Aux origines de l’autoritarisme électoral en Turquie : une contribution à la déconstruction du champ partisan et du champ électoral

, par Mouvements , YIGIT Halil

Depuis l’accession au pouvoir de l’AKP en 2002 (Adalet ve Kalkinma Partisi, fondé en 2001), un grand nombre d’études en sciences sociales, portant sur la vie politique contemporaine turque, ont pointé du doigt deux phases hégémoniques successives qu’aurait connues le parti. La première phase correspond à la première décennie de pouvoir de l’AKP : le parti adopte alors une position contre-hégémonique qui vise à réduire le pouvoir des institutions dominantes de l’État telles que l’armée, la Cour constitutionnelle et le Conseil national de sécurité ; ces institutions possédaient jusqu’alors une autonomie relativement importante dans la vie politique turque, notamment depuis le coup d’État militaire de 1980 [1].. Le processus d’adhésion à l’Union européenne ainsi que les réformes mises en place par le parti ont en effet enclenché un processus de démocratisation illusoire.

Des jeunes du CHP tiennent une réunion devant la mosquée neuve à l’occasion des élections législatives du 12 juin 2011.

Puis, à partir des élections législatives de 2011, où l’AKP remporte une victoire écrasante avec 49.83% des votes, le parti se retrouve en position hégémonique [2]. Durant cette phase, certains évènements politiques accélèrent la dérive autoritaire du parti, notamment : la répression du mouvement contestataire de Gezi ; les affaires de corruption [3] ; la lutte contre le mouvement güleniste [4] ; l’élection d’Erdogan comme président de la République en 2014, puis sa réélection en 2018 ; les résultats des élections législatives de 2015 (qui voient l’AKP perdre la majorité absolue au parlement) ; la fin du processus de paix avec le PKK ; le coup d’État manqué de 2016 ; la réforme constitutionnelle et le passage à un « système hyper-présidentiel » en 2017 ; l’annulation des élections locales à Istanbul en 2019. La Turquie connait ainsi une multiplication des violations des droits humains, un démantèlement de l’État de droit, une liquidation de la bureaucratie ; un nombre record de journalistes, de politicien·nes, d’universitaires et de leader·euses d’opinion sont emprisonné·es.

Tout au long de cette période, l’AKP poursuit une stratégie de mobilisation partisane basée sur un recrutement massif d’adhérent·es. Le parti permet à ses adhérent·es de bénéficier de son réseau économique, mais aussi des ressources publiques grâce à son noyautage des institutions [5]. L’AKP poursuit par ailleurs son implantation dans la société civile via des ONG, associations, confréries et réseaux religieux. Le nombre d’adhérentes explose pour atteindre des chiffres vertigineux : en 2022, presque un·e électeur·rice sur cinq est adhérent·e du parti au pouvoir [6]. Le 15 juillet 2016, jour de la tentative de coup d’État [7], la mobilisation immédiate et massive des réseaux partisans contre les putschistes, tout comme les rassemblements de « veilles de la démocratie » [8] (demokrasi nobetleri) – organisés à l’appel du président de la République – confirment le succès de cette stratégie d’implantation.

Durant ces deux phases, le parti a appuyé sa légitimité sur les résultats électoraux, en réduisant la démocratie aux urnes. Or, les logiques qui structurent le champ électoral turc dépendent des initiatives des élites politiques. Celles-ci déterminent les normes et les procédures électorales, qui changent de scrutin en scrutin. Le règne de l’AKP a ainsi été marqué par deux processus simultanés : la cartellisation du champ partisan turc et la perte d’autonomie du champ électoral.

La cartellisation du champ politique turc

On peut considérer que les élections législatives du 7 juin 2015 constituent le point de départ du phénomène de cartellisation du champ politique turc. En effet, lors de ces élections, l’AKP perd pour la première fois sa majorité parlementaire – notamment en raison de l’entrée au parlement du Parti démocratique des peuples, (Halkalarin Demokratik Partisi, HDP), le parti du mouvement kurde. Mis en minorité, l’AKP se trouve incapable de former un gouvernement, ce qui conduit à la tenue de nouvelles élections parlementaires le 1er novembre 2015. Le parti d’Erdogan cherche donc à partir de cette date une solution pour stabiliser sa domination ébranlée.

