La notion d’effondrement écologique et social est devenue hégémonique, au point que des personnalités comme Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies, affirmait le 30 novembre 2023 que « nous sommes en train de vivre un effondrement climatique en temps réel, et l’impact est dévastateur ». Dans sa bouche, s’il ne s’agit pas d’un diagnostic conceptuel précis, l’idée d’effondrement est plutôt un effet de communication, une métaphore qui parle de l’urgence de la situation – une stratégie qui n’est pas nouvelle. Cet ensemble de croyances que l’on peut appeler « effondrisme » est un imaginaire culturel diffus qui présente le désastre écologique comme inévitable.
C’est sur cette optique défaitiste qu’une partie des mouvements écologistes construit actuellement un courant idéologique qui s’appuie sur une série de penseur·ses partageant une hypothèse commune, plus ou moins explicite : iels projettent un futur écologique et social catastrophique marqué par un évènement ou un processus appelé « effondrement », présenté comme inévitable ou tellement probable qu’il conditionne les stratégies politiques du présent. Ces stratégies perdent donc leur potentiel transformateur au sens classique du terme, pour prendre une approche palliative : pour les chantres de l’effondrement, l’utopie matériellement possible s’est réduite à une opération pour limiter les dégâts – « mieux s’effondrer », en quelque sorte, au lieu d’éviter le désastre. Dans le meilleur des cas, il s’agirait de penser la reconstruction de nouvelles formes de vie entre les décombres de la modernité dans un monde caractérisé par le manque, la décomposition de l’État, le recul technologique, etc.
La perspective de l’effondrement, ou « effondrisme », est un discours de plus en plus influent dans la façon d’interpréter la crise écologique et climatique dans les sociétés du Nord global – celles qui craignent un recul matériel traumatique. Or le mouvement décolonial ne cesse de mettre en avant qu’il faut jouir d’un certain niveau de confort pour avoir peur de le perdre, raison pour laquelle l’effondrisme ne rencontre que bien peu d’écho parmi les populations déjà précaires du Sud global. Une autre critique explique que cette perspective défaitiste mène à la résignation au lieu d’appeler à l’action collective.
Mais pour comprendre l’ampleur du problème, il faut considérer l’effondrisme au-delà du mouvement écologiste : la sensation d’apocalypse est largement partagée dans les sociétés actuelles. Le marxisme prophétisait déjà l’autodestruction du capitalisme avec l’exacerbation de ses propres contradictions ; les économistes orthodoxes annoncent depuis longtemps l’effondrement fiscal ; l’effondrement technologique était déjà pronostiqué par certain·es avec l’avancée de l’intelligence artificielle ; et le « grand remplacement », l’effondrement civilisationnel, est proclamé par les extrêmes droites… Toutes ces perspectives relèvent de ce que le philosophe anglais Mark Fisher appelle « l’annulation du futur » – et en ce sens, les effondrismes du XXIe siècle comportent un élément nostalgique de retour vers un passé simplifié et idéalisé. Ces effondrismes (y compris la collapsologie écologiste) plongent leurs racines dans le triomphe politique du néolibéralisme : son hégémonie absolue et envahissante se traduit par un pessimisme des collapsos qui se déclarent, dès ses prémisses, incapables de proposer un changement de direction politique pour nos sociétés. En un sens, c’est une variation du « There is No Alternative » de Margaret Thatcher, mêlé d’imaginaires dystopiques dominants.
La particularité de l’effondrisme écologiste est l’immense quantité de preuves scientifiques qui donnent une base réelle à des prévisions pessimistes des temps qui viennent (il ne s’agit pas du tout de minimiser la gravité de la crise écologique et climatique, dont les conséquences sont déjà en train de se faire sentir). Cependant, alors même que l’éco-anxiété touche une partie grandissante de la société, force est de reconnaître que la question écologique n’est plus périphérique ni sectorielle : elle se positionne aujourd’hui au cœur de l’agenda politique au niveau mondial. Paradoxalement, alors que les écologistes sont en train de gagner une bataille culturelle majeure et que de nouvelles opportunités politiques s’ouvrent, la dérive « collapso » prend de l’ampleur et sabote le potentiel insurrectionnel de l’écologie.
