Une éducation sous occupation

, par The Iraqi Civil Society Solidarity Initiative (ICSSI)

Cet article a initialement été publié en anglais sur ICSSI, et il a été traduit par Alix Chancerelle, traductrice bénévole pour rinoceros.

Lorsque les derniers soldats américains ont quitté l’Irak en décembre dernier, la plupart des journalistes dépêchés sur le terrain pendant la guerre en ont fait autant, laissant peu de barrières pour la couverture médiatique l’Irak de l’après-guerre. Malgré quelques exceptions notables, dont deux articles de qualité de John Tirman du Massachussets Institute of Technology (MIT) soulevant la question du nombre d’Irakiens morts à cause de l’invasion américaine, dans l’ensemble, la presse américaine a publié très peu d’articles sur les effets de l’occupation et ses conséquences pour les Irakiens.

En tant que professeur d’université, je m’intéresse tout particulièrement au sort des universités irakiennes sous l’occupation américaine. Et ce n’est pas joli.

Jusqu’aux années 1990, l’Irak avait sans doute l’un des meilleurs systèmes universitaires du Moyen-Orient. Le régime de Saddam Hussein se servait des revenus du pétrole pour prendre en charge les frais d’inscription des étudiants irakiens, formant ainsi un grand nombre de médecins, de scientifiques et d’ingénieurs qui rejoignaient la classe moyenne florissante du pays et qui soutenaient le développement. Bien que la dissidence politique était strictement interdite, les universités irakiennes étaient des institutions professionnelles et séculaires ouvertes à l’Occident, et des espaces où les hommes et les femmes, sunnites ou chiites, se mélangeaient. De plus, l’éducation des femmes était fortement encouragée, et en 1991, elles représentaient 30% de la population universitaire irakienne (ce taux est, soit dit en passant, plus important que celui de l’université de Princeton en 2009). Bénéficiant d’une réputation d’excellence, les universités irakiennes attiraient beaucoup d’étudiants des pays voisins, ces mêmes pays qui accueillent aujourd’hui les milliers de professeurs ayant fui l’Irak sous occupation américaine.

Le niveau des universités irakiennes commença à décliner dans les douze années qui suivirent la guerre du Golfe de 1991. Alors que le régime de sanctions internationales supprimait les abonnements à la presse et l’achat d’équipements, les salaires universitaires chutèrent de façon précipitée et dix mille enseignants irakien quittèrent le pays. Ceux qui restèrent virent les possibilités de développement dans leur domaine de spécialité entravées.

En 2003, après l’invasion, beaucoup de professeurs irakiens espéraient que leur système universitaire connaîtrait un regain d’énergie sous l’occupation américaine. Ils pensaient obtenir des fonds pour acquérir de nouveaux livres, remplacer les équipements et réparer les dégâts causés par les sanctions. Ils comptaient aussi sur une nouvelle tolérance envers les débats ouverts et la recherche.

Mais en réalité l’inverse se produisit.

Le chaos suivant l’invasion fut le point de départ. Alors que les troupes américaines protégeaient les Ministères du Pétrole et de l’Intérieur et ignoraient les sites culturels, des pilleurs saccageaient les universités. Par exemple, les collections des bibliothèques du College of Arts de l’Université de Bagdad et de l’Université de Basra furent entièrement détruites. Rajiv Chandrasekaran, du Washington Post, décrivit la scène à l’Université Mustansiriya en 2003 : « Le 12 avril, le campus aux murs de briques jaunes et aux jardins verdoyants a été dépouillé de tous ses livres, ordinateurs, équipements de laboratoires et bureaux. Même le câblage électrique a été arraché des murs. Le reste fut brûlé, dégageant une épaisse fumée noire qui s’élevait au-dessus de la capitale ce jour-là »

Au même moment, les États-Unis privèrent les universités irakiennes de leur autorité. Le premier décret de Paul Bremer en tant que nouveau dirigeant de l’Autorité provisoire de la coalition d’Irak conduisit au remplacement de tous les hauts fonctionnaires d’Etat qui étaient partisans du Baas. Sachant qu’il fallait adhérer au parti Baas, que l’on soit véritable sympathisant ou non, pour obtenir un poste à responsabilité dans le gouvernement de Saddam Hussein, ce décret eut pour effet immédiat d’écarter la plupart des administrateurs d’université et des professeurs irakiens du jour au lendemain. Pour reprendre les termes de la journaliste Christina Asquith, après cette purge « la moitié de l’élite intellectuelle universitaire était partie ». Le contrôle des universités irakiennes reposait désormais entre les mains de l’américain Andrew Erdmann, 36 ans, bien connecté au sein du réseau de copinage du parti républicain, et qui était conseiller principal du Ministère de l’Éducation irakien. Erdmann ne parlait pas arabe et n’avait aucune expérience en administration universitaire.