Il se rapproche ainsi du Parti du mouvement nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP) : ayant seulement obtenu 11.9% des voix aux élections de novembre, le MHP avait évité de justesse de tomber en dessous du seuil électoral de 10%, ce qui l’aurait privé de toute représentation au parlement. L’AKP négocie donc avec le MHP un abaissement de ce seuil en échange de son soutien parlementaire et ainsi, le 14 mars 2022, ce seuil est ainsi abaissé à 7%. Il s’agit d’une modification majeure du système électoral, attendue depuis longtemps par les petits partis politiques socialistes, et surtout ceux du mouvement kurde. Cependant, tout comme la décision de convoquer les élections anticipées du 24 juin 2018, ce changement est le résultat d’une négociation close entre les partis cartels et non pas celui d’un processus de démocratisation du système électoral, qui pourrait être transparent, en prévoyant la participation de la société civile et d’autres partis politiques.

En effet, depuis le référendum sur le passage au système présidentiel en 2017, les deux partis politiques, l’AKP et le Parti du mouvement nationaliste, (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP), ont conclu une nouvelle entente politique. Il faut se rappeler que la décision parlementaire pour présenter le projet du système présidentiel au référendum a ainsi été acceptée grâce au soutien du MHP [9]. Ce consensus inter-partisans, entre l’AKP et le MHP, ouvre la voie à une cartellisation institutionnalisée de la vie politique turque. Le 25 février 2018, une loi est adoptée qui permet aux partis politiques de participer aux élections dans le cadre d’alliances électorales : l’AKP et le MHP forment alors une coalition nommée Alliance républicaine, (Cumhur Ittifaki), à laquelle participe également le Parti de la grande unité (Buyuk Birlik Partisi, BBP) [10], et que le Parti de la patrie (Vatan Partisi, VP) [11] soutient de façon informelle. Depuis 2018, ces partis s’entendent ainsi pour se partager les ressources étatiques, tout en s’efforçant de maintenir à l’écart du pouvoir les formations partisanes concurrentes. Selon Katz et Mair, ces partis s’éloignent progressivement de leurs militant·es et de la société civile [12] pour devenir des agences semi-publiques centralisées, de plus en plus dépendantes des ressources étatiques et s’appuyant sur des moyens de communication modernes (sondages, consulting, nouveaux médias). Cette cartellisation transforme en tout cas le processus électoral, qui devient un moyen d’assurer la stabilité plutôt que le changement social.

Depuis la création de l’alliance républicaine (Cumhur Ittifaki) en 2018, la collusion interpartisane entre l’AKP et le Parti du mouvement nationaliste, le MHP, prend la forme d’un « cartel », dans lequel les partis s’entendent pour se partager les ressources étatiques et en conserver le contrôle politique, tout en s’efforçant de maintenir à l’écart les formations partisanes concurrentes par différents moyens : le maintien ou la modification du seuil électoral, les règles d’accès au financement public, le choix des modes de scrutin en faveur des partis dominants, la monopolisation des processus électoraux et des médias conventionnels.

Cette alliance permet d’une part à l’AKP de bénéficier des votes mais aussi des réseaux partisans du Parti du mouvement nationaliste, le MHP, qui peuvent être activés et mobilisés au moment d’une crise politique ; par exemple lorsqu’il s’agit d’organiser une contestation dans la rue et de mobiliser les réseaux nationalistes contre les ennemis intérieurs. À l’inverse, elle permet au MHP de prendre part au phénomène de noyautage aux institutions étatiques, par la nomination de ses cadres dans la fonction publique. Ainsi le MHP assure un contrôle sur les ressources collectives et individuelles qu’il peut distribuer à ses membres, et dans ses rapports infra-partisans [13].

Du côté de l’opposition, une coalition électorale a également vu le jour, le 5 mai 2018 : l’Alliance de la nation, (Millet Ittifaki) regroupe ainsi le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi, CHP), le Bon parti de Meral Aksener (Iyi Parti), le Parti de la félicité (Saadet Partisi) de la mouvance Milli Gorus, et le Parti démocrate (Demokrat Parti). Les acteurs de l’Alliance de la nation coopèrent par ailleurs avec deux partis récemment créés par d’ancien·nes cadres de l’AKP qui ont préféré rester en dehors de cette coalition : le Parti du futur (Gelecek Partisi), créé en 2019 par l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoglu, et le Parti de la démocratie et du progrès, (Deva Partisi), créé en 2020 par l’ancien ministre de l’Économie, Ali Babacan [14]. Ces six acteurs s’emploient à préparer une réforme constitutionnelle où le rôle du parlement serait renforcé, autour d’un candidat commun, pour faire face à Erdogan lors des prochaines élections présidentielles, le 14 mai 2023 : le chef du CHP, Kemal Kilicdaroglu.