Une usine à hyperboles scientifiques contre-productives
Les effets démobilisateurs des discours effondristes ont été solidement démontrés : les messages catastrophistes créent généralement de la paralysie, de la résignation, un désintérêt croissant envers ce que l’on ne peut pas changer. Outre cet effet démobilisateur, il y a un problème analytique dans les discours effondristes : la connaissance du monde qu’ils produisent est inexact, ce qui limite par la suite notre capacité à transformer la réalité. Ces discours fonctionnent généralement sur la base d’hyperboles contre-productives.
Ainsi, Jem Bendell (et le mouvement pour l’adaptation profonde) considère que l’atténuation du changement climatique est perdue d’avance et annonce un effondrement écologique et social imminent. Son travail a été largement réfuté par des scientifiques qui ont montré que ses pronostics se basent sur une science climatique mal interprétée et que ses conclusions sont, par conséquent, biaisées. Ces biais et ces distorsions scientifiques se retrouvent ensuite dans les esprits des activistes et de l’opinion publique
Alors que l’année 2023 est marquée par de nouveaux records climatiques dramatiques, le débat scientifique reste ouvert, légitime et nécessaire : mais les arguments avancés dans le cadre de ce débat ne peuvent ni ne doivent être pris comme des preuves scientifiques irréfutables. Les exagérations des données scientifiques amènent certaines personnes, par exemple, à confondre le ralentissement de la circulation des eaux atlantiques avec leur mise à l’arrêt total. La réalité écologique et sociale est assez dramatique pour ne pas avoir à l’exagérer avec des sensationnalismes qui, loin de proposer une réponse cohérente et rapide, diffusent le désespoir, un sentiment qui excite les passions que les négationnistes et autres extrêmes droites savent si bien canaliser pour croître. Tout mouvement transformateur doit s’appuyer sur des données fiables, analysées la tête froide, pour être en mesure de trouver des fenêtres d’opportunités pour des actions effectives.
Les hallucinations sociopolitiques du collapsisme
La deuxième erreur analytique des collapsos tient à leurs analyses largement spéculatives de ce à quoi pourraient ressembler les évènements sociopolitiques au cours des prochaines années. Sur la base d’élaborations théoriques et méthodologiques pour le moins controversées, l’effondrisme fait gravement dévier l’intelligence politique de l’écologie transformatrice.
Tout d’abord, il alimente une relation extrêmement problématique avec la technologie, dans la mesure où il considère que le système technologique contemporain est insoutenable et inévitablement voué à disparaître. Il a ainsi contribué à jeter des suspicions sur les énergies renouvelables – notre seul espoir climatique raisonnable, malgré les conflits socio-environnementaux que leur mise en place capitaliste implique. Paradoxalement, la technophobie des collapsos fait le jeu des industries fossiles et contribue à détourner l’attention de ce qui devrait être au cœur de nos engagements politiques : la réforme des systèmes électrique, fiscal et foncier, de pair avec le déploiement d’énergies renouvelables de manière coopérative et juste.
Ensuite, l’effondrisme contribue à diffuser une lecture simplifiée et inutilisable (politiquement) des processus économiques en cours. Par exemple, beaucoup ont affirmé que la crise de 2008 ne finirait jamais. Cette façon de sous-estimer la résilience, la capacité de transformation et l’innovation sociale témoigne d’une certaine paresse empirique et intellectuelle, qui a coûté cher à d’autres mouvements sociopolitiques par le passé.
Enfin, la plus dangereuse de ces hallucinations spéculatives est liée au fait de penser que le pouvoir politique moderne, incarné par l’État national, est destiné à se décomposer du fait de variables écologiques. Pour les collapsos, cela serait une fenêtre d’opportunité pour les actions communautaires et locales face à l’effondrement des institutions complexes. Cette idée fantasque est particulièrement dangereuse, car elle fait renoncer automatiquement à la lutte pour le pouvoir étatique, à un moment où la responsabilité écologique des gouvernements n’a jamais été aussi cruciale et où l’offensive coordonnée des extrêmes droites cherche à revenir sur des conquêtes sociales historiques, comme la démocratie ou les droits humains.