En septembre 2003, il céda sa place à John Agresto, ancien président du St. Johns College au Nouveau-Mexique et opposant conservateur à l’éducation multiculturelle lors des guerres culturelles américaines des années 1980. Agresto fut choisi pour diriger le système universitaire irakien grâce à son amitié avec Lynne Cheney et Donald Rumsfeld. Il ne parlait pas non plus arabe, et lorsque Rajiv Chandrasekaran lui demanda comment il s’était préparé pour ce nouveau poste, le nouvel éducateur en chef de l’Irak lui répondit qu’il avait décidé de ne lire aucun livre sur l’Irak, afin de « garder l’esprit ouvert ».

Agresto estima que la reconstruction des vingt-deux principales universités et des quarante-trois établissements d’enseignement supérieur technique d’Irak coûterait 1,2 milliard de dollars. Sachant que le Congrès américain avait attribué 90 milliards de dollars pour la reconstruction et la lutte anti-insurrectionnelle en Irak pour l’année 2004, cela ne représentait pas une grande somme. D’autant plus que les Nations Unies et la Banque mondiale l’avait estimée à au moins deux milliards de dollars. (Pour donner un ordre d’idée, la somme d’1,2 milliard de dollars représente le budget annuel de l’Université d’Etat de Caroline du Nord.) Mais le Congrès attribua seulement 8 millions de dollars, soit moins de 1% de la somme demandée par Agresto. En d’autres termes, le Congrès fit comprendre aux universités irakiennes qu’elles devaient se débrouiller seules.

L’agence américaine pour le développement international (USAID) avait bien mis de côté 25 millions de dollars pour aider les universités irakiennes, mais l’argent fut attribué aux universités américaines pour développer leurs programmes d’études. Par exemple, l’USAID donna à l’Université d’Etat de New York à Stony Brook 4 millions de dollars (la moitié de la somme versée par le Congrès pour rénover le système universitaire irakien tout entier) pour développer un nouveau programme d’archéologie au nom de quatre universités irakiennes.

En 2004, pillées, appauvries et dépouillées de leur leadership intellectuel et administratif, les universités irakiennes incarnaient néanmoins l’un des derniers espaces (dans un pays s’engouffrant de plus en plus dans le sectarisme), où les individus de religions différentes pouvaient se retrouver. Cependant, l’engagement de principe de beaucoup de membres des communautés universitaires envers le cosmopolitisme et la tolérance religieuse fit des universités elles-mêmes une cible pour les extrémistes sectaires et les fondamentalistes. Des milices armées menaçaient les femmes qui ne portaient pas le voile et intimidaient les professeurs exprimant des opinions contraires aux leurs. Selon le Washington Times, 280 professeurs irakiens furent tués et 3250 fuirent le pays à la fin de l’année 2006. Parmi les morts, on compte Muhammad al-Rawu, président de l’Université de Bagdad ; Isam al-Rawi, professeur de géologie qui compilait des statistiques sur les universitaires irakiens assassinés quand il fut lui-même tué, et Amal Maamlaji, professeur chiite en technologies de l’information et avocate des droits des femmes dans une université à dominante sunnite, tuée de 163 balles.

Les universitaires qui eurent assez de chance pour fuir à l’étranger firent partie du grand exode de la classe moyenne irakienne pendant l’occupation américaine. Selon les estimations, 10% de la population irakienne et 30% de ses professeurs, médecins, et ingénieurs émigrèrent dans les pays voisins entre 2003 et 2007, faisant de cet exode le plus grand déplacement de réfugiés arabes depuis que les Palestiniens quittèrent les terres sacrées quelques décennies plus tôt.

En vingt ans à peine, le système universitaire irakien est passé de l’un des meilleurs systèmes du Moyen-Orient à l’un des pires. Cet acte extraordinaire de destruction institutionnelle a été largement accompli par les dirigeants américains qui nous avaient dit que l’invasion américaine de l’Irak apporterait la modernité, le développement et l’évolution du droit des femmes. Au lieu de cela, comme l’a observé le scientifique politique Mark Duffield, l’invasion américaine a en partie dé-modernisé ce pays. Pour reprendre les mots de John Tirman, l’échec de l’Amérique à reconnaître la souffrance que l’occupation a infligée à l’Irak « est un échec moral ainsi qu’une bourde stratégique ». L’Irak est un sujet exclu du débat national, ce qui bloque le développement culturel qui émerge de la douloureuse reconnaissance de l’erreur commise ; et cela empêche l’évaluation rationnelle d’une intervention étrangère. Est-il trop tard pour regarder en arrière ?