Le candidat de l’opposition aux présidentielles de 2023 : Kemal Kilicdaroglu, le chef du CHP, peut-il réussir mettre fin au règne des partis cartels en Turquie ?

L’arrivée de Kemal Kilicdaroglu à la tête du CHP en 2010 signifie le début d’une mutation pour le parti. Le Parti républicain du peuple, – le CHP, créé le 9 septembre 1923 par Mustafa Kemal Ataturk, le fondateur de la République en Turquie –, est le premier parti politique de la République ; il est celui qui a gouverné la Turquie pendant 27 ans, sous un régime monopartite jusqu’aux élections du 14 mai 1950. Comment alors transformer cette image d’un parti centriste, pour obtenir le vote de la périphérie ?

En effet, Kemal Kilicdaroglu voulait d’abord déconstruire cette image du parti, afin de s’implanter à la périphérie et de renforcer sa base électorale avec une politique de communication et de représentation des citoyen·nes économiquement et socialement marginalisé·es. Le nouveau leader du parti proposait la stratégie suivante : « la résolution des problèmes sociaux des différents groupes sociaux ». Pour lui, les meetings géants ne servaient pas à gagner plus d’électeurs pour le CHP, ni à s’ancrer dans la société.

En dépit des résistances des ancien·nes membres du parti, il souhaitait créer des canaux de dialogue avec différents milieux sociaux, y compris ceux des milieux religieux-conservateurs. En 2013, lorsque quatre députées voilées de l’AKP sont entrées au Parlement, pour la première fois en Turquie, le parti n’a pas recouru aux réflexes discriminatoires, et a considéré ce nouveau phénomène comme un progrès des droits humains en Turquie.

De même, malgré la dérive autoritaire du gouvernement de l’AKP, Kilicdaroglu a donné l’importance au fonctionnement démocratique interne du CHP, tout en éliminant les cadres ultra-nationalistes du parti : le 5 septembre 2014, à la demande d’un opposant dans le parti, Muharremn Ince, il a accepté la convocation extraordinaire de l’assemblée générale du parti et il a reconfirmé son autorité avec 944 votes contre 177 votes de Muharrem Ince. Lors des élections présidentielles du 24 juin 2018, pour la première fois dans l’histoire du CHP, au lieu de se présenter à l’élection présidentielle en tant que chef du premier parti d’opposition, il a accepté la candidature de son opposant : Muharrem Ince, qui a obtenu 30% des voix, face à Erdogan, élu comme président de la République avec 52%, et ce dès le premier tour.

Un mois après le coup d’État raté, malgré la pression des cadres du parti, il a participé au rassemblement du 7 Août de 2016 à Yenikapi, qui signifiait la victoire de la résistance civile et de la démocratie contre la tentative de coup d’État ; il a été organisé par les leaders de l’AKP et le MHP, qui ont invité tous les leaders des partis politiques, sauf le HDP. Contrairement à ce que l’opinion publique attendait du leader du CHP, Kilicdaroglu a participé à ce rassemblement et tenu un discours. Ce faisant, il a affirmé que le coup d’État n’est pas une solution pour le progrès de la démocratie en Turquie.

En 2017, Kilicdaroglu a organisé une « marche de la justice » entre Ankara et Istanbul, revendiquant la justice pour toutes les victimes de la justice de toutes les couches sociales. Cette manifestation est considérée comme un acte de désobéissance civile, et elle a permis au leader du Parti de dessiner une nouvelle image du CHP.

Depuis l’évacuation des anciens cadres, Kilicdaroglu a réussi à créer une structure partisane efficace, qui a permis au CHP de gagner dans les grandes métropoles, comme Istanbul et Ankara, lors des élections municipales en 2019. De même, en tant que premier parti d’opposition, malgré les processus de négociation troublante, le CHP a réussi à rassembler les partis d’opposition autour d’une Alliance politique pour faire face à Erdogan.

Néanmoins, le HDP est le grand absent de cette coalition d’opposition. Sa présence au sein de la coalition est rendue difficile par la présence dans l’Alliance nationale du Bon parti, – un parti nationaliste, qui a tenté de quitter l’Alliance, et mené une négociation troublante avec les autres partis, notamment au sujet de la sélection du candidat [15] – ainsi que par la criminalisation féroce dont il a fait l’objet au cours des dernières années, avec l’arrestation de milliers de militant·es et de dirigeant·es. Le HDP a ainsi créé une troisième alliance électorale avec des petits partis politiques socialistes turcs, nommée Alliance de la liberté et du travail (Emek ve Ozgurluk Ittifaki) [16]. Malgré tout, ayant une base électorale importante, le HDP n’écarte pas la solution de soutenir le candidat de l’Alliance de la nation dans les élections présidentielles, à condition que sa présence et ses demandes politiques soient reconnues et respectées par cette Alliance.