Or, si l’on échoue à impulser un changement décisif face à la crise climatique, on va assister à un long processus de dégradation des conditions matérielles de vie d’une grande majorité de la population mondiale, à une accélération des inégalités et à un accroissement du totalitarisme et du militarisme ; bref, une situation qui va de plus en plus s’apparenter un apartheid écologique. Plutôt qu’une décomposition du pouvoir politique provoqué par un désastre écologique qui cédera la place à une autogestion populaire, on assistera plus probablement à la violente reconfiguration antidémocratique du pouvoir. D’une certaine manière, on se rapproche plus de l’écofascisme que de l’effondrement. Et les réponses à ce scénario devront être radicalement différentes.
Sortir du cercle vicieux de l’anti-politique de l’effondrisme
Enfin, pour terminer de saisir tous les risques que présentent les hallucinations spéculatives des discours sur l’effondrement, il faut prendre la mesure de combien ils alimentent le profond sentiment anti-politique que le néolibéralisme a fait naître.
D’une part, une grande partie de la population a tendance à comprendre tout changement possible en termes individualistes. Des études sur les mouvements collapso aux États-Unis ont montré que les trois-quarts de leurs membres commençaient à faire des réserves de nourriture, contre seulement un quart qui ont pris part à des actions collectives. D’autres études montrent que les effets démobilisateurs se traduisent, par la suite, par des positions sceptiques et anti-politiques proches de l’extrême droite, critique des « big governments ». Si le contexte étatsunien est particulier, l’avertissement au sujet de ces dérives doit être pris au sérieux.
D’autre part, il est urgent d’aborder la question de l’abandon, conscient ou non, des mouvements collectifs et organisés pour se saisir des pouvoirs étatiques. De fait, l’écologisme – en bon enfant de Mai 68 – promeut une intense décentralisation des relations économiques et sociales. Y transparaissent les revendications anarchistes d’une démocratie pleine et vertueuse en lien avec un appareil productif adapté à la réalité écologique et sociale locale, dans un contexte d’écroulement du « socialisme réel ». Or ces positions perdent de vue l’importance des politiques publiques, et l’urgence à y dédier nos forces à travers les partis politiques, les disputes électorales et les cycles de gouvernement, dans un contexte où le néolibéralisme rend les initiatives autonomistes terriblement fragiles. De plus, le pari politique de l’autonomie autarcique a maintenant largement démontré ses limites substantielles à transformer la réalité mondiale. Bien sûr, nous avons besoin de mouvements écologiques forts, autonomes, dédiés à la défense territoriale, ou encore à développer l’économie coopérative : cependant, pour changer d’échelle et impulser les changements qui s’imposent face au changement climatique, le rôle de l’État est central – il faut donc le conquérir. Pour faire face aux turbulences à venir, il nous faut des outils électoraux attractifs capables de mettre en place des projets écologiques transformateurs, avec un programme climatique ambitieux, un horizon économique post-croissance et une orientation socialiste et démocratique. Évidemment, rien n’est joué et cet horizon paraît lointain ; la première bataille à mener semble celle de la défense de la démocratie.
L’idéologie collapso exclue la possibilité d’imaginer être un gouvernement ou de l’influencer ; elle occulte également l’analyse des conséquences si l’on échoue à cette tâche. Si le postulat de base est de nier ou réduire les marges de manœuvre politiques dans le cadre des évènements à venir, on alimente l’indifférence, le cynisme, le désespoir – un terrain affectif qui ne favorise que les élites oligarchiques ou les ennemis des classes populaires. L’année 2024 sera marquée par de nombreuses élections décisives : en particulier, celle au Parlement européen en juin où une alliance entre la droite et l’extrême droite menace de revenir sur le Pacte vert européen (déjà insuffisant) ; et celles aux États-Unis qui pourraient ramener au pouvoir un des plus grands climatosceptiques au monde, Donald Trump. L’écologie transformatrice a le devoir d’affronter ces dates de façon offensive.
Nous avons toutes les cartes en main. Malgré cela, peut-être échouerons-nous, car la politique n’offre jamais aucune garantie. Cependant, ce que les générations futures ne pourront pas nous pardonner, c’est d’avoir renoncé avant l’heure, pour avoir cédé à la tentation d’une mythologie confuse et pleine de spéculations qui présente l’effondrement écologique et social comme un fait accompli.