L’opinion qu’en France les gens auraient « trop de droits et pas assez de devoirs » a presque le caractère d’un cliché. Mais si personne ne s’étonnerait trop de l’entendre dans la bouche d’un politicien conservateur ou de personnes critiques envers la générosité supposée du système social français, il s’avère – comme l’ont montré les discussions organisées dans le cadre du projet DiverCité – que c’est aussi une idée partagée par un bon nombre de migrants. C’est-à-dire par ceux-mêmes que lesdits critiques montrent du doigt lorsqu’ils déplorent ce déséquilibre entre droits et devoirs.
Que comprendre derrière cette profession de foi qui semble aller à l’encontre des intérêts immédiats de ces migrants ?
L’une des clés du problème est la question de l’autorité et de l’éducation des enfants (voir L’espace public et le sentiment de responsabilité collective et L’autorité des parents, l’autorité de l’école) : les parents nouvellement arrivés en France ont souvent le sentiment que le « système » protège trop leurs enfants, qu’il leur inculque l’idée qu’ils auraient des droits à faire valoir contre leurs parents. C’est une expérience fréquente pour des parents (français ou migrants) que d’entendre leur enfant leur dire qu’ils ont « droit » à telle ou telle faveur. Pour anecdotiques ou insignifiantes que soient de telles attitudes enfantines, elles seraient tout de même aussi un symptôme des excès d’une société française qui insisterait trop sur les droits de chacun et insuffisamment sur les devoirs qui en sont les contreparties naturelles. Chacun y serait au fond encouragé à se positionner en « consommateur » de droits ou de prestations sociales, au détriment de l’esprit de responsabilité, d’obligation et de solidarité collective.
De nombreux migrants et migrantes ont ainsi témoigné que par rapport à la situation qu’ils connaissaient dans leur pays d’origine (où l’on « n’a rien sans rien », où « rien ne tombe du ciel »), le système social français leur paraissait remarquablement « gratuit » : par le fait d’être là, il semblait que l’on puisse bénéficier quasi automatiquement de toutes sortes d’aides et de services. Cette image d’eldorado social a la vie dure malgré les attaques auquel la protection sociale et les services publics sont soumis depuis des années. L’impression des migrants tient pour une part à un malentendu ou à une incompréhension. Rigoureusement parlant, aucun des « droits » que réalise le système social français n’est sans contrepartie, puisque même la prestation ou le service gratuit est en fait financé par l’argent des impôts et des taxes. Le caractère impersonnel et indirect de cette contrepartie est peut-être source de confusion, dans la mesure où il ne dissipe pas l’impression que les droits tombent de nulle part.
Il faut cependant ajouter que la manière de fonctionner du système français est loin de n’avoir que des inconvénients. D’une part, du fait même de son caractère indirect et impersonnel, il nous « libère » en tant qu’individus des contraintes de la solidarité personnelle ou communautaire. D’autre part, les différentes prestations sociales concrètes sont bien assises en dernière instance sur une considération des droits imprescriptibles de l’homme et du citoyen ; sans cela, on peut douter qu’elles seraient même parvenues l’existence, à être acceptées et à acquérir force de loi.
Mais, en retour, cette référence constante au caractère inconditionnel de certains « droits » entretient sans doute la grande confusion que l’on peut constater chez de nombreux habitants, migrants ou non, sur ce que recouvre la notion même de « droit » ; on oscille sans cesse entre les « droits de l’homme », les droits sociaux propres au système français, les règles d’attribution des prestations, le « droit » d’avoir ce qu’on pense que les autres ont (vacances, loisirs, argent) et le droit de faire ce que l’on veut. Parallèlement, leur connaissance de l’origine de ces droits, du fonctionnement des différents systèmes, et en dernière instance de la participation citoyenne sur laquelle tout repose, est faible. Il y a confusion permanente entre le niveau le plus général et le niveau le plus matériel des « droits », entre les droits de l’homme et le montant de mon aide au logement.