Ces coalitions nouvelles ont montré toute leur efficacité électorale lors des élections locales de 2019. Au sein de l’Alliance républicaine, l’AKP et le MHP ont ainsi présenté un·e candidat·e commun·e dans 51 municipalités, dont 30 grandes métropoles. L’AKP n’a pas présenté de candidat·e à Adana, à Mersin et à Manisa, et a soutenu les candidats du MHP dans ces villes. À l’inverse, dans les grandes métropoles, comme Istanbul, Ankara ou Izmir, le MHP n’a pas présenté de candidat·e, et a soutenu les candidats du parti au pouvoir. Du côté de l’Alliance de la nation, le CHP et le Bon parti ont présenté un·e candidat·e commun·e dans 51 municipalités, dont 23 métropoles. Dans les villes comme Gaziantep, Kayseri, Konya, Sakarya et Trabzon, où le vote du CHP ne dépasse pas 20%, le parti a soutenu les candidat·e·s du Bon parti. Dans les grandes métropoles, le Bon parti a soutenu les candidats du CHP. De plus, cette alliance a été soutenue par le HDP dans les grandes métropoles, comme Istanbul et Ankara, où ce parti n’a pas proposé de candidat·e. Ainsi, la nouvelle composition du champ partisan turc nous montre qu’il s’agit de rassembler et de recentrer les partis, afin de produire un système bipartite sur le modèle états-unien.

La faible autonomie du champ électoral turc

Le processus électoral en Turquie est marqué par un fort interventionnisme de l’État central, gouverné par l’AKP depuis plus de vingt ans, qui influe considérablement sur les résultats obtenus. La première manifestation de cet interventionnisme est la réduction de l’offre électorale par l’exclusion de partis ou de candidat·es des processus électoraux. On peut noter que cette pratique n’a rien de nouveau en Turquie, puisque depuis les années 1970, au total, 4 partis politiques du mouvement nationaliste et islamiste Milli Gorus, et 7 partis politiques du mouvement kurde ont été dissous par la Cour Constitutionnelle. Lorsque l’armée prend le pouvoir en 1980 et crée le Conseil de Sécurité Nationale, qui dirigera le pays jusqu’en 1983, la loi martiale est instaurée sur tout le territoire, tous les partis politiques sont interdits, tout comme les associations et les rassemblements, tandis que leurs leader·euses sont incarcéré·es et se voient interdire toute activité politique pendant 10 ans.

L’AKP a renoué avec ces pratiques pour répondre à la fragilisation de son pouvoir. Ainsi, le 4 novembre 2016, suite au coup d’État manqué, 40 député·es du HDP ont perdu leur immunité parlementaire et 14 d’entre elles·eux ont été placés en détention provisoire (dont les coprésidents du parti Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag). Ils demeurent en détention aujourd’hui malgré deux condamnations de la Cour Européenne des droits de l’homme (22 décembre 2020 et 1er février 2022) et une résolution du Parlement européen (21 janvier 2021). En juin 2020, trois députés – un député du CHP et deux députés du HDP – ont été privés de leurs sièges parlementaires. En décembre 2022, c’est Ekrem Imamoglu, vainqueur aux élections municipales à d’Istanbul en 2019 et figure du CHP pressenti comme candidat aux présidentielles en 2023, qui a été condamné à deux ans de prison pour « insulte aux membres de l’institution électorale, YSK [Haut Conseil électoral] », ce qui empêche sa candidature. Suite à cette condamnation, le ministre de l’Intérieur a proposé de le remplacer par un administrateur public nommé par le gouvernement, comme l’ont déjà été plusieurs maires appartenant au Parti de la paix et de la démocratie (BDP) dans la région Kurde de Turquie, au prétexte de liens avec le terrorisme. Le 16 décembre, un meeting géant s’est tenu à Istanbul pour soutenir Imamoglu derrière le slogan « La nation défend sa volonté ! » (« Millet, iradesine sahip cıkıyor »). Par ailleurs, depuis 2021, le HDP fait face à un procès en dissolution, accusé de remettre en cause l’unité de l’État turc.

