armés ont été abattus par des soldats. Des personnes détenues ont été sont toujours victimes de violences.
Un autre grief important des séparatistes anglophones est lié à ce qu’ils voient comme le « caractère colonial » de leur union avec l’État français du Cameroun.
Les nationalistes anglophones remettent en question le plébiscite du 11 février 1961, imposé par l’ONU. Ils affirment qu’en obligeant les Camerounais britanniques à choisir entre le Nigeria et le Cameroun français pour accéder à l’indépendance, l’ONU est contrevenue à ses propres dispositions de l’article 76 (b) de sa Charte, relatives à la décolonisation – concernant l’accession à l’indépendance des anciens territoires sous tutelle, était truquée. Les deux options proposées lors du référendum – Cameroun français ou du Nigeria – n’ont pas tenu compte des aspirations et des désirs du peuple de devenir autonome, contrevenant ainsi aux dispositions fondamentales de son cadre de décolonisation.
En conséquence, les Camerounais anglophones affirment que la majorité francophone considère et traite les deux régions anglophones comme une excroissance coloniale. Et que cette zone, ainsi que les personnes qui y vivent, ne font pas partie intégrante du Cameroun.
Un chemin difficile vers la paix
Le chemin vers la paix sera pénible.
Pour parvenir à la paix tout en maintenant l’unité du pays, certains autonomistes préconisent un « retour » à l’accord initial de 1961, à savoir une fédération à deux États. Ces fédéralistes étaient majoritaires parmi les anglophones avant le début du conflit de 2016. Cependant, après presque cinq ans de violents combats, certains fédéralistes se sont sentis désorientés par les abus des forces du régime dans les zones de guerre.
Les séparatistes radicaux – comme Chris Anu, du gouvernement intérimaire d’Ambazonie, Ayaba Cho Lucas et Ivo Tapang, du conseil de gouvernement d’Ambazonie – exigent l’indépendance pure et simple. Ils estiment que c’est le seul moyen pour les Camerounais anglophones de se libérer de la domination francophone et d’éviter de futures crises.
Ce clivage entre fédéralistes et séparatistes complique un dialogue et des négociations pacifiques éventuels.
Pour ne rien arranger, Biya et son gouvernement ont rejeté toute discussion avec les séparatistes qui impliquerait une perte de pouvoir du pouvoir central.
En outre, la répression violente des manifestations anglophones en 2016-2017 a eu deux conséquences importantes : l’élite dominante anglophone a peur de s’exprimer et la jeunesse anglophone s’est davantage radicalisée et bénéficie de plus en plus soutien des Camerounais anglophones de la diaspora.
Je pense que la seule solution à cette crise est l’autonomie pour les deux régions anglophones. La forme exacte de cette autonomie devrait faire l’objet d’un accord longuement et soigneusement négocié entre les différentes parties en présence. Et, quel que soit cet accord, il devrait être soumis à la volonté des habitants de ces deux régions de l’ancien l’ancien Cameroun méridional.
L’obtention de cette autonomie ne sera toutefois pas facile compte tenu de la forte réticence des élites francophones de Yaoundé à concéder un changement de forme de l’État. De plus, l’attitude de plus en plus autoritaire du régime en place fait craindre des répressions violentes au sein des voix dissidentes qui s’élèvent dans le pays. Et les institutions politiques n’ont guère ou pas du tout la capacité de prendre des mesures en faveur d’une résolution pacifique du conflit.
Pour que des mesures en faveur de l’autonomie soient prises, il faudrait une pression de l’extérieur, notamment de la diaspora camerounaise anglophone, des médias internationaux, des organisations de défense des droits de l’homme et des grandes puissances occidentales telles que les États-Unis et l’Union européenne.