Certes, il y a toujours nécessairement un écart entre d’une part l’affirmation d’un droit au niveau le plus général (par exemple le droit au logement) et d’autre part les différents dispositifs mis en place par l’État pour traduire concrètement ce droit (en l’occurrence, non pas la réquisition des logements vides comme le souhaiteraient de nombreux militants, mais le logement social, les aides au logement, les logements d’urgence…). Par ailleurs, différents droits peuvent entrer en contradiction dans tel ou tel cas précis (pour poursuivre le même exemple, le droit à la propriété privée versus le droit au logement). Cet écart inévitable est peut-être mal expliqué ou mal négocié dans la relation entre les professionnels et les gens. C’est ce qui crée les situations assez fréquentes où un usager se plaint de l’insuffisance de ce qu’il obtient dans l’absolu (un logement d’urgence, mais infesté par les rats), alors que le professionnel estime qu’il devrait déjà être content de ce qu’il a. La situation est peut-être d’autant plus porteuse de conflictualité potentielle pour des migrants qui arrivent en France plein d’attente quant aux « promesses » égalitaires et universelles du système français, et qui en ressentent d’autant plus de frustration. Au cours des débats organisés par DiverCité, nous avons notamment rencontré le cas vis-à-vis de l’Éducation nationale : d’un côté, elle est porteuse d’un message d’égalité des chances et d’ouverture à toutes les compétences, de l’autre elle ne cesse, dans son fonctionnement réel, de dénier ces chance en « orientant » (sans doute de manière le plus souvent réaliste et raisonnable) les élèves qui auraient souhaité être avocats vers des carrières supposées plus adaptées. Vocation éducative « humaniste » versus nécessité d’aider les élèves à trouver un emploi, éducation identique pour tous versus besoin de mettre en œuvre des dispositifs adaptés aux différents jeunes… — d’autres institutions que l’Éducation nationale doivent en permanence gérer des contradictions de ce type.
Encore le droit à l’éducation ou au logement sont assez clairs en eux-mêmes, et peu contestés dans leur principe. Les choses se compliquent pour des droits qui peuvent sembler plus périphériques ou moins importants, comme le « droit aux vacances ». C’est un exemple qui a fait l’objet d’une vive discussion entre une habitante et une assistante sociale lors d’une des rencontres organisées par DiverCité. L’habitante déplorait le fait qu’il lui était impossible de retourner un mois dans son pays en Afrique avec son fils, parce qu’elle perdrait le bénéfice de sa chambre en hôtel meublé qui lui avait été assuré via les services sociaux. L’assistante sociale lui a répondu que l’assistance qui lui était accordée était destinée à pallier, à titre exceptionnel, ses besoins quotidiens, et non à partir en vacances, ce qui pourrait être considéré comme un luxe superflu. La femme insistait sur le fait qu’elle ne demandait pas l’agent du voyage (qu’elle pourrait peut-être obtenir, disait-elle, par un don), mais simplement la possibilité de continuer à bénéficier de sa chambre. Clairement, sa demande peut sembler avoir tous les traits de la revendication abusive, et même relever d’une certaine ingratitude vis-à-vis d’assistantes sociales qui ont réussi à lui trouver un toit et les financements qui allaient avec. Mais d’un autre côté, même si l’éventualité d’un don qui lui permettrait d’aller en Afrique paraît alambiquée, il faut bien avouer que les situations de personnes bénéficiant de l’assistance sociale ne sont jamais très simples. D’autre part, au bout de dix ans passés en France, comment ne pas comprendre le besoin ressenti de présenter son fils à sa famille ? On est bien là face à un conflit sur l’extension des « droits » et leurs limites dans lequel il y a des raisons de part et d’autre. L’ironie de toute cette histoire est d’ailleurs qu’en réalité, l’État français, par l’intermédiaire de la Caisse des allocations familiales (CAF), reconnaît bien une certaine forme de « droit aux vacances », puisque la CAF propose aux familles en dessous d’un certain quotient familial une aide spécifique pour les aider à envoyer leurs enfants ailleurs une partie de l’été…
Ce texte fait partie du dossier « Migrations, interculturalité et citoyenneté », issu d’un ensemble de débats et de rencontres organisées dans le quartier de Belleville à Paris entre 2004 et 2009, avec des habitants (issus des migrations ou non) et des représentants de diverses institutions présentes sur le quartier. Les textes proposés dans le dossier reprennent les principaux points saillants de ces discussions, dans le but d’en partager les leçons.