Dans un contexte de reproduction d’un « mécanisme de l’exclusion du champ politique », les pratiques de dissolution des partis politiques, de suppression de l’immunité parlementaire et du statut de député·e des élus, ainsi que les arrestations de ces dernier·es, apparaissent comme un instrument de domination dans le champ partisan turc. Cette fragilisation des élu·es (voire des partis, dans le cas du HDP) en Turquie est à mettre en regard avec l’hyper-présidentialisation du régime depuis le référendum constitutionnel de 2017. Si le précédent référendum de 2010 avait pour objectif de réduire l’influence de l’armée dans la vie politique turque, celui de 2017 permet au chef de l’État de concentrer une grande partie du pouvoir exécutif : avec la suppression du poste de premier ministre, il devient à la fois le chef de l’État et chef du gouvernement ; il obtient le pouvoir de nommer les recteur·rices d’académie, les chefs d’état-major, le gouverneur de la Banque centrale, douze des quinze membres du Conseil constitutionnel et six des treize membres du Conseil des juges et des procureurs (HSK), chargé de nommer ou de destituer les membres du personnel judiciaire ; il peut prendre des décrets présidentiels dans un grand nombre de domaines, mettre son veto aux actes du Parlement et proclamer l’état d’urgence. Au-delà de ces pouvoirs constitutionnels, la personnalisation du pouvoir en Turquie se laisse apercevoir d’autres manières.

Ainsi, durant la campagne pour les élections municipales de 2019, de nombreux maires de métropoles (Istanbul, Ankara, Bursa, Balikesir…) appartenant à l’AKP ont démissionné à la demande d’Erdogan, – qui souhaitait renouveler les cadres partisans dans les grandes métropoles –, en proclamant leur allégeance au chef de l’État. Autre exemple de son influence, alors que la réforme constitutionnelle de 2007 prévoit de limiter à deux le nombre de mandats présidentiels consécutifs, Erdogan va être autorisé à se présenter en 2023, au motif que l’élection de 2014 s’est tenue avant mise en place du système constitutionnel hyper-présidentiel.

La deuxième manifestation marquante de l’interventionnisme de l’État central turc sur le processus électoral est l’enjeu sur les dates des scrutins. En effet, depuis le coup d’État militaire de 1980, les élections anticipées sont la règle en Turquie [17]. Ainsi, depuis l’accession au pouvoir de l’AKP, une seule élection législative sur cinq (celle de 2011) s’est tenue à la date prévue : les législatives de 2007 sont organisées au mois de juillet au lieu du mois de novembre ; celles de novembre 2015 sont organisées six mois après celles de juin ; quant aux élections législatives et présidentielles de juin 2018, elles se tiennent un an et demi avant l’échéance normale.

Or, la loi électorale impose des contraintes aux partis qui peuvent s’avérer compliquées à satisfaire pour les partis de moindre importance, ou d’existence récente : pour pouvoir participer aux élections, un parti politique doit avoir établi une organisation partisane dans au moins la moitié des 41 provinces turques au moins 6 mois avant le jour des élections, et avoir tenu son congrès général ou bien disposer d’un groupe à l’Assemblée nationale constitué d’au minimum 20 député·es [18]. Les incertitudes touchant aux dates des scrutins obligent ainsi les partis de moindre importance à s’organiser à la hâte dans la crainte de potentielles élections anticipées. Les échéances électorales de 2023 sont un parfait exemple de la manière dont la date des scrutins peut constituer un enjeu politique : alors que la date initialement prévue est le 18 juin 2023, le Président de la République a signé un décret présidentiel, le 10 mars 2023, sur la décision d’organiser les élections présidentielles et législatives le 14 mai 2023. Dès lors, la convocation des élections anticipée, peut être considérée comme un instrument de domination dans le champ électoral.

Ainsi, l’instrumentalisation des enjeux électoraux par le parti au pouvoir, – à travers la modification du système électoral, la redistribution du financement public aux partis [19], la monopolisation des processus de décision sur les normes et les procédures électorales qui changent de scrutin à scrutin – constitue une contrainte majeure du champ électoral turc.

Pour finir, il faut souligner l’opacité qui marque l’annonce et le contrôle des résultats électoraux. Selon la Constitution, le Haut Conseil Électoral (Yuksek Seçim Kurulu, YSK) est la seule institution responsable des élections en Turquie. Or, malgré la centralisation et la digitalisation de la technologie électorale en matière de tenue des registres électoraux, d’organisation des élections et de traitement et d’évaluation des résultats, lors des élections municipales de 2019, le YSK n’a pas été en mesure d’annoncer les résultats officiels le soir des élections ; aux présidentielles et législatives de 2018, ces résultats ont été annoncés plus de 10 jours après la tenue des élections.

Par ailleurs, les citoyen·nes ordinaires et les organisations de la société civile ne peuvent disposer du statut d’observateur (müsahit) lors des élections à moins d’avoir la carte d’un parti politique. Lors des élections de 2018, le YSK a ainsi rejeté deux demandes en ce sens, de la part de l’Association de surveillance de l’égalité des droits (Eşit Haklar için İzleme Derneği) et de l’Association des droits de l’homme (İnsan Hakları Derneği). Cette restriction contribue à une atmosphère de méfiance face aux procédures électorales qui explique que les partis politiques récoltent et comptabilisent les résultats électoraux en louant des serveurs informatiques indépendants afin de les suivre et de les sécuriser. Tou·tes ont en mémoire le fait que lors du référendum de 2017, les bulletins de vote non tamponnés par le Haut Conseil Électoral avaient été considérés comme valides, ce qui avait provoqué un important débat sur la fraude électorale. Or, il ne faut pas expliquer cette déviance électorale par « l’illusion évolutionniste » – la démocratie se bonifierait en vieillissant – ou par « l’illusion fataliste » – il y a eu, il y aura toujours de la fraude – [20] puisque les citoyens sont largement exclus des opérations de contrôle des élections.

Voici le contexte politique et électoral dans lequel la Turquie se prépare aux prochaines élections anticipées présidentielles et législatives qui auront lieu le 14 mai 2023, qui coïncident avec le 100ème anniversaire de la République. Cette coïncidence rajoute un poids de plus aux élections, et les partis cartels n’hésitent plus à activer le mécanisme de l’exclusion du champ politique : non seulement pour les leaders politiques du parti du mouvement kurde, comme les coprésidents du HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, mais aussi pour ceux du parti, le CHP (prenons les exemples de Canan Kaftancioglu, la dirigeante du CHP à Istanbul, d’Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul depuis 2019) qui ont tous été condamnés à plusieurs années de prison, pour le motif de propagande terroriste pour les trois premiers, et d’insulte aux membres du YSK, pour ce dernier.

Le déploiement d’un large répertoire de stratégies de manipulation dans le champ électoral pour continuer à remporter les élections, et la violation profonde des institutions de la démocratie par les partis cartels, conduisent à poser une série des questions par rapport à « l’autoritarisme électoral », qui se cache derrière les façades institutionnelles de la démocratie représentative, et qui se développe sous les gouvernements de l’AKP :

D’abord sur le plan théorique : Andreas Schedler considère les « régimes électoraux autoritaires » [21] comme la dernière ligne de défense de l’autoritarisme. Dans ce type de régimes gouvernés par l’autoritarisme électoral, la compétition démocratique entre les partis politiques ne se déroule pas seulement dans le cadre des règles électorales, mais concerne aussi, et peut-être surtout, les règles électorales elles-mêmes, car celles-ci sont toujours organisées de manière à donner l’avantage à ceux qui détiennent le pouvoir. Les caractéristiques et l’affaiblissement de l’autonomie du champ électoral en Turquie permettent-ils de qualifier le « nouveau régime présidentiel » turc, de « régime autoritaire électoral » ? Au-delà d’une tentative de nomination sur le modèle du « régime présidentiel à la turque », l’analyse des mécanismes de domination en matière d’élections, nous semble avoir affirmé la reproduction des dynamiques autoritaires dans le champ électoral et partisan turc.

Ensuite sur le plan politique : les partis politiques d’opposition peuvent-ils réussir à créer une contre-mobilisation électorale efficace, autour du chef du CHP, Kemal Kilicdaroglu, qui mettra fin au règne des partis cartels en Turquie ? Il semble que le soutien électoral du mouvement kurde est indispensable pour atteindre un tel objectif. Ensuite arrivent les questions qu’on cherchera des réponses peut-être pas dans l’immédiat mais en urgence, pour repérer et réparer les failles du champ électoral turc afin d’établir un régime pluraliste en Turquie.

Lire l’article original sur le site de Mouvements

Notes

[1Keyman, E. F., & Gumuscu, S. (2014). AKP’s Hegemony and Democratic Consolidation. In Democracy, Identity, and Foreign Policy in Turkey (pp. 44-69). Palgrave Macmillan, London ; Tuğal, C. (2009). Passive revolution : Absorbing the Islamic challenge to capitalism. Stanford University Press ; White, J. (2011). Islamist mobilization in Turkey : A study in vernacular politics. University of Washington Press ; Insel, A. (2003). The AKP and normalizing democracy in Turkey. The South Atlantic Quarterly, 102(2), 293-308

[2Bashirov, G., & Lancaster, C. (2018). End of moderation : the radicalization of AKP in Turkey. Democratization, 25(7), 1210-1230 ; Insel, A. (2017). La nouvelle Turquie d’Erdogan : du rêve démocratique à la dérive autoritaire. La Découverte ; Öktem, K., & Akkoyunlu, K. (2016). Exit from democracy : Illiberal governance in Turkey and beyond. Southeast European and Black Sea Studies, 16(4), 469-480 ; Baser, B., & Öztürk, A. E. (2017). Authoritarian politics in Turkey : Elections, resistance and the AKP. Bloomsbury Publishing.

[3Le 17 et 25 décembre 2013, suite à la diffusion en ligne des enregistrements révélant les affaires de corruption des ministres et de certains membres de leurs familles, une série de poursuites judiciaires a été lancée notamment par des procureurs proches du mouvement Gülen. Cette affaire est connue comme la fin de l’alliance et le début d’une bataille entre l’AKP et le mouvement Gülen en Turquie.

[4On peut se référer au rapport du Conseil d’Europe datant septembre 2016. Selon ce rapport, le mouvement Gulen ayant des millions de disciples, a réussi à créer un état profond au sein des institutions étatiques par l’aide de gouvernement de l’AKP et persécuté ses ennemis politiques entre 2008-2013. Le rapport admet que le mouvement a des caractères opaques et secrets au sein de la bureaucratie turque, et qu’il y a assez d’évidence qui montre l’implication des disciples du leader du mouvement, Fethullah Gulen, résidant aux États-Unis depuis 1999. Aydintasbas, A. (2016). The Good, the Bad and the Gülenists : The Role of the Gülen Movement in Turkey’s Coup Attempt. European Council on Foreign Relations.

[5Dorronsoro, G., & Gourisse, B. (2014). Une clé de lecture du politique en Turquie : les rapports État-partis. Politix, (3), 195-218 ; Yankaya, D. (2014). International Business Forum : une tentative de régionalisation par la bourgeoisie islamique turque en « Afro-Eurasie » ?. Anatoli. De l’Adriatique à la Caspienne. Territoires, Politique, Sociétés, (5), 235-257.

[6En 2008, l’AKP comptait 1.796.799 adhérent·es, suivi par le CHP avec 551.539, le MHP avec 147.006, le DTP avec 17.097. En 2012, l’AKP compte 7.072.985 adhérent·es, et en 2020, 10.195.904, en 2022, plus de 11 millions. En 2022, le CHP, compte plus de 1 million d’ adhérent·es. https://www.politikyol.com/turkiyede-parti-uyeligi-nereden-nereye-i/, voir aussi les ressources officielles du Conseil d’État : https://www.yargitaycb.gov.tr/kategori/109/siyasi-parti-genel-bilgileri, consulté le 10.12.2022.

[7Après la tentative du coup d’État du 15 juillet 2016, le gouvernement déclare l’état d’urgence le 21 juillet. Cet état d’urgence est prolongé sept fois à 90 jours d’intervalle, soit au total pendant deux ans.

[8Uysal, A. « De la contestation à la légitimation », dans Erdinc, I., & Gourisse, B. (2022). La domination politique en Turquie : Une analyse relationnelle du régime politique turc. Karthala, p. 237.

[9En 2017, afin d’organiser un référendum sur le passage au système parlementaire, il fallait 330 votes parlementaires sur 550 députés. Au moment du vote, l’Assemblée nationale était composée de 317 députés de l’AKP, 133 députés du CHP, 59 députés du HDP, 39 députés du MHP et 2 députés indépendants. Mis à part les 6 députés du MHP qui ont voté contre, 33 députés du MHP ont soutenu les 18 changements constitutionnels proposés par la commission parlementaire de la Constitution.

[10Le Parti de la grande unité (BBP), créé le 29 janvier 1993 par Muhsin Yazicioglu, ancien militant du MHP, porte une idéologie nationaliste et islamiste. Le BBP n’étant pas un parti de masse, il ne participe pas aux élections législatives en tant que parti, mais présente des candidat·es indépendant·es. Lors des élections législatives de 2018, le chef du BBP, Mustafa Destici, est élu sur la liste des candidat·es de l’AKP.

[11Le Parti de la patrie (VP), créé le 15 février 2015 par Dogu Perincek, ancien militant de l’extrême gauche d’obédience maoïste. Le Parti de la patrie porte des valeurs kémalistes et eurasiatiques.

[12Si depuis le passage au système présidentiel en Turquie, le phénomène de la cartellisation dans le champ partisan turc a résulté d’un rapprochement entre l’AKP et le MHP, il faut souligner que dans la décennie 2000, l’organisation partisane de l’AKP correspond à un parti de masse qui cherchait conquérir une audience plus large. Durant cette phase, l’AKP a construit une structure partisane durable, hiérarchisée et disciplinée, et recruté de vastes contingents de militants et s’appuyé sur les ressources de ses membres. Richard S. Katz et Peter Mair, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy : the Emergence of the Cartel Party », Party Politics, 1 (1), 1995, p. 5-28. Cité dans Aucante, Y., Dézé, A. & Sauger, N. (2008). Introduction. Dans : Yohann Aucante éd., Les systèmes de partis dans les démocraties occidentales : Le modèle du parti-cartel en question (pp. 17-31). Paris : Presses de Sciences Po., pp. 17-31. https://doi.org/10.3917/scpo.aucan.2008.01.0017.

[13Gourisse, B. (2010). L’État en jeu : Captation des ressources et désobjectivation de l’État en Turquie (1975-1980) (Doctoral dissertation, Paris 1). Or, il ne s’agit pas d’une pratique nouvelle : dans les années 1990, Tanil Bora et Kemal Can ont dévoilé la façon dont le MHP rétribue ses militants par l’accès aux postes de la fonction publique, et comment il devient acteur de l’intensification de la violence à travers la mobilisation des réseaux mafieux et paramilitaires. Bora, T., & Can, K. (1991). Devlet, ocak, dergâh : 12 Eylul’den 1990’lara ulkucu hareket (Vol. 26). İletişim Yayınları. (Etat foyer tekke. Le mouvement idéaliste du 12 septembre à nos jours), pp. 50, 56.

[14Depuis le référendum de 2017 et les élections législatives et présidentielles de 2018, l’AKP a connu une division interne spectaculaire qui a donné naissance à d’autres partis politiques, créés par les anciens cadres du parti et qui se placent dans l’opposition contre Erdogan.

[15Depuis le début des négociations dans l’Alliance de la nation, le leader du Bon parti, Meral Aksener souhaitait la candidature du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu ou celui d’Ankara, Mansur Yavas. Le 6 mars 2023, lors de l’annonce du candidat de l’Alliance de la nation, Kemal Kilicdaroglu, cette décision a suscité la colère du Bon parti, qui a menacé de quitter l’Alliance. Suite à ce processus troublant, les maires d’Istanbul et d’Ankara ont soutenu le chef du CHP et négocié avec les cadres du Bon parti afin de ne pas fragiliser l’opposition avant les élections.

[16Cette alliance est constituée de l’EMEP (Le Parti du labeur), le TIP (Le Parti des travailleurs de Turquie), le TOP (Le Parti de la liberté sociale), le l’EHP (Le Parti du mouvement ouvrier) et de la Fédération des assemblées socialistes.

[17Massicard, E. (2003). Les élections du 3 novembre 2002. IFEA, pp. 19-20.

[18Ainsi, par exemple, pour que le parti de Meral Aksener, IYIP, puisse participer aux élections présidentielles et législatives du 24 juin 2018, 15 députés du CHP ont été transférés au IYIP, faisant ainsi passer le nombre de députés du parti de 5 à 20.

[19Le 5 janvier 2023, la Cour Constitutionnelle turque avait pris la décision de suspendre les financements publics du Parti Démocratique du Peuple, HDP, dans contexte de généralisation de répression contre le parti : destitution de nombreux maires du parti, l’emprisonnement des milliers de partisans et de militants, et le procès de dissolution contre le HDP. Suite à la mobilisation de l’opposition, le 9 mars 2023, grâce aux deux membres qui ont changé leur avis, la Cour Constitutionnelle a voté contre la suspension du financement public du HDP.

[20Dompnier, N. (2002). La clef des urnes : la construction socio-historique de la déviance électorale en France depuis 1848 (Doctoral dissertation, Université Pierre Mendès France (Grenoble)).

[21Schedler, A. (2013). The politics of uncertainty : Sustaining and subverting electoral authoritarianism. OUP Oxford.

Commentaires

Cet article a été publié le 16 mars 2023 sur le site de Mouvements. Nous le republions avec leur aimable autorisation, il n’est donc pas reproductible selon la licence appliquée à l’ensemble de notre site (CC BY-NC-ND 3